Cette page est une version archivée le 02 avril 2006 du site/annuaire horizon local de Globenet.
Ce site est maintenant fermé; il n'est plus tenu à jour, les informations peuvent être datées ou erronées,
et le seront de plus en plus au fil du temps. Et les formulaires sont désactivés.

Peut on définir des systèmes productifs locaux frontaliers ?

L'exemple de la frontière Mexique Etats-Unis.

Par Denis Requier-Desjardins


1) Introduction

2) Le développement industriel de la fontière, une conséquence de la globalisation des systèmes de production.

3) les systèmes productifs locaux frontaliers.

4) Territoires ou territorialité transfrontalière

5) Conclusion


1) Introduction

La théorie des systèmes productifs locaux s'est d'abord construite à partir du modèle du district industriel. Celui-ci a été développé dans les années 70 et 80 par les néo-marshalliens italiens à partir de la théorisation d'un certain nombre d'expériences concrètes, notamment dans la " troisième Italie ". Ceci explique sa définition au départ assez restrictive de concentration géographique de petites entreprises opérant dans le même secteur ou dans des secteurs proches. Il a par la suite été pensé comme une alternative au modèle fordiste fondé sur la grande entreprise, notamment par les tenants de la " spécialisation flexible " (Piore et Sabel, 1984). L'évolution du débat théorique a remis en cause cette vision pour les raisons suivantes : - D'abord l'application du modèle à un nombre de cas toujours plus grand, dans de nombreux pays non seulement développés mais en développement, pour lesquels les types d'entreprise, d'activité et d'institution, tout en exhibant certaines caractéristiques des districts originels, étaient largement différents, a fait prendre conscience de la variété des cas, même si un certain nombre de caractéristiques perdurait, notamment la flexibilité assurée par certains types de relations entre acteurs. - En second lieu l'évolution concrète des modèles initiaux comme par exemple le district métal-mécanique centré sur l'empaquetage de Bologne en Emilie-Romagne (Capecchi, 1987 et 1992), faisait apparaître des changements de forme, la déterritorialisation de certains acteurs, l'apparition de grandes entreprises et l'entrée de capitaux extérieurs dans le district. - En troisième lieu l'évolution de la structure des grands groupes, l'externalisation de certaines tâches, le recours à des systèmes de sous-traitants organisés en réseau par ces groupes, notamment pour ceux qui s'inspiraient du modèle japonais, ont montré que la flexibilité productive n'était pas l'apanage des systèmes de petites entreprises. La variété de plus en plus grande des cas relevant d'une analyse territoriale, a conduit, plutôt qu'à l'établissement d'une typologie, à une focalisation sur ce qui sous-tendait ces dynamiques productives et leurs externalités : la territorialité, qui se réfère à l'intégration dans les stratégies des acteurs de l'espace de proximité comme système d'actifs spécifiques, en l'absence même de structures territoriales du type district (Pecqueur, 1992). Par ailleurs des auteurs comme Schmitz (1995) ou Nadvi et Schmitz (1996), raisonnant en particulier sur des pays en développement, en sont venus à une définition plus générale des systèmes productifs locaux comme " clusters " d'entreprises : le critère essentiel de la concentration sectorielle et géographique de l'activité industrielle subsiste, mais des aspects comme l'existence d'une coopération interfirme peuvent ou non être vérifiées selon les terrains. Par ailleurs il peut y avoir hiérarchisation entre entreprises, éloignée de la conception strictement réticulaire initiale et marquée par des relations de sous-traitance verticale et le rôle particulier des acteurs ayant un lien avec l'exportation. Enfin, loin de constituer une alternative à un système global de grandes entreprises, les systèmes productifs locaux sont apparus de plus en plus comme intégrés au processus de globalisation des systèmes productifs, marqué notamment par la libéralisation des marchés de facteurs et de biens, et l'apparition d'une intégration productive à l'échelle mondiale. De fait les auteurs précités reconnaissent qu'il peut y avoir un rôle important des grandes entreprises dans les clusters, notamment à travers un réseau hiérarchisé de sous-traitance.

Cette remise en perspective du débat sur les SPL autorise l'application de cette grille d'analyse des actifs spécifiques " situés " à de nombreux phénomènes de concentration territoriale et sectorielle de l'activité industrielle sans contraintes a priori sur les caractéristiques des entreprises concernées. Ceci permet une extension de l'analyse à des situations a priori éloignées du modèle de référence d'un système de petites entreprises enracinées localement. Une telle extension nous parait possible concernant le développement industriel singulier qu'a connu la région de la frontière Nord du Mexique avec les Etats-Unis : il a pris la forme de concentrations industrielles dans les villes mexicaines frontalières des Etats-Unis, engendrées par le phénomène dit de l'industrie " maquiladora ", constituée initialement essentiellement de filiales de groupes américains. L'analyse de ce cas, situé dans une zone en développement, nous permettra d'abord de faire apparaître un lien étroit entre le processus de globalisation de l'économie et un développement " situé " extrêmement dynamique (2), même s'il est ambigü dans ses résultats. En second lieu nous envisagerons les caractéristiques des systèmes productifs locaux frontaliers (3) et nous montrerons qu'ils reposent sur des " actifs spécifiques " nés de la territorialité propre à cette zone frontalière (4), avant en conlusion de nous interroger sur le devenir de ces systèmes productifs locaux (5).

