Zelig RTM - L’internet critique, entre (dés)illusions et spéculations

Table ronde du Samedi 17 mars 2018, 17h-19h

Conception : Peggy Pierrot (chercheuse indépendante), Philippe Rivière (journaliste), animation : Peggy Pierrot, intervenant.es : Jacques Servin (The Yes Men), Valentin Lacambre (pionnier de l’Internet, co-fondateur de gandi.net, altern.org), Alex Haché aka Spider Alex (Gender and Technology Institute), Patrice Riemens (géographe)

En ouverture, Louise Drulhe présente son « Atlas critique d’Internet », également consultable dans l’exposition. L’essentiel des interventions porte ensuite sur les alternatives et les détournements des usages mainstream ou sur les résistances à mettre en place : le Yes Lab liste les tentatives inefficaces de lutte contre le terrorisme et fait le lien entre mémoires de la colonisation, des ex-colonisés et des ex-colonisateurs, attentats terroristes et crise des réfugié.es ; la dystopie de la colonisation des terres et de la robotisation de la nourriture par les GAFA ; à l’inverse la diffusion des utopies, dont celles portées par les féministes, cyberféministes, qui font résistance aux violences multiples ; l’imagination d’une nouvelle façon d’habiter le cyberespace.

Peggy Pierrot ouvre la table ronde : que convient-il de faire, que fait-on aujourd’hui ? Les héros du web sont-ils fatigués ? Ou sont-ils toujours vaillants ? Elle passe la parole à Jacques Servin.

Dans son intervention « Provocation/persuasion », Jacques Servin rappelle les objectifs de Sailing for geeks 2, initié par Nathalie Magnan dans le cadre de Fadaiat : éprouver et rendre visibles et concrètes les frontières physiques, connues de manière théorique par les informations, les statistiques…

Il évoque ensuite Sailing for geeks 3, projet conçu avec Nathalie Magnan mais non réalisé, qui devait rendre visible l’absurdité de la réponse des compagnies pétrolières en termes de greenwashing, qui se limite en fait à des campagnes de communication. Ex. : BP lançant Beyond Petroleum.

Puis il présente le Yes Lab créé par The Yes Men. Le projet est né à la suite de l’attentat contre Charlie Hebdo. Jacques Servin se réfère à l’intervention de Zimaco la veille pour souligner les liens entre les mémoires de la colonisation, celle des ex-colonisés et celle des ex-colonisateurs, les attentats terroristes et la crise des réfugiés. LeYes Lab se présente comme le site d’une compagnie de sécurité, il dresse le catalogue de toutes les tentatives, inefficaces, de lutte contre le terrorisme pour proposer enfin la seule solution qui reste, la plus absurde : s’enfermer dans une bulle. Cependant la référence à l’histoire coloniale s’est finalement limitée à la moustache du présentateur.

Jacques Servin s’excuse de n’avoir pas traité la question de l’usage d’Internet par les Yes Men. Il a préféré faire écho à l’après-midi précédente et appeler une nouvelle l’attention sur SOS MEDITERRANEE.

L’intrusion des GAFA dans le réel

Peggy Pierrot précise que la journée Zelig s’ouvre à toutes formes d’activisme, pas seulement sur le net. La présentation de J. Servin n’est pas du tout hors sujet ! Elle passe la parole à Valentin Lacambre.

Dans son intervention « Les GAFA aux champs ; une dystopie agricole », Valentin Lacambre se base sur un certain nombre de constats pour proposer des scénarios possibles pour l’avenir.

Les GAFA valent à peu près cent milliards chacun et leur croissance est exponentielle. Mais si on ferme l’ordinateur, ils ne sont plus là, ils ne sont plus rien. Ce risque de disparaître (si on ferme l’ordi ou si une nouvelle technologie apparaît qui les rend inutiles) est inacceptable. Pour y échapper les GAFA vont investir le monde réel, les algorithmes vont arriver sur terre. Ils y entrent déjà par la domotique : le Google home commence à se constituer avec les appareils offerts lors de l’achat des cadeaux de Noël, suivi par le Google car, qui repense les moyens de nous déplacer, puis la distribution de courrier avec Amazon Prime Airet Google Project Wing.

