Internet et la régulation des reseaux

, par antoine

On va présenter le savoir de base des régulateurs des industries en réseau – et donc du réseau internet - étant bien entendu que le ’moindre’ régulateur en sait beaucoup plus que ce qui suit.

Le but de la régulation des industries en réseau est d’élever le plus possible le bien être économique des agents.
Certaines décisions qui peuvent être surprenantes sont, comme les autres, fondées sur des résultats théoriques bien précis.

préalable 1 : le « comportement concurrentiel »

Le but de la régulation des industries en réseau, comme de la politique de la concurrence en général, est de contraindre les producteurs à adopter un « comportement concurrentiel ».

Le « comportement concurrentiel » est la traduction juridique du « comportement de price-taker » de la théorie économique.

Un agent a un comportement de « price taker » si il croit qu’aucune de ses actions n’a d’effet sur les prix du marché sur lequel il entre. Par exemple, il pense qu’il ne peut pas faire varier les prix en faisant varier les quantités qu’il produit.

Le comportement de price taker est souvent et faussement assimilé à l’idée d’ « atomicité », c’est à dire au grand nombre d’agents. En fait, dans la théorie canonique du fonctionnement des marchés (le modèle Arrow-Debreu), ce comportement est une hypothèse qui s’applique quelque soit le nombre des agents.

Les justifications de cette hypothèses sont multiples, mais la plus répandue repose sur l’idée de Joseph Bertrand , un économiste du 19eme siècle.
Pour prendre un exemple, si il y a deux fabriquants de trombones, et si le coût de production du trombone est de 1Franc, si l’entreprise 1 vend chaque trombone, mettons au prix de 1 franc 50, l’entreprise 2 peut s’emparer de la totalité du marché en vendant chaque trombone au prix
de 1 franc 49.
Le ’jeu’ continue jusqu’au moment où les deux entreprises vendent les trombones au prix de revient et où leur profit est nul.

Donc le comportement des agents sur un marché est jugé indépendant de leur nombre et l’augmentation du nombre de producteurs sur un marché n’est pas, en général, un but intermédiaire pour les régulateurs.

(il existe cependant d’autres approches dérivées des idées de Cournot et d’Edgeworth dans lesquelles les prix se rapprochent des coûts quand le nombre d’agents augmente)

préalable 2 : la notion de profit

La notion de « profit » recouvre en fait deux revenus distincts :
a) le revenu des propriétaires du capital.
b) le revenu de ’l’entreprise’, soit la différence entre les recettes de l’entreprise et ses coûts.
(les dividendes perçus par les actionnaires d’une société anonyme sont l’addition de a) et de b )
Dans cette présentation, le ’profit’ est le profit dans le sens b)

1 : Les réseaux : des monopoles publics à la concurrence régulée.

Si les réseaux sont régulés depuis les années 1980, c’est pour la même raison qu’ils étaient nationalisés avant les années 1980 : parce que, dans ces production, le laissez faire conduirait à un monopole privé, qui vendrait ’trop’ cher des quantités ’trop’ faibles, en raison du coût fixe que représente le réseau.
Liste non limitative :

le réseau routier
le réseau ferré
le réseau aérien
le réseau postal
le réseau électrique
le réseau téléphonique
le ’réseau’ bancaire (avec des caractéristiques spécifiques).

Entre 1945 et 1980 environ, ces réseaux étaient des réseaux d’Etat (y compris le ’réseau internet’ qui était un simple usage du réseau téléphonique) en vertu du raisonnement suivant :
Puisque le laissez faire conduirait à un monopole privé, l’Etat doit intervenir en devenant ou en restant propriétaire des réseaux et en faisant payer le transport à un tarif réglementé intermédiaire entre le coût moyen et le coût de la dernière unité produite (le coût marginal).

Le plus célèbre (en théorie) de ces prix réglementé est le ’tarif Ramsey Boiteux’ . Le principe est de faire payer un prix supérieur au coût moyen à ceux qui on beaucoup besoin du service et un prix inférieur au coût moyen à ceux qui en ont moins besoin.

Dans la pratique, des tarifs uniformes étaient appliqués, mais inférieurs au coût pour certains consommateurs (par exemple dans les campagnes) et supérieurs au coût pour d’autres (par exemple dans les villes) selon un principe analogue de péréquation.