2) Le développement industriel de la fontière, une conséquence de la globalisation des systèmes de production.

Le lien entre globalisation et développement industriel de la frontière peut être mis en évidence par le rappel des phases de constitution de l'industrie maquiladora (a), par l'examen de l'évolution de ces caractéristiques structurelles (b), et de sa concentration géographique dans la zone frontière (c); ces différents éléments sont mobilisés par le débat théorique sur les liens entre les deux phénomènes (d).

a) Les phases d'évolution de l'industrie maquiladora

L'industrie maquiladora s'est développé par paliers, chacun des paliers représentant une étape particulière à la fois de la conjoncture économique américaine et de la libéralisation de l'économie mexicaine marquée d'abord par l'ouverture unilatérale, puis par la négociation de l' ALENA - et sa mise en place. On peut distinguer quatre cycles : de 1965 à la crise de 1982, de 1983 à 1990, date du début de la négociation de l'ALENA, de 1991 à 1994, date de l'entrée en vigueur de l'accord, et depuis cette entrée en vigueur.

i) Le programme " maquilador " est né en 1965 de la fin de l'accord " bracero " entre le Mexique et les Etats-Unis, sur l'entrée de travailleurs agricoles saisonniers mexicains aux Etats-Unis, et de la nécessité de trouver une compensation en termes de revenus et d'emploi pour les ouvriers agricoles mexicains privés de leur travail saisonnier aux Etats-Unis. Le développement de l'industrie maquiladora est donc antérieur à la période de libéralisation de l'économie mexicaine et même à la crise qui l'a précédé. Il reposait au départ sur des dispositions douanières américaines permettant la réimportation en franchise de droits de composants américains montés au Mexique (les droits n'étant payés que sur la valeur ajoutée, c'est à dire essentiellement les salaires mexicains), et sur des dispositions mexicaines propres à la zone frontière qui permettaient l'importation en franchise des composants à monter et de l'équipement ainsi que la détention à 49% (puis à 100% à partir de 1973) du capital des entreprises de cette zone par des étrangers, ce qui est resté impossible dans l'industrie nationale jusqu'en 1988. Ce régime de zone franche a suscité l'installation d'usines de montage à capitaux américains dans les villes frontalières (600 environ au début des années 1980) ce qui a eu pour conséquence la création d'un courant de migration à destination de ces villes. Cependant la récession aux Etats-Unis après le second choc pétrolier puis la crise de l'endettement au Mexique en 1982, elle-même liée à cette conjoncture mondiale, ont entraîné un palier dans la création des maquiladoras.

ii) A partir de 1985, l'économie mexicaine s'engage dans un processus d'ouverture et de libéralisation. Or l'augmentation du nombre de maquiladoras reprend de plus belle après 1983 et s'accélère tout au long de la seconde moitié des années 1980 : elles représentaient 2% de l'emploi industriel mexicain en 1982 mais 18% en 1990 (Vargas, 1997). Les maquiladoras étaient plus de 2000 au début des années 1990. Toutefois, , la croissance de l'emploi dans les maquiladoras marque un pic en 1987 (23,8%), très au dessus du rythme moyen de 12,1% de la période 1986-1995. Elle connaît un second palier après 1990, avec seulement 2,1% de croissance en 1991, palier lié à la récession aux Etats-Unis qui suit la guerre du Golfe.

iii) Un redémarrage a lieu à partir de 1992, après la conclusion des négociations sur l'ALENA qui aboutiront à sa mise en place en 1994. La croissance de l'emploi se stabilise à 7% en 1993 et 1994, et l'emploi dans les maquiladoras représente 30% de l'emploi industriel mexicain en 1995 (Vargas, 1997).

iv) Enfin, malgré la crise financière mexicaine de 1994-95, une nouvelle accélération se produit après la mise en place de l'accord : l'industrie a cru de 10,5% en 1995 et même 16,9% en rythme annuel sur le premier semestre 1996. Le nombre de maquiladoras approche aujourd'hui les 3000 et les dernières estimations enregistrent un million d'emplois dans l'ensemble du secteur.

b) L'évolution des caractéristiques de l'industrie maquiladora

Les étapes de la globalisation ont également marqué l'évolution des caractéristiques de l'industrie maquiladora. Celles-ci changent en effet sensiblement après 1982 (i), et la mise en place de l'ALENA amorce une inflexion, quoique moins radicale (ii).

i) On peut repérer au cours des années 1980 l'émergence des caractéristiques suivantes :

- Tout d'abord la composition sectorielle évolue d'une prédominance d'activités intensives en travail non qualifié, comme le textile et la confection, à celle d'activités de niveau technologique plus élevé comme l'industrie automobile, les produits électriques et électroniques, chacun de ces deux secteurs représentant aujourd'hui a peu près le tiers de la main d'oeuvre employée. En même temps on voit apparaître à côté d'activités de montage des activités occupant une section beaucoup plus importante des processus de production et pouvant être qualifiées de production manufacturière.