Le quatrième domaine d’investissement du réel par les GAFA pourrait être celui de la nourriture. C’est là ma dystopie. Le modèle actuel d’agriculture robotisée, qui organise la famine dans les pays du sud et fabrique la malbouffe dans les pays du nord, est à bout de souffle, une nouvelle révolution agricole se prépare. L’option bio et local (plus d’agriculteurs, de plus petites surfaces cultivées, des circuits courts de distribution) a-t-elle ses chances ? De leur côté, les GAFA prennent leurs marques : Amazon a racheté All Foods (plus gros distributeur d’alimentation bio aux États-Unis). Ce n’est pas un hasard mais un véritable objectif stratégique, dont ils se donnent les moyens avec l’amélioration de la robotique et l’arrivée de nouveaux algorithmes de l’intelligence artificielle, pas plus intelligents mais qui peuvent s’adapter à des circonstances imprévues : les drones peuvent distribuer plus finement les pesticides, récolter et livrer les produits ; les big data pour la météo permettent de mieux cibler le moment des récoltes et de vendre mieux. Les intelligences artificielles des multinationales de l’Internet sont parfaitement adaptées pour piloter cet ensemble, les agriculteurs seront alors remplacés par les big data et les robots presque intelligents. L’accaparement des terres a commencé : l’Éthiopie a vendu ces quatre dernières années 1 % de sa surface agricole soit un million d’hectares. La Chine notamment en est l’acquéreur.

Cette nouvelle révolution agricole ira-t-elle vers le bio et le renouvellement des agriculteurs ? Ou vers la prise en main par les multinationales de l’Internet ? La réforme agraire, volontaire ou involontaire, institutionnelle ou commerciale, est une toujours question de géo-politique : que deviennent les états quand leurs terres ne leur appartiennent plus ?

L’utopie et le féminisme dans l’Internet dystopique

Peggy Pierrot rappelle que les (h)activismes, avec et sans h, étaient au cœur des précédentes Zelig et que tout est lié. Elle passe la parole à Spider Alex qui va, dans son intervention « De Gendersec à l’infrastructure féministe », parler d’alternatives, d’autres possibles et de résistances.

Spider Alex se dit très touchée des réseaux de complicités qui sont à l’œuvre dans l’organisation de TRANS//BORDER. À l’inverse de Valentin Lacambre, elle se propose de parler d’utopie parce que c’est difficile de proposer des utopies et qu’il faut en parler souvent pour la rendre possible.

Comment se glisse une part d’utopie dans l’Internet dystopique avec lequel il faut bien cohabiter ? Elle va évoquer plusieurs projets, initiatives, actions féministes, transféministes, cyberféministes qui résistent, qui luttent et attaquent l’alliance criminelle entre capitalisme et patriarcat.

L’institut « Genre et technologie » pour lequel elle travaille dans le cadre de Tactical Tech, qui a commencé il y a quatre ans et réunit plus de quatre-cents femmes et autres identités de genre d’Afrique, d’Asie, d’Amérique latine et centrale qui développent des activismes très variés comportant de gros risques d’attaques. Il s’agit de développer des réseaux de support et d’accompagnement pour assurer la sécurité intégrale : la protection des corps physiques, du bien-être psycho-social, mais aussi des données, avec le souci de s’adapter aux besoins spécifiques de protection de leur localisation, de leur réseau social, de leurs informations personnelles sensibles qu’elles collectent et distribuent, etc. Si les attaques sont les mêmes partout, les mother fuckers n’étant pas très imaginatifs, les modalités de protection doivent être très contextualisées. Les outils importent moins que les stratégies analogiques de supports et de réseaux.

Le concept Gendersec (contraction de Gender and Security, déclinable dans toutes les langues) est au départ une wiki sémantique, programmée pour documenter nos pratiques d’accompagnement et de partage de connaissances (comment identifier une IP, comment contre-troller, etc.). C’est devenu un mot-clé qu’on utilise entre nous pour parler de deux choses : cela parle des violences structurelles et systémiques qui s’exercent de manière disproportionnée contre les femmes et les identités de genre non binaires et dissidentes, durant tout le processus technologique (l’extraction des minéraux, l’assemblage des ordinateurs), dans l’accès, l’utilisation, le développement, la gouvernance, le recyclage de ces technologies digitales et électroniques ; Gendersec est aussi un processus de sororité, de coopération, de solidarité.

Internet est un instrument privilégié pour donner voix aux femmes, rendre visibles leurs luttes, tisser des réseaux d’affinités à travers le temps et à travers l’espace.

Mais il y a aussi l’Internet centralisé, commercial, hyper-surveillé qui nous oblige à garder le passe-montagne zapatiste et le masque des Guerilla Girls. Ce développement de l’Internet n’est pas fortuit, il sort de l’agenda libéral ouvertement misogyne. Il donne de la force aux mouvements conservateurs et religieux, anti-droits qui occupent l’Internet de manière exponentielle et multiplient les attaques, les violences et pratiques machistes contre les femmes et les dissidentes.