Mais dans les années 1970, deux théories vont remettre en cause la production par les Etats des ’biens en réseaux’.


La théorie des marchés contestables.

Cette théorie démontre que si le marché du capital ressemble au marché théorique, un monopole privé est ’contraint et forcé’ d’être price-taker. Cette théorie peut être considérée comme une généralisation du raisonnement de Bertrand.

On peut prendre l’exemple du réseau postal.
Imaginons qu’un monopole privé distribue 1 million de lettres par jour.
Ses coûts sont :
-1 coût fixe indépendant de la quantité de lettres transportées, par exemple 10 centres de tri (un par région) coûtant chacun 100.000 euro, donc 1 million d’euro au total.
-1 coût variable = le coût du transport des lettres sur un autres réseau (les réseaux routier et ferroviaire) qui est de, mettons 1 euro par lettre transportée.
-Le coût total de l’entreprise pour 1 million de lettres envoyées est donc de 2 millions d’euro.
Imaginons que, compte tenu de la ’demande’ d’envois du courrier de la part des ’consommateurs’ de lettres, le monopole réalise un profit maximum quand elle vend chaque timbre 3 euro.
Son profit est donc de 1 million d’euro (trois millions moins deux millions).
La théorie des marchés contestables nous explique que la simple possibilité de l’entrée d’un concurrent sur le ’marché’ du service postal va contraindre le monopole a dompter sa rapacité naturelle et à facturer le service qu’il rend à son prix de revient.
Le raisonnement est analogue à celui de Bertrand : observant ces magnifiques profits, n’importe quel investisseur peut :
-emprunter 2 millions d’euro sur le marché du capital (on suppose que le taux d’intérêt est nul).
-construire un second réseau parallèle à celui du monopoleur.
-vendre le timbre à 2,90 euro.
-capter 100% des parts de marché
-rembourser son prêt.
-repartir avec un profit de 900.000 euro.
(entretemps, l’ancien monopole qui a vu sa production passer de 1 millions d’unité à zéro aura fait faillite).
Une telle opération est possible et rentable, tant que l’opérateur en monopole vend son service plus qu’il ne coûte, c’est à dire réalise un profit.
Donc, à moins d’être débile, le monopoleur en place va s’auto discipliner et vendre son produit au coût de revient, se contraignant lui même à un profit nul (= à epsilon ’pour assurer sa participation’). C’est la seule manière pour lui de survivre.
Repris dans la langage de la théorie des jeux, l’action ’vendre au coût moyen’ est l’action choisie par l’entreprise en place à toutes les périodes (bien que ’toujours vendre au coût moyen’ reste une stratégie dominée).

2 : La « Théorie de la bureaucratie »

Cette ’théorie’ est très différente de la précédente à tous les points de vue. En fait, il s’agit plutôt dune hypothèse, selon laquelle les monopoles publics (les ’bureaucraties’) ne sont pas plus soucieux du bien être les monopoles privés. Les bureaucrates chercheraient, en fait, à maximiser la taille de leur administration.
La conclusion découle directement de l’hypothèse, : les monopoles publics produisent ’trop’, à des prix ’trop’ bas, qui impliquent des subventions et donc des impôts ’trop’ élevés.
Le monopole public n’est donc pas plus efficace que le monopole privé.

A cause de ces deux théories, et de divers autres facteurs, il s’est dégagé un consensus parmi les économistes qui conseillaient les gouvernements à la fin des années 1970, pour remplacer les monopoles publics par des réseaux régulés.

2 : Les règles de base de la régulation des réseaux


A) La séparation juridique de l’infrastructure et du service

Dans un réseau, il y a, pour résumer très grossièrement, des coûts fixes et des coûts variables.
On va donc séparer ce qui serait, sous le régime du laissez faire, un monopole privé en deux entités juridiques (au moins).
une entité qui sera propriétaire ou concessionnaire du réseau et qui supportera le coût fixe. Elle louera le réseau à des opérateurs juridiquement indépendants . Ces concessionnaires sont les sociétés d’autoroutes pour le réseau routier, ’Réseau Ferré de France’ pour le réseau ferré, le Réseau de transport de l’Electricité pour le réseau électrique, etc.
une ou des entreprises qui loueront le réseau pour transporter les biens que demandent les consommateurs, et qui supporteront les coûts variables
(le réseau routier fait ici exception car ce sont les consommateurs qui se transportent eux mêmes dans leurs automobiles. Ce sont donc eux qui paient directement le péage dans ce cas).