- Les caractéristiques de la main d'oeuvre changent parallèlement : alors qu'à l'origine il s'agissait d'une main d'oeuvre essentiellement féminine, non qualifiée et jeune, avec un turn-over important, on voit apparaître une main d'oeuvre d'encadrement ou de techniciens plus qualifiée et plus masculine, avec une plus grande stabilité.

- Alors qu'à l'origine, les maquiladoras étaient essentiellement à capitaux américains ou mexicains, des capitaux européens (Thomson, Siemens) ou asiatiques (Sony, Hyundai) pénètrent le secteur.

Au début des années 1990, ces évolutions conduisent un certain nombre d'auteurs à s'interroger sur l'émergence d'une " nouvelle maquiladora " , qui ne serait plus simplement le résultat de la délocalisation d'opérations de montage vers un pays à bas salaires, mais s'inscrirait dans le développement de la sous-traitance internationale et de la flexibilisation des processus de production à l'échelle mondiale. Le secteur présenterait une structure duale avec l'apparition à côté des anciennes usines de montages d'unités de production caractérisées notamment par l'introduction de nouveaux processus de gestion de la production, juste-à-temps et qualité totale, plus ou moins inspirés par la référence au " toyotisme ". (Hualde et alii, 1994: Kenney et alii, 1994)

ii) En 1994-95 la mise en place de l'ALENA est concommitante à la crise financière et monétaire qui entraîne notamment une dévaluation sensible du Peso mexicain. Or, si comme nous l'avons vu, le nombre des créations s'accélère sensiblement en 1995 et 1996, ces nouvelles créations concernent dans une proportion importante des secteurs plus intensifs en travail comme le textile (qui représente la moitié des créations en 1995). Tout se passe comme si la crise du Peso et la baisse du coût du travail avaient " réhabilité " les secteurs qui avaient été les premiers à se développer au début du processus. Toutefois ce mouvement ne remet pas vraiment en cause l'évolution précédente, dans la mesure où, en 1997, l'électronique et l'industrie automobile représentent toujours à peu près les deux tiers de l'emploi..

c) L'évolution de la concentration industrielle liée aux maquiladoras.

La concentration industrielle résultant du développement de l'industrie maquiladora présente deux caractéristiques qui ont évolué au cours de la période : - Elle est majoritairement concentrée dans la zone frontière (i). - Elle est concentrée dans un certain nombre de villes frontières (ii).

i) L'industrie maquiladora s'est concentrée essentiellement dans la zone frontière, ce qui résultait, au départ tout au moins, de son simple statut juridique. Pourtant, même si les maquiladoras pouvaient être implantées dès 1973 dans l'intérieur du pays, au début des années 80, à l'aube de la libéralisation, la frontière représentait plus de 80% de l'emploi dans les maquiladoras. La concentration de l'industrie maquiladora a cependant évolué depuis cette période, puisqu'on observe un certain glissement vers l'intérieur du pays : en 1997, seulement 70% du secteur est regroupé dans les villes de la frontière. L'accélération de la création des maquiladoras depuis 1994 a d'ailleurs bénéficié largement à l'intérieur du pays qui sur les deux dernières années se taille la part du lion avec 28,1% de croissance annuelle de l'emploi dans les maquiladoras. Toutefois il faut relativiser ce glissement vers l'intérieur : - En réalité le glissement est relativement modéré, si on tient compte du fait que non seulement les maquiladoras peuvent aujourd'hui s'installer partout au Mexique mais encore que, selon les dispositions de l'ALENA, elles sont même maintenant autorisées à vendre une partie de leur production au Mexique. - Les villes de la frontière voient quand même l'emploi dans les maquiladoras croître de 12,7% en 1995. Même si 45% des nouvelles maquiladoras ont été créée dans l'intérieur en 1995, en fait il s'agit d'unités plus petites que la moyenne. De plus elles concernent prioritairement des secteurs peu intensifs en capital comme le textile. - D'autre part une bonne partie des créations nouvelles à l'intérieur du pays s'est effectuée dans les Etats du Nord du Mexique, et dans des villes comme Hermosillo, Chihuahua et surtout Monterrey, relativement proches de la frontière (moins de 200 miles) : ainsi les performances par état en 1995 mettent au premier plan la Baja California Norte (21,8%) le Nuevo Leon dont la capitale est Monterrey (17,1%) et le Chihuahua (15,3%). Au total, plus qu'un glissement des maquiladoras profondément à l'intérieur du Mexique, c'est à un élargissement de la zone nord de concentration des maquiladoras que l'on assiste.