Gendersec est un cyberactivisme, un cyberféminisme qui lutte contre ces violences mais aussi contre la censure et l’auto-censure, pour ne pas être réduites au silence en se repliant dans nos chambres connectées, pour dépasser l’envie de fuir ces espaces inconfortables, non sûrs, sans techno-diversité. Résister à l’exode en dehors d’Internet parce que c’est un territoire d’action.

Il s’agit donc de créer de nouveaux imaginaires et de nouvelles narrations, de nouer des alliances auxquelles le capitalisme hétéro-patriarcal ne s’attend pas : mettre les outils et connaissances des unes au service d’autres femmes dans une approche intersectionnelle, de proposer une vision étendue des technologies, pas seulement les technologies numériques mais aussi les technologies du corps, intimes, la permaculture, des technologies ancestrales. On voit mieux alors la contribution des femmes et des « minorités » à toutes ces dimensions. Il y a de plus en plus d’initiatives pour attaquer les discriminations à l’œuvre dans les processus technologiques, par exemple la création de pages jaunes féministes constituant un vivier de personnes ressources.

Comment construire des infrastructures féministes ? contrer les attaques qui nous font perdre nos contacts, nos données et créent une instabilité permanente ? Il commence à exister des serveurs féministes, décentralisés, non commercialisés : les uns fonctionnent de manière visible comme coopératives de travail tandis que d’autres veulent rester sous le radar. L’infrastructure c’est aussi nos corps, nos collectifs.

Depuis sept ans les choses ont changé grâce à de multiples initiatives de ce type. Une infrastructure féministe est une nouvelle relation fournisseur/client, un autre Internet, un langage non binaire, un backbone qui ne soit pas fabriqué avec des technologies numériques basées sur l’extractivisme…

Il y aurait beaucoup de choses à construire dans une infrastructure féministe, qui feraient beaucoup de bien à tout le monde. Ceci est un appel à la réflexion aux collectifs de femmes pour maîtriser nos technologies, leur conception, leur fonctionnement qui ne doivent pas être laissés aux mains des mother fuckers. Et un appel à lier des conversations avec les institutions qui financent ces projets pour ouvrir d’autres lignes d’action.

Réinvestir le cyberespace en adéquation avec la vie quotidienne

Dans son intervention « Nouvelles façons d’habiter quel cyberespace ? Ou serait-ce quel espace tout court ? », Patrice Riemens rend hommage à l’intervention de Spider Alex, très applaudie. Il évoque un précepte de la philosophie hindoue selon laquelle toute amélioration est une dégradation. Il fait référence au livre cité par Louise Drulhe, Les Fins d’Internet, de Boris Baudeet au double-sens du mot fin. À ses yeux, un nouvel Internet se construit déjà dans la situation d’effondrement du capitalocène qui a déjà commencé avec l’exemple de l’agriculture qui nous conduit à repenser notre façon de vivre.

Il évoque la proposition de nouvelles façons d’habiter le cyberespace et souhaite que soient pensées aussi de nouvelles façons d’habiter l’espace et la vie quotidienne : passer moins de temps sur les réseaux, repenser la ressource-temps, se mettre à l’agriculture, prendre les choses en mains selon la philosophie des hackers. Les technologies féministes sont les « premier de cordée » pour l’invention de ces nouvelles formes d’organisation, à quoi tout le monde doit se mettre. Passer d’une position de réaction à l’ordre établi, oppresseur, oppressant, à l’imagination de l’avenir que nous voulons fabriquer, pour 2030 par exemple. Or, Spider Alex l’a très bien dit : tous ces moyens, tous ces comportements, tous ces savoir-faire existent déjà et sont à mobiliser immédiatement. L’évolution économique, politique, sociale et culturelle telle que nous l’avons vue sous l’emprise du capitalisme néo-libéral nous a privés de notre souveraineté. C’est cette souveraineté sans domination que nous devrons reprendre sans attendre. Il cite l’ouvrage collectif Souveraineté technologique auquel Spider Alex a contribué.

Discuter Internet, ses usages, ses entreprises, ses institutions

Peggy Pierrot rappelle le titre de la table ronde et interroge la salle sur les points de vue, pistes, envies sur les sujets évoqués.

