Ni de gauche, ni de droite, mais bien réac : pourquoi la technocritique d’Anti-Tech Resistance n’est pas la nôtre
Nous reproduisons ici le texte issu d’un travail collectif entre des membres des collectifs l’AG Antifa Paris 20e, Extinction Rebellion, Désert’Heureuxses, le Mouton Numérique, la SAMBA (Section Antifasciste Montreuil Bagnolet et Alentours), Soin Collectif Île-de-France, Technopolice Paris Banlieue, Voix Déterres… et des allié·es d’autres horizons. Voir aussi la version pdf.
À l’heure où les idées d’extrême-droite et réactionnaires [1] sont de plus en plus répandues, il est important de savoir avec qui nous pouvons lutter, et avec qui nous ne voulons ni ne pouvons nous organiser. Cela passe par de la veille, de la sensibilisation et des actions contre les projets réactionnaires et ennemis de l’émancipation de toutes et tous, dont Anti-Tech Resistance (ATR) fait partie.
Fondé en 2022 à Rennes par des anciens membres de Deep Green Resistance [2], ATR est un groupe qui se présente comme un mouvement révolutionnaire qui a pour objectif de démanteler le système technologique au nom d’une « écologie radicale anti-industrialiste » en diffusant en France les idées de Theodore Kaczynski, un ancien universitaire étatsunien ayant perpétré des attentats meurtriers à la bombe ciblés pendant 17 ans [3].
Ces derniers temps, le collectif a bénéficié d’une certaine visibilité [4] : par l’organisation d’actions comme le contre-sommet de l’IA et l’interruption en fanfare d’un contre-sommet concurrent en février 2025 ; par sa maîtrise des outils de communication, particulièrement sur les réseaux sociaux où le collectif a su trouver une audience ; par sa présence grandissante et envahissante dans nos réunions et nos événements, où il vient recruter et défendre sa position technocritique soi-disant radicale [5].
Par son horizon politique qui se reflète dans ses modes d’action, ATR s’oppose à la pluralité des existences et la variété de collectifs et de stratégies de lutte qu’elle crée, au nom d’une « efficacité » creuse. De plus, il alimente le confusionnisme qui arme l’extrême-droite. Ainsi, ce texte a pour objectif d’expliciter ce qui pose problème dans le projet porté par le collectif [6] .
1. Un collectif qui puise ses influences dans le (tré)fonds réactionnaire
ATR entretient une proximité tant idéologique qu’organisationnelle avec des figures et collectifs dont les intérêts et positions sont radicalement incompatibles avec l’émancipation de tousxtes. Cette proximité, qui se traduit par la mise en avant sur leur site et leur blog de ces personnes, par la complaisance ou par le soutien affirmé, participe à la légitimation de figures politiques, ou de concepts utilisés par des groupes sexistes, islamophobes, antisémites, validistes et transphobes.
Ici, l’encombrante figure de Theodore Kaczynski, omniprésente sur le blog d’ATR, avec une centaine de citations, est primordiale. Celui-ci a notamment défendu une vision de la révolution qui se ferait non seulement sans, mais contre « les gauchistes » [7] et les mouvements antiracistes qu’il juge comme racialistes [8]. De plus, il a aussi promu la primauté de la famille dans l’éducation sexuelle [9], le recours à la violence comme méthode d’éducation [10] et exprimé sa fascination pour les régimes autoritaires [11].
Parmi les autres influences les plus citées et alliées de leurs événements, on trouve par exemple Renaud Garcia, présenté comme un « penseur anarchiste contemporain », pourtant réputé pour ses prises de positions anti-trans [12] ou encore le collectif Pièces et Mains d’Œuvre, groupe antiqueer, islamophobe et sexiste [13] ou encore Floraisons, média résolument transphobe à qui il emprunte sa « culture de résistance » [14]. Non content de citer les anti-« wokistes » d’hier et d’aujourd’hui, ATR les convie à leurs tables. Ainsi le journal La Décroissance est invité à l’Assemblée Anti-Industrielle Parisienne (AGAIP) initiée par ATR le 17 janvier 2025 et à son « Contre-sommet de l’IA » du 8 février 2025, à tenir un stand et à y intervenir. Or, il n’est plus permis de douter du tournant réactionnaire, islamophobe et transphobe du journal [15].