ii) La frontière entre le Mexique et les Etats-Unis, longue de plus de 2000km, ne constitue pas une zone unique : il s'agit de plusieurs régions frontalières centrées autour de paires de villes américaines et mexicaines, les villes mexicaines accueillant les maquiladoras, mais ayant une " sister city " américaine, avec laquelle elles forment des agglomérations d'un seul tenant . Les plus fortes concentrations de maquiladoras se trouvent situées dans les villes de Ciudad Juarez avec 23% de l'emploi total, et Tijuana avec 15% de l'emploi total. (Vargas, 1997). La concentration de cette industrie dans quelques villes frontières, Tijuana et Ciudad Juarez étant les plus importantes, a provoqué une importante croissance démographique de ces villes tout au long de la période, qui correspond en partie à un transfert de croissance de la région centrale de Mexico. La structure urbaine mexicaine était en effet caractérisée par la faiblesse de l'armature urbaine en dehors de Mexico : seul Guadalajara (4 millions d'habitants) et Monterrey (3 millions d'habitants), d'ailleurs également berceaux de l'industrie mexicaine, avaient une certaine importance. Aujourd'hui Tijuana (2 millions d'habitants) et Ciudad Juarez (1,5 million) apparaissent au 4ème et au 5ème rang, alors qu'elle ne comptaient d'une centaine de milliers d'habitants il y a trente ans. Ceci pose en tout cas la question du développement régional de cette zone. La concentration urbaine des maquiladoras a évidemment été influencée par l'évolution de leur concentration régionale : si en 1986 Ciudad Juarez et Tijuana représentaients 48% de l'emploi total, elles n'en représentent plus que 38% aujourd'hui. Toutefois, depuis 1994, période qui a vu une certaine accélération du glissement vers l'intérieur, les performances des villes frontalières sont inégales, avec des chiffres élevés pour les villes de Baja California comme Tijuana (21,6%) et Mexicali (29,4%), des performances encore respectables pour Ciudad Juarez, Nogales et Ciudad Acuña (autour de 11%) et faibles pour les concentrations les plus orientales Reynosa et Matamoros (5,3% et 1,2% respectivement). Ces chiffres suggèrent une " prime " pour les concentrations déja les plus développées et pour les concentrations proches du marché californien et ayant accueilli des capitaux asiatiques. Par ailleurs le glissement vers l'intérieur, dont on a vu qu'il concernait plutôt les états du Nord, se traduit également par un mouvement de concentration urbaine : il favorise essentiellement une seconde " ligne " de villes proches de la frontière (moins de 200 miles), mais non plus " sur " la frontière,. Les chiffres de croissance de l'emploi sont particulièrement impressionnants pour des villes comme Hermosillo (41,7%), Monterrey (43,1%), Chihuahua (37%) et Ensenada (20,6%).

d) Concentration industrielle et évolution du commerce international.

L'évolution du secteur des maquiladoras étant scandée par le processus de libéralisation et d'ouverture de l'économie mexicaine, il paraît logique de s'interroger sur les facteurs explicatifs de cette évolution en analysant d'un point de vue théorique l'articulation entre les deux phénomènes.

De fait l'analyse de la concentration géographique développée par le courant de la " géographie économique " établit un lien, crucial dans le cas de la frontière Etats-Unis/Mexique, entre le régime du commerce international et la concentration régionale des activités. Krugman (1996) et Krugman et Elizondo (1996) se sont interrogés, avec des références explicites au cas du Mexique, sur l'impact de l'ouverture économique sur l'évolution de la concentration géographique des activités en construisant un modèle basé sur le jeu des rendements croissants . Ils établissent que l'ouverture, dans un pays en voie de développement où les coûts de transport jouent encore un rôle important sur la localisation des activités, réduit l'importance relative des cités primatiales et aboutit à une structure plus équilibrée. Le développement de la région Nord du Mexique qui, dans un certain sens, a réduit le poids relatif de Mexico, et ralenti l'exode rural en direction de la mégapole, est pour eux une illustration de cette tendance. Deux remarques doivent être faites concernant la portée de ce résultat : - Au plan empirique la structure particulière du commerce mexicain, polarisé en direction des Etats-Unis, fait que l'ouverture et la libéralisation, entraîne le passage d'une concentration dans la région capitale à un autre type de concentration dans les régions frontières, avec le même type d'" externalités négatives ", congestion des infrastructures et dégradation environnementale notamment. Par conséquent l'exemple du Mexique n'est pas très révélateur de l'effet positif de l'ouverture sur la dispersion des activités. - Krugman, dans ce cas précis, définit des rendements croissants reposant sur des externalités pécuniaires liées à la taille du marché, dans un système d'hypothèses simplificatrices qui met au premier plan les coûts de transport pour une production supposée encore très matérielle. Or on peut se poser la question de l'introduction parmi les forces centripètes d'autres types de rendements croissants externes " purs " liés à des " spillovers " technologique, comme Krugman d'ailleurs lui-même le reconnait.

En effet, la focalisation sur les coûts de transport, dans un contexte où de plus les maquiladoras peuvent vendre une partie de leur production sur le marché Mexicain, ne peut pas permettre de comprendre pourquoi la majorité des nouveaux investissements, surtout ceux dans les secteurs " High-tec " de l'industrie maquiladora se fait encore sur la frontière, ou, éventuellement, près de la frontière.

De ce fait l'hypothèse de l'existence de " Systèmes Productifs Locaux " sur la frontière reposant sur des externalités " pures " d'agglomération doit être examinée. En effet l'identification de systèmes productifs locaux repose sur l'analyse des " actifs spécifiques ", fondements de rendements croissants, des régions qui montrent une dynamique de développement industriel local, telles qu'elles ont été notamment analysées par " l'économie des territoires ".