Quelqu’un salue l’ouverture de Spider Alex vers l’utopie et demande des précisions sur l’ouvrage cité. Spider Alex précise que cette initiative collective est née d’une interview avec une cyberféministe en Espagne, Maria Paria, qui faisait un parallèle entre souveraineté technologique et souveraineté alimentaire selon le concept de Via Campesina. Le livre est une cartographie des initiatives de réappropriation de la souveraineté technologique, chaque chapitre étant écrit par la personne qui développe cette initiative. Le premier volume est paru en 2014, le deuxième est accessible en ligne en 2018.

Une question est posée sur la manière de sortir de l’usage systématique des emails.

À l’initiative de Seda Gürses, une discussion s’engage entre les intervenant.es sur le rôle des institutions par rapport à l’action individuelle et collective. Peut-on faire confiance aux institutions ? Les avis convergent sur l’importance du rôle de l’État contre les dérégulations imposés par les systèmes de sponsoring. La société civile ne peut que s’allier avec l’État pour reprendre les manettes.

La question de l’usage d’Internet et des ses différents outils (emails, Facebook, Instagram, etc.) est largement débattue. Ces outils sont séduisants : comment les utiliser en s’en protégeant ?

Sonja Dicquemare, professeur à l’école d’art de Lyon, suggère qu’il s’agit en fait d’une question philosophique, qui interroge nos pratiques, nos désirs : la communication via Internet crée un fantasme du collectif qui devient chronophage : tout le monde est en copie, les pièces jointes se multiplient, on ne sait plus rester seul avec une idée, on ne sait plus à qui on s’adresse…

Peggy Pierrot rappelle les usages perdus, des mailing-lists par exemple qui permettaient de temporiser, d’échapper à l’injonction d’immédiateté. L’espace technologique est un reflet du reste. Il nous appartient d’en maîtriser nos usages. Elle cite seenthis.net.

Une autre discussion s’engage, lancée par Jacques Servin pour qui l’outil n’est pas le problème mais bien le manque d’une idée mobilisatrice qui puisse enclencher un mouvement collectif à grande échelle, d’une manière totalement novatrice : pour le chômage à 100 % par exemple. Certes de multiples idées et initiatives existent. Il cite Occupy, avec ses options d’horizontalité, de localisme. Depuis la salle Natacha Roussel revient sur Via Campesina, alliance mondiale des paysans sans terre. Mais il n’y a pas là de projet politique susceptible de prendre le pouvoir.

Jean-Marc Manach intervient de la salle pour s’insurger contre les peurs que semble susciter l’usage d’Internet. Il vante au contraire les énormes potentialités d’un système dont il suffit de faire bon usage en apprenant comment ça fonctionne tant d’un point de vue technique que légal pour en avoir une utilisation maximale et protégée. Que dirions-nous de revenir à l’ère de l’Ortf ?

Peggy Pierrot répond que cette semaine d’ateliers et de rencontres ainsi que les mois de préparation notamment dans les écoles d’art prouvent que s’il y a des moments de désillusion et d’inquiétude il y a aussi une énorme envie de faire.

Valentin Lacambre s’accorde pour dire qu’il n’y a pas de peur mais un souci de ne pas se laisser dans un régime obligatoire d’utilisation des réseaux sociaux.

Pour Isabelle Saint-Saëns (MigrEurop, Act Up) la question est celle des traces qu’on laisse. Elle précise que Seenthis est francophone, quid des Argentins, par exemple ? Elle a perçu les débats non comme l’expression de peurs mais comme des demandes de conseils et d’éclaircissements.

Spider Alex intervient pour dire que si quelqu’un a peur, on ne lui hurle pas dessus ! On l’écoute…

Quelqu’un rappelle que si on n’utilise pas les GAFA, ils meurent. Nous avons un pouvoir de boycott. Quelqu’un d’autre dit qu’il a tout appris grâce aux premières Zelig, à Gitoyen, aux Chatons sur les possibilités de se déporter hors des GAFA, il y a de nombreuses initiatives, organisations qui tentent des expériences, on peut s’échanger les adresses.

Peggy Pierrot conclut que c’est ce que nous faisons depuis le début de la semaine. Elle salue celles et ceux qui ont animé les ateliers. Elle invite à la soirée VJing et, après les remerciements, elle passe la parole à Reine Prat qui présente la journée du lendemain où il sera question d’écoféminisme et de sortir de l’anthropocène et du capitalocène pour plonger dans le chtulucène, qui nous fera le plus grand bien.

Le dernier acte de Nathalie Magnan a été d’appeler l’attention sur celles et ceux qui, chaque jour, tentent de traverser la Méditerranée au péril de leur vie. Pour répondre à ce vœu, nous vous proposons de soutenir l’association civile de sauvetage en mer, SOS MEDITERRANEE : http://bit.ly/2hpvb9Z.