De plus, ils entretiennent une porosité indubitable avec un langage et des concepts réactionnaires. C’est ainsi qu’ils ont participé à la publication d’un tract reprenant la rhétorique du « grand remplacement » [16] : « Se soumettre à l’IA, c’est perdre sa capacité en tant qu’humain à réfléchir et créer sans l’aide d’un ordinateur. C’est accepter le grand remplacement des humains par la machine, par la perte des milliers d’emplois que va causer le développement de l’IA » [17]. Une reprise rhétorique (sans guillemets ni détournement) qui légitime de fait un concept issu de la plus identitaire des extrêmes droites. On pourrait aussi interroger le détournement du #redpill employé par les masculinistes, en #tedpill, en référence à « Ted » Kaczynski [18] ou le recours à des traductions d’extrême droite de l’auteur [19].
ATR n’emprunte pas qu’aux réactionnaires et revendique de « piocher des idées chez d’autres quand celles-ci peuvent servir à la lutte antitech » [20]. Il ne faut toutefois pas se tromper : ces emprunts sont opportunistes et sélectifs et tendent au confusionnisme [21], technique rhétorique déjà présente chez Theodore Kaczynski [22]. Il en va ainsi de l’anarchisme, mouvement auquel ATR dédie un dossier entier sur son blog mais qui réussit le tour de force d’expliquer sa proximité idéologique avec ce courant au travers de ses auteurs diffusant les idées les plus discriminatoires – Pierre-Joseph Proudhon [23] ou Renaud Garcia – sans qu’à aucun moment leurs positions oppressives ne soient même abordées. De plus, alors que les questions de l’éthique, d’une culture collective de la liberté et la lutte conjointe et nécessaire contre l’ensemble des dominations sont centrales chez les anarchistes, ATR ne retient que certaines conséquences de ces pensées : la lutte contre l’État et la nécessité révolutionnaire.
Plus globalement, le choix de références exclusivement masculines s’accompagne d’une absence totale de prise en compte des savoirs issus notamment des luttes féministes, antiracistes ou dévalidistes. Les auteurs cités partagent pour la plupart une vision homogène, blanche, valide et viriliste, dont les angles morts révèlent une absence d’approche intersectionnelle.
Si on ne compte plus les attaques contre les « gauchistes » et les « progressistes », on peut constater que le collectif s’appuie sur ces autres luttes. La stratégie d’ATR de disqualifier systématiquement les autres collectifs écologistes et technocritiques a pour objectif de recruter des membres en se présentant comme la seule alternative. Elle a surtout pour conséquence de parasiter les collectifs qui tentent de conjuguer une lutte efficace contre le techno-capitalisme avec la construction d’une société juste et égalitaire.
Cela a été le cas pour les Soulèvements de la Terre (SDT). Après avoir tenté à plusieurs reprises de recruter dans des groupes locaux des SDT, ATR a publié sur son blog pas moins de trois articles critiquant durement tant le positionnement politique du collectif écologiste que ses stratégies de luttes. Ce désaccord stratégique n’a pas empêché ATR d’organiser ou de participer à des actions inspirées des stratégies promues par les SDT [24].
ATR met également en place des stratégies d’entrisme et de noyautage, jusqu’à la prise de contrôle de groupes locaux. C’est ce qui est arrivé à Extinction Rebellion (XR), dont le groupe local rennais est aujourd’hui contrôlé par des membres d’ATR et n’a plus de liens avec le reste du mouvement [25]. Cela leur permet de revendiquer en tant qu’Extinction Rebellion des actions qu’Anti-Tech Resistance entend mener et de présenter comme porte-parole d’XR des personnes inconnues du mouvement. Cette manœuvre – observée et combattue notamment autour du Sommet de l’IA début 2025 – vise à faire croire qu’ATR agit au sein d’une coalition [26].
2. Un objectif unique fondé sur une vision essentialiste de la technique
Pour ATR, la technologie post-industrielle est la racine de tous les maux contemporains et toute autre lutte ne fait que retarder la révolution anti-tech. Dans la droite lignée de Theodore Kaczynski, le collectif établit comme évidente et nécessaire une stratégie à but unique : le démantèlement du système techno-industriel. Les personnes subissant le capitalisme, le patriarcat, le racisme, l’homophobie ou la transphobie devraient donc attendre le démantèlement de ce système pour lutter contre les systèmes de domination [27].
ATR admet sans détour qu’il « ne milite pas (…) pour des causes progressistes (féminisme, antiracisme, luttes LGBT, animalisme, écologisme, etc.) ». D’après le collectif, la multiplication des cibles entraîne une dilution de l’impact des actions collectives et une couverture nécessairement incomplète des sujets traités : « les luttes sociales accentuent la résilience du système technologique ». La référence à la figure de Theodore Kaczynski permet ici d’éclairer son instrumentalisation des luttes émancipatrices à des fins stratégiques : « Le véritable mouvement anti-tech rejette toute forme de racisme ou d’ethnocentrisme. Absolument pas par “tolérance”, “pluralisme”, “multiculturalisme”, “égalité” ou “justice sociale”. Le rejet du racisme est – purement et simplement – un impératif stratégique » [28]. Ça a le mérite d’être clair : pour le collectif, « les émotions ou la morale ne doivent en aucun cas interférer avec la réalisation de notre objectif » et leur « seule éthique est celle de l’efficacité et du résultat ». Pourtant de nombreux collectifs parviennent à allier une position anti-industrielle, une attention à l’intersectionnalité des luttes, l’horizontalité et aux attaques concrètes (sabotages, blocages, mobilisation…) [29].
Chez ATR, la technologie est vue comme intrinsèquement mauvaise, corruptrice et dotée d’une volonté propre, telle un « système indivisible et auto-entretenu » [30]. Pour le collectif, le mal n’est pas dans les usages sociaux ou les conditions de production et d’exploitation des technologies, mais dans la nature même des choses (ici, la technologie). C’est ainsi que, dans le discours d’ATR, la « Technologie » devient le fer de lance du monde artificiel qui « détruit la vie ». La radicalité écologique et la technocritique ne peuvent se construire sur le rejet de la complexité. L’approche d’ATR exclut toute réflexion démocratique sur les choix technologiques et industriels. Refusant de confronter les différentes options, le collectif prétend imposer un modèle unique sans débat ni consentement collectif, ce qui traduit une dérive autoritaire. ATR n’a qu’un objectif parce que sa vision du monde est binaire : les choses y sont, soit naturelles et fondamentalement bonnes, soit artificielles et donc nécessairement néfastes.
Les technologies sont extraites des réalités sociales et déposées loin, très loin des enjeux politiques. C’est ainsi que tout se vaut, et qu’aucune distinction n’est faite entre les partis xénophobes carbofascisants, comme le RN, et les partis se revendiquant de la gauche écologiste parlementaire : il n’est que question d’être ou ne pas être de l’unique « parti technologiste » [31]. Cela a pour conséquence une dynamique de persécution à outrance du collectif : c’est « eux contre le système », « eux contre tout le monde ».
ATR – en tant que collectif et sans préjuger des orientations de ses membres pris individuellement – n’est pas seulement poreux aux idées et personnes réactionnaires : son projet idéologique est réactionnaire en tant que tel et vecteur, selon nous, d’une fascisation de l’écologie. En effet, non content de véhiculer une approche essentialiste de la technique [32], ATR l’appuie sur une vision essentialiste de « la Nature » [33].
ATR rejette ainsi toute démarche de compromis éthique ou de sélection démocratique des technologies. Le prisme apocalyptique crée un paradoxe : toute proposition, aussi immorale soit-elle, peut apparaître comme légitime face à l’urgence perçue. En rejetant en bloc la société industrielle, le mouvement laisse la porte ouverte à des idées autoritaires ou rétrogrades, justifiées par la prétendue nécessité de sauver l’humanité à tout prix.
3. Une pente (très) glissante
La « Nature » d’ATR apparaît comme une entité idéalisée qui justifie tout positionnement idéologique : toute notion ou idée établie comme « naturelle » devient à défendre [34]. Sinon elle relève de l’artificiel et est à anéantir. Cet antagonisme entre la nature et l’artificiel devient alors un artifice rhétorique pour légitimer des positions à moindres frais, en plus d’être un terreau de choix pour les idées réactionnaires. Ici aussi, ATR déploie la vision politique de Theodore Kaczynski : une pensée conservatrice d’essentialisation de « la Nature » (avec le recours à la notion de « Nature sauvage » [35] et de « peuple primitif », sans aucune distance avec ses prises de position natalistes [36] et eugéniste [37]. La valorisation par ATR d’un « retour à la Nature sauvage », idéalisée, prend racine dans une vision colonialiste [38].