B) La privatisation des entreprises de service.

La propriété du réseau peut rester éventuellement à l’Etat.
En revanche, les ’opérateurs’ qui louent le réseau et en vendent les services aux consommateurs sont privatisés. En effet, convenablement séparé du réseau, le marché des services transportés par le réseau ressemble à n’importe quel marché ( le marché des pommes, le marché des trombones... )
La politique ordinaire de la concurrence (la lutte contre les cartels et contre le dumping) peut lui être appliquée. Les péages payés par les entreprises de services sont en effet proportionnels à leur trafic (c’est en tout cas ce qu’essaient de créer les régulateurs) et sont donc, de nouveau, de simples coûts variables.
( autre manière de le dire : les indivisibilités sont externalisées et les rendements d’échelle sont constants dans la production des services).

3 : Les différents types de réseaux

a) réseaux de pairs et réseaux hiérarchiques.

Cette distinction est due à Oliver Williamson. (1975) Elle concerne la transmission de l’information et pas l’architecture physique du réseau.
Williamson a une conception très étendue d’un réseau puisque pour lui, est ’réseau’, tout ensemble de relations véhiculant d’autres informations que les prix (les prix sont supposés connus de tous les agents).

Dans le réseau de pairs (’peer group’), chaque agent transmet des informations à tous les autres agents.

Dans le réseau hiérarchique simple (’simple hierarchy’), chaque agent transmet des informations au centre qui les retransmet (éventuellement) aux autres agents.

Pour Williamson, le réseau de pairs est souvent préféré par les individus, mais le réseau hiérarchique est plus ’économique’, ’efficace’...
En effet, si on considère que la transmission de l’information est coûteuse, les coûts sont réduits dans le réseau hiérarchique, car le nombre de signaux envoyés/reçus est moins grand.
Williamson en conclut que c’est la raison pour laquelle les réseaux hiérarchiques dominent dans l’économie moderne.
Néanmoins il n’en conclut pas que les régulateurs doivent encourager la hiérarchie au dépens des groupes de pairs.

b) Absence ou présence d’un monopole naturel

Cette distinction concerne cette fois ci les réseaux physiques.

Dans certains cas, la localisation des infrastructure n’est pas déterminante et plusieurs réseaux physiques peuvent coexister dans l’espace. Par exemple, des réseaux postaux, des réseaux bancaires.
Si une entreprise postale construit un centre de tri d’un côté de l’autoroute, un concurrent, au moins, peut construire un autre centre de tri de l’autre côté de l’autoroute.
Dans ce cas, le réseau en place ne forme pas un monopole naturel, et la théorie des marchés contestables s’applique. Le fait qu’il y ait un ou plusieurs réseaux concurrents
est alors d’une importance secondaire puisque la concurrence réelle ou potentielle contraint les entreprises à comprimer leurs profits. _ Dans ce cas, la règle de séparation de l’infrastructure et du réseau peut être assouplie si d’autres considérations l’emportent.

Dans d’autre cas, la localisation de l’infrastructure est déterminante. Les exemples classiques sont les canaux, le rail et les égouts. Le premier entrant a pris la ’meilleure’ place. Tout concurrent supporterait un coût beaucoup plus élevé (le tracé de ses canaux serait plus long, etc).
Dans ce cas, l’infrastructure (le réseau physique) forme un monopole naturel et doit rester contrôlée par l’Etat ou par une entreprise concessionnaire au cahier des charges précis.
(l’exception bien connue est la société du tunnel sous la Manche, témoignage historique du ’laissez-faire’ cher à Margaret Thatcher).

4 : Les prix payés par les consommateurs : le tarif en deux parties ou binôme

On l’a vu, les opérateurs qui louent réseau pour en revendre les services aux consommateurs ne supportent que des coûts variables.
Cependant on constate que la tarification proposée aux consommateurs est en générale différente et comprend un « abonnement » d’un prix élevé qui n’est la répercussion d’aucun coût fixe pour eux.

Ce mode de tarification est appelé « tarif en deux parties », soit donc :
-un abonnement,
-un paiement des ’consommations’ qui représente une part mineure, voir symbolique du prix payé par les consommateurs.
Le tarif en deux parties est interprété comme la conséquence de la recherche de profit par les opérateurs.
En effet, la ’consentement à payer’ du consommateur est élevé pour la première unité consommée. Les consommateurs sont prêts à payer cher pour disposer, par exemple d’un radiateur en hiver, pour pouvoir appeler ou être appelé en cas d’urgence...
Le but du tarif en deux parties est de tirer le maximum de profit du consentement à payer les premières unités.

Par exemple, tous les consommateurs sont identiques, et ils passent chacun trois appels. téléphoniques par semaine.

Ils seraient prêts à payer 10 euro pour le premier, 6 euro pour le second et 2 euro pour le troisième (soit, au total, 18 euro).
On suppose, pour simplifier que le péage payé par l’opérateur au gestionnaire du réseau téléphonique est nul, ou inférieur à 2 euro.

L’opérateur fera alors payer 2 euro pour l’appel téléphonique, avec un abonnement de 16 euro.

Cette distorsion entre le prix et le coût est tolérée par les régulateurs, mais elle reste mal vue, car, en principe, seul un monopole peut agir de la sorte (d’où l’abondante littérature économico/administrative sur cette question).

5 : La police sur les réseaux.

Sur tous les réseaux peuvent circuler des marchandises illégales.
Les marchandises que le régulateur souhaite rendre illégales et faire disparaître d’un réseau sont :
a) les marchandises volées (désincitation à produire).
b) les marchandises contrefaites (désincitation à innover).
Bien entendu de nombreuses autre marchandises peuvent êtres mises hors la loi par le pouvoir politique, pour des raisons religieuses, morales... (par exemple la prohibition de l’alcool aux USA).

L’exemple de la recherche de marchandises illégales sur le réseau routier.

Traditionnellement, la recherche des marchandises illégales sur le réseau routier était un sous produit de la perception des taxes sur les produits importés et était confié aux douanes.
Sur des points précis du réseau (les frontières), chaque paquet était ouvert et fouillé, le transporteurs payant les droits correspondants à la nature des marchandises.
Mais à cette occasion, agissant alors au nom de la loi, les douaniers – et ont toujours - pour mission d’intercepter les marchandises volées et contrefaites.
Depuis le début des années 2000, cette dernière mission, finalement policière, a été étendue aux services de police et de gendarmerie.
En 2001 à Interpol
En 2002 à Europol (source, comité Colbert)
En 2004, en France, le ministre de l’intérieur d’alors a demandé aux gendarmeries des régions frontalières d’effectuer des recherches de produits contrefaits, sans signalement préalables des douanes. (source, ministere de l’industrie).
Aujourd’hui, les Douanes, la gendarmerie, la police nationale et la DGCCRF peuvent rechercher des marchandises contrefaites. (source : ordre des pharmaciens).
On rappelle que la Loi sur la Securité Intérieure du 18 mars 2003 autorise la fouille des véhicules par les forces de l’ordre sans permis de perquisition.


Conclusion : internet, un réseau comme un autre ?

Le ’réseau internet’ n’existe pas en tant que réseau physique. Le transport des ’paquets’ internet,est :
un service du réseau téléphonique (avec le téléphone)
un service des réseaux hertziens (avec le téléphone et la télévision)
un service des réseaux de fibres optique (avec la télévision)
Le réseau téléphonique est unique pour des raisons historiques.
Un réseau hertzien ne constitue pas un monopole naturel, et il existe autant de réseaux concurrents que de licences attribuées.
Le statut de monopole naturel ou non du réseau de fibres optiques nous paraît douteux.
Il est nous semble probable qu’un régulateur tout puissant opterait pour un réseau unique dont le trafic serait ouvert à la concurrence à l’image de la (future) concurrence des entreprises ferroviaires sur le réseau ferré.