3) les systèmes productifs locaux frontaliers.

Comme nous l'avons vu, la littérature sur les " systèmes productifs locaux " retient aujourd'hui d'abord comme caractéristique fondamentale l'existence de clusters, c'est à dire de grappes d'entreprises spécialisées dans les même activités. Peut-on considérer que ces concentrations de maquiladoras puissent se rapprocher des modèles des clusters? Il faut rappeler que le critère essentiel est avant tout la concentration géographique et sectorielle des entreprises (a), les relations inter-firmes et entre les firmes et les institutions et structures d'interface pouvant prendre des formes diverses et plus ou moins intenses débouchant sur des effets d'entraînement ou des spillovers technologiques (b).

a) Clusters.

L'identification de " clusters " s'est jusqu'à présent appliquée à des concentrations de petites entreprises, même si elles peuvent être hiérarchisées et si des grandes entreprises peuvent être présentes, sous la forme d'entreprises " indigènes " ayant augmenté leur taille ou de filiales de groupes extérieurs au cluster. Or un grand nombre de maquiladoras sont des filiales de grands groupes multinationaux, américains essentiellement, mais, pour une part croissante, également européens et asiatiques, donc assez éloignées du modèe initial des petites entreprises.

Cependant les caractéristiques de ces firmes ne sont pas homogènes. Par exemple en 1990 les 325 maquiladoras de Ciudad Juarez, une des deux plus grandes concentrations de maquiladoras, se répartissaient de la façon suivant (Franco, 1996) : - Seules 37 avaient un effectif inférieur à 100 personnes, mais l'effectif de 131 d'entre elles était inconnu et on peut émettre l'hypothèse qu'il s'agissait plutôt de petites firmes, l'information sur les grandes étant plus facilement disponible. - 178 ne pouvaient être rattachées à un groupe étranger et devaient être pour la plupart à capitaux mexicains. Parmi elles on trouvaient 22 des maquiladoras à faible effectif et 118 à effectif inconnu supposé plutôt petit. On peut donc avancer que les maquiladoras de petite taille sont souvent justement à capitaux mexicains. Quoique se référant à une ville non située sur la frontière l'exemple de Monterrey, étudié par Mercier (1997) confirme ces données : 45% des maquiladoras ont entre 20 et 100 salariés et les unités de moins de 250 salariés sont surtout de capital national ou mixte. S'il est clair que les maquiladoras ne peuvent être assimilées toutes à des petites entreprises, une part significative d'entre elles, notamment celles à capitaux mexicains, est de taille moyenne, ne dépend pas d'un groupe multinational, et rentrerait dans la catégorie des PME.

Quant à la répartition par secteur, on sait déjà que la concentration totale de l'emploi dans les maquiladoras de la frontière se fait dans deux secteurs, l'industrie des pièces détachées automobiles et l'industrie électrique et électronique. On peut donc penser que cette concentration se retrouve au moins au même niveau dans les villes concernées. En fait dans les principales villes de la frontière, Tijuana et Ciudad Juarez en particulier, il ne fait aucun doute que la concentration de l'industrie maquiladora s'opère dans certains secteurs qui sont d'ailleurs les secteurs dominants de l'industrie dans son ensemble. Le cas de Ciudad Juarez illustre cette concentration sectorielle, avec 129 maquiladoras sont le code SIC commence par 36, c'est à dire les produits électriques (y compris l'électricité automobile), dont 41 avec le code 3694, c'est à dire correspondant à la fabrication de circuits électriques. Ceci est cohérent avec le fait que Ciudad Juarez est aujourd'hui la première ville mondiale pour la production de téléviseurs de petites taille et pour celle de circuits électriques automobiles. Mais Ciudad Juarez n'est pas la seule ville concernée. Par exemple depuis seulement quelques années Tijuana voit une concentration de maquiladoras d'origine asiatique (parmi lesquelles Samsung, Hitachi, Sanyo, Ichi technologies, Kyocera etc qui fabriquent des produits intermédiaires pour l'industrie électronique (moniteurs, composants, etc.).

b) effets d'entraînement et structures d'interface

En ce qui concerne les liens interfirmes, les maquiladoras ont par définition de leur activité, peu de liens productifs entre elles. Les liens d'entraînement aval, sont par définition également orientés vers l'extérieur des concentrations frontalières; Par ailleurs la faiblesse des effets d'entraînement amont des maquiladoras est souligné par une abondante littérature qui insiste sur le faible niveau d'inputs nationaux utilisé par ces entreprises (Sklair, 1989; Brannon et alii, 1993). Cette faiblesse ne semble pas due seulement au statut d'usine d'assemblage des maquiladoras, mais aussi aux conditions spécifiques du Mexique et de la Frontière Nord : - L'importance des maquiladoras dans l'industrie d'exportation mexicaine, qui limite l'ampleur des secteurs ayant les standards technologiques suffisants pour approvisionner les maquiladoras; - l'éloignement de la frontière Nord des autres régions du Mexique et l'inexistence d'une réelle industrie ou d'un réel secteur de services pour l'industrie, dans une région où le poids des maquiladoras est écrasant. - Les traditions managériales des groupes concernés peuvent également jouer, comme le montre le fait que les maquiladoras où les décisions d'approvisionnement sont prises localement sont plus enclines à s'approvisionner sur place Si les effets d'entraînement amont par spillover en direction des sous-traitants nationaux sont limités, ils le sont a fortiori pour les fournisseurs nationaux situés dans les villes frontière.

Certains éléments permettent de nuancer cette appréciation.

En premier lieu certains indices montrent une tendance récente à l'augmentation du rôle des fournisseurs mexicains de l'industrie maquiladora : - Les matières premières importées représentaient encore 97,8% du total (17,8 milliards de $) transformé par l'industrie maquiladoras entre janvier et juin 1996. Mais pour la même période si leur croissance a été de 30,5%, la croissance des matières premières locales a été de 69%. - Dans une industrie comme celle de la plasturgie, sollicitée notamment par l'industrie des composants électroniques, aujourd'hui 20% du marché national mexicain est constitué par les maquiladoras. Le processus est plus net dans les concentrations industrielles de l'intérieur proches de la frontière, en particulier à Monterrey, un des berceaux de l'industrie nationale mexicaine. Elle a longtemps eu un nombre de maquiladoras relativement faible. Mais depuis 1986 la création de maquiladoras y a été non négligeable et du fait de la variété du tissu industriel et des institutions de recherche, les relations avec les fournisseurs locaux y sont plus développées qu'ailleurs : selon Mercier (1997), 80,3% des maquiladoras existantes en 1994 (une soixantaine) avaient des fournisseurs locaux, et 33% s'approvisionnaient pour plus de 50% de leurs inputs auprès de ces fournisseurs. Les maquiladoras à capital mexicain était d'ailleurs largement prédominantes dans cette catégorie.

En second lieu la concentration des maquiladoras dans quelques villes crée un marché du travail, dont le niveau de qualification augmente, et suscite la création de services d'appui (par exemple les cabinets de consultants).

Par ailleurs il existe certaines formes de structuration institutionnelle des acteurs du secteur dans la zone frontière, comme les associations professionnelles de maquiladoras ou les organisations de base, qui peuvent constituer l'armature institutionnelle de ces territoires. Des regroupements d'entreprises fournisseuses de maquiladoras s'institutionnalisent, comme par exemple très récemment à Ciudad Juarez, le formation de " Juarez can do it " qui regroupe pour l'instant une cinquantaine d'entreprises essentiellement de services à la production. Certaines institutions publiques peuvent favoriser le processus comme par exemple la Junta Municipal de Aguas y Saneamiento, organisme en charge de la gestion de l'eau à Ciudad Juarez, qui fournit à ses clients industriels, essentiellement des maquiladoras, une liste de prestataires de service en matière de gestion de l'eau. Au plan des structures d'interface, on voit aussi le développement de centres techniques servant les clusters installés dans les villes frontière. Le meilleur exemple est la création à Ciudad Juarez en 1995 par General Motors du Delphi Automotives Systems' Technical Center, qui en 1997 double déja sa capacité et qui emploie 1900 ingénieurs et techniciens et dont la mission sera de former des ingénieurs mexicains. Il travaille pour General Motors mais aussi pour d'autres fabricants d'automobile implantés à Ciudad Juarez, comme Ford et Chrysler.

Toutefois ces éléments sont trop récents et trop peu nombreux pour que l'existence de liens interfirmes apparaissent plus comme une réalité qu'une potentialité.

Il existe par ailleurs des effets d'entraînement indirect des maquiladoras sur les activités économiques par le biais de la croissance démographique des villes frontière. On constate une particulière vitalité de la micro-entreprise, portée par l'augmentation de la population et la nécessité de lui fournir un certain nombre de services de base. Le commerce de détail de vêtements ou de plats cuisinés par exemple peut procurer à des femmes entrepreneurs un revenu supérieur à celui qu'elles percevraient dans les maquiladoras. Dans cet ordre d'idée l'existence d'un réseau d'ONG, qui s'intègre dans la structuration institutionnelle des villes frontière, est un appui puissant à la promotion de réseaux de petites entreprises par exemple dans le domaine de la construction (par exemple la FEMAP a Ciudad Juarez) et l'existence d'emplois relativement stables dans les maquiladoras, même s'ils sont peu payés, permet aux ménages de prendre des risques dans d'autres activités. Cependant il est clair qu'il ne s'agit pas là d'une dynamique de système productif local à proprement parler.

Le diagnostic change toutefois sensiblement si on prend en compte le fait que les villes frontière mexicaines forment avec leur " soeurs " américaines des agglomérations binationales. En fait les effets d'entraînement sur les fournisseurs semblent concerner non pas tant les fournisseurs mexicains de la zone frontière que les fournisseurs américains.

Ainsi Hanson (1996) a montré que sur la période 1975-1989, le développement des villes frontières mexicaines avait entraîné celui des villes frontières américaines. Il étudie notamment la corrélation entre la valeur ajoutée de la production pour l'exportation dans les villes mexicaines et l'emploi dans les " sister cities " américaines : un accroissement de 10% de la production des maquiladoras entraîne un accroissement de 2,4 à 4,9% dans l'industrie manufacturière. Les résultats pour les transports (de 1,7 à 2,8), le commerce de gros (de 1,4 à 2,4) et les services (de 1,3 à 1,6), tout en étant non négligeables, sont tous inférieurs ce qui démontre le rôle des relations interindustrielles dans ce phénomène. Les courbes paraissent particulièrement corrélées pour les villes jumelles El Paso-Ciudad Juarez, Tijuana- San Diego et Matamoros-Browsville.

Nous envisageons le cas particulier de chacune de ces trois agglomérations.

El Paso/ Juarez est bon exemple de la montée en puissance de cette articulation transfrontière entre entreprises et entre entreprises et structures d'interface : selon une évaluation récente de la Chambre de Commerce d'El Paso, 30000 emplois à El Paso seraient indirectement liés au secteur des maquiladoras de Ciudad Juarez, notamment dans la plasturgie, le secteur financier, le conseil juridique et d'autres services. 1 milliard de $ serait ainsi injecté dans l'économie de la ville chaque année. La production de moules pour la plasturgie notamment a connue un développement important à El Paso, entraînant la création d'emplois qualifiés. L'industrie des machines-outils pour l'embossage des métaux représenterait aujourd'hui 600 millions de $ par an (Twin Plants, janvier 1996). Selon d'autres estimations 60% de l'économie de la ville serait liée au commerce avec le Mexique et 90% de ce commerce serait lui-même lié au secteur des maquiladoras. 2/3 des maquiladoras de Juarez ont un appui opérationnel à El Paso, que ce soit un simple magasin ou une usine fabricant des composants destinés à être montés à Ciudad Juarez . Il existerait de ce fait une tendance à l'élévation du niveau technologique des fournisseurs américains d'El Paso sous l'influence de la demande exprimée par les maquilas. De même, dans ce cas précis, un certain nombre d'institutions universitaires et de centres de recherche ont une activité orientée vers le développement de l'industrie maquiladora, pour satisfaire à la fois les besoins en main d'oeuvre qualifiée des maquiladoras et de leurs fournisseurs. Ceci concerne particulièrement les universités situées du côté américain de la frontière, du fait de la faiblesse relative de l'appareil universitaire et de recherche mexicain dans les villes de la frontière. La création en 1992 au sein de la NMSU (New Mexico State University), située à Las Cruces dans la connurbation El Paso-Ciudad Juarez, de l'Advanced Manufacturing Center en est une illustration. Si jusqu'en Août 1995 le centre n'avait encore que 2 projets avec des entreprises de la région, un an plus tard il y en avait quinze dont, à Ciudad Juarez, Thomson-RCA. Des exemples de transfert de technologie, notamment en direction de l'industrie électrique et électronique, peuvent être cités.

Cette existence de liaison amont et aval transfrontière n'est pas limitée au cas d'El Paso- Juarez. On peut la retrouver dans le cas de Tijuana-San Diego, même si l'économie de San Diego est moins dépendante de l'activité des maquiladoras : selon la San Diego Economic Development Corporation (SDEDC), il existe un véritable " cluster " binational en électronique, la plupart des maquilas de Tijuana ayant un établissment dans le parc industriel de Mesa Otay du côté américain. Les firmes asiatiques qui ont créé des unités de production de produits intermédiaires électroniques à Tijuana ont souvent une autre unité dans les parc industriels américains de San Diego, situé sur la frontière : Ainsi Ichia Technologies, qui a créé à Tijuana une usine qui fabrique notamment des claviers pour l'informatique et des boutons de plastique injectés pour les téléphones, les magnétoscopes ou les télévisions, a installé à Mesa Otay un bureau chargé du service après-vente et de l'appui technique auprès de ses clients nord-américains. De même Samsung à localisé à El Florido, autre parc industriel de San Diego, ses filiales qui approvisionnent en inputs son usine d'écrans de télévision à Tijuana. Hitachi a deux unités de chaque côté de la frontière. Sanyo a installé toute l'activité de gestion, de marketing et d'expédition de son usine de Tijuana à San Diego. Des firmes américaines comme Smith Corona corp., qui produit des machines à écrire et des machines à traitements de texte à Tijuana a une unité de montage et de distribution à Mesa Otay (Twin Plants, septembre 1994). Par ailleurs il existe a San Diego une foire où les entreprises de San Diego présentent leur production aux maquiladoras (MEXPORT buyer and Seller Trade Show, la plus importante foire de San Diego). La SDEDC publie un annuaire des fournisseurs de maquiladoras en collaboration avec l'association des maquiladoras de Tijuana.

Enfin, à Matamoros-Brownsville, le marché de l'approvisionnement des maquiladoras en biens et services représentent 2 milliards de $, mais 5% sont achetés localement, essentiellement du côté américain. On a assisté récemment à l'émergence de PME à Brownsville dans la plasturgie, la découpe de métal, les matériaux pour l'empaquetage, etc. La Brownsville Economic Development Corporation (BDEC) essaye d'attirer des fournisseurs et envisage la création de parcs industriels pour accueillir les entreprises liées au secteur des maquiladoras à Matamoros, qui représente 111 unités et 49000 travailleurs. Il existe déjà un petit cluster spécialisé dans le travail du métal (presse et découpe), notamment pour l'industrie automobile : certaines des firmes sont installées des deux côtés de la frontière. On constate d'ailleurs une tendance à la collaboration des organismes de développement économique des deux côtés de la frontière, les rapports d'interface devenant en quelque sorte " transfrontière ".

Enfin, plus généralement, le niveau des infrastructures dans les villes frontalières américaines (aéroports, moyens de communication, infrastructure commerciale et de loisirs, conditions générales de vie) constitue un avantage pour le secteur des maquiladoras.

4) Territoires ou territorialité transfrontalière

La question de l'existence de régions économiques binationales a été posée il y déjà a une dizaine d'années par un certain nombre d'auteurs mexicains. Ainsi Jorge Bustamente, Directeur du COLEF (Colegio de la Frontera Norte) et actuel président de la BECC (Border Environmental Cooperation Commission) défendait-il la thèse de la présence dans la zone frontière d'un ensemble d'interactions privilégiées entre les deux côtés de la frontière, ceux-ci par ailleurs se singularisant de plus en plus par rapport aux ensembles nationaux auxquels ils appartiennent. D'autres, comme Margulis et Tuiran (1986) insistaient au contraire sur le fait que si ces interactions existent, les contrastes entre les deux côtés de la frontière restent importants, de sorte que la proximité de la frontière, qui a un rôle ambivalent d'obstacle et d'opportunité, donne un caractère spécifique à chaque région frontalière, et spécialement à la région mexicaine, qui peut être porteuse d'une certaine dynamique, mais qu'il ne s'agit pas d'une région binationale.

La question reste aujourd'hui ouverte. Nous voudrions tenter d'y répondre en montrant que, s'il est difficile de parler d'un territoire transfrontalier binational (a), il est peut-être possible en revanche de repérer une territorialité transfrontalière au sens de Pecqueur (1992) résultant de l'investissement par les acteurs concernés dans leurs stratégies d'actifs spécifiques liés à la proximité (b). a) Un territoire transfrontalier?

Nous avons vu qu'il y avait des effets des relations interindustrielles entre les deux côtés de la frontière qui illustraient les effets d'une proximité transfrontalière. Toutefois la proximité territoriale ne peut être réellement établie que par le partage de conditions et d'un mode de vie, favorisant l'émergence d'un sentiment d'identité commune et d'appartenance à une même communauté. Ceci peut paraître très hypothétique dans la mesure où la frontière entre le Mexique et les Etats-Unis sépare un pays en voie de développement d'un des pays les plus développés du monde, le contraste étant probablement unique dans le monde.

Certains éléments peuvent toutefois relativiser ce constat. Si le PIB/tête américain en PPA représentait en 1994 près de 4 fois celui du Mexique (l'écart s'étant probablement accru depuis), les indicateurs des deux zones frontalières sont nettement plus proches. Selon Chavez et Suarez (1996), avant la dévaluation le PNB/tête en PPA des comtés frontaliers américains et celui des Etats frontaliers mexicains étaient assez voisins, dans un rapport de 1 à 2 au maximum. En fait si les villes-frontière mexicaines ont un niveau de vie moyen parmi les plus élevés à l' échelle mexicaine, le niveau de pauvreté des comtés frontaliers américains est par contre parmi les plus importants des Etats-Unis, particulièrement à l'est de la zone frontière, et il est illustré par exemple par l'existence de " colonias ", habitat spontané analogue à celui des villes jumelles mexicaines (elles abritent environ 400.000 habitants au Texas). En second lieu les populations vivant de chaque côté de la frontière ont de nombreux liens. Dans les villes frontières américaines (à l'exception de San Diego, qui accueille de nombreux retraités, et dont l'activité économique dépend en grande partie des industries liées à la défense), la population d'origine hispanique constitue entre 70 et 90% de la population totale, pourcentage très supérieur à ceux des états frontaliers, pourtant déjà élevés (40% au Nouveau-Mexique par exemple). Ces villes sont bilingues, et les liens familiaux sont nombreux avec les villes du côté mexicain. Elles constituent des zones de services, notamment commerciaux, pour la population des villes mexicaines et dépendent pour une grande part de la clientèle mexicaine, dans la mesure où leurs industries traditionnelles (sidérurgie, pétrole, confection) sont souvent en déclin. Toutefois des différences subsistent dans les niveaux de vie ou d'infrastructures entre les deux versants de la frontière et il serait difficile de prétendre qu'ils constituent un territoire homogène transfrontalier de ce point de vue. L'existence d'un sentiment d'identité commun serait un élément plus décisif.

Il est possible d'identifier de chaque côté de la frontière une identité locale qui peut fonder des relations de confiance entre acteurs. Au Mexique, la région frontière, et plus généralement le Nord, entretiennent une relation parfois difficile avec le pouvoir central de Mexico. Ceci est d'abord du à l'Histoire, le Nord ayant été le théâtre de mouvements séparatistes divers, mais également à des raisons économiques : le Nord a toujours été par la force des choses plus ouvert sur l'extérieur, et l'implantation de