Les courants réactionnaires ont de fait pour habitude de qualifier de « contre-nature » les pratiques s’écartant de leur norme sociale comme l’homosexualité ou la contraception. C’est le cas du collectif qui en vient à promouvoir la famille nucléaire [39], l’érigeant comme seul rempart communautaire face à l’atomisation des individus par le capitalisme. Rappelons que la famille nucléaire fait partie des structures qui soutiennent et reproduisent le système hétérosexuel patriarcal. En faire sa promotion sans discussion c’est légitimer les violences qui en découlent (physiques, sexuelles, psychologiques). De plus, la critique de l’artificiel engendre un validisme illustré par la promotion du corps idéal, celui du guerrier ou de la guerrière viril·es [40]. Sans renier une critique légitime de l’industrie médicale, on ne peut que craindre l’abandon des personnes usagères de techniques médicales lors de la révolution anti-industrielle qui se veut sans concession. Le programme d’ATR reste volontairement flou voire silencieux sur des questions essentielles telles que la santé sexuelle, la contraception et toutes les autres questions de santé aujourd’hui adressées par une intervention industrielle.
Loin de se contenter d’une distance passive vis-à-vis du féminisme, de l’antiracisme, des luttes LGBTQIA+, ou de l’écologie, ATR les pointe comme ses adversaires politiques, complices de l’écocide en cours. Les militant·es de ces luttes « sont les idiots utiles de l’expansion industrielle, les gardiens de l’écologiquement correct, les agents de la technocratie en milieu militant, bref, les complices de l’écocide ». Iels seraient même les responsables directes de ce dernier : « l’inextinguible promesse progressiste est une incitation à poursuivre dans la même voie, avec pour horizon l’artificialisation – donc l’annihilation – de l’humanité elle-même ».
On ne peut pas s’insurger contre les « progressistes » et les « gauchistes » à longueur de blog et prétendre porter un projet démocratique de justice sociale. En prônant la destruction du « système technologique » tout en rejetant l’idée même de révolution progressiste, ATR s’inscrit dans une logique réactionnaire effondriste similaire à celle de certains primitivistes [41], survivalistes [42] ou écologistes d’extrême droite [43]. Pourtant le collectif se considère comme un collectif de « résistants » tant au capitalisme industriel, qu’au « techno-fascisme » [44]. Se pose alors la question de savoir quel fascisme [45] combat ATR.
Quand ATR dit se lever contre le fascisme, il semble que le collectif ne considère que l’autoritarisme, le totalitarisme et la surveillance généralisée [46]. Ce cadre d’analyse occulte une des dynamiques majeures de la fascisation et de l’instauration des régimes fascistes, à savoir celle de la racisation et la déshumanisation des minorités opprimées, et leur minorisation jusqu’à la légitimation de leur éradication, symbolique puis physique.
Les enjeux majeurs de l’époque contemporaine ne peuvent pas être compris comme étant seulement « l’écologie, la démocratie et la liberté » [47]. Les mouvements pour l’émancipation doivent lutter contre le développement et le renforcement d’une internationale fasciste et suprémaciste blanche [48] : le racisme, le masculinisme et le colonialisme sont centraux dans la fascisation actuelle.
ATR ne peut prétendre être contre le fascisme en ayant comme programme le rejet du clivage gauche/droite et du « rassemblement des peuples au-delà de tous les clivages politiques, religieux, géographiques et identitaires » [49], qui résonne tristement comme un écho avec la « réconciliation de la nation » par la « collaboration des classes » qu’avaient voulus les fascistes italiens [50]. En contexte strictement français et actuel, ATR, qui s’associe objectivement avec des groupes islamophobes, ne saurait être des allié·es antifascistes quand le fascisme français actuel se construit principalement autour de la volonté d’épuration des mulsuman·es (ou assigné·es comme tel·les).
CONCLUSION
En décidant d’afficher et de lutter contre celleux qu’ATR considère des « technocollabos » – les « gauchistes » et les « progressistes » – [51], ATR s’inscrit dans une dynamique d’avant-garde autoritaire qui participe aux dynamiques de fascisation de l’écologie et maintient la technocritique dans le giron réactionnaire.
La stratégie de but unique d’ATR l’empêche de penser, entre autres, la race, le genre, la classe notamment comme des constructions sociales maintenues par des politiques d’oppression systématiques. C’est pour nous un point d’irréconciliabilité politique.
Le « combat » d’ATR n’offre aucune perspective politique et seulement un purisme militant réactionnaire. Face à leur défense impérieuse de « la Vie » et de « la Nature » contre « la Technologie », il faut se demander quels espaces et quelles formes de vie ATR est prêt à sacrifier.
Face à ATR, nous l’affirmons encore une fois : les technocrates ne sont pas nos seuls ennemis. Il faut évidemment prendre très au sérieux la lutte contre les technologies fascistes et écocidaires. Mais il faut aussi lutter contre la fascisation de l’écologie en renforçant les liens entre les luttes écologistes et technocritiques, et toutes les autres luttes pour l’émancipation de tou⋅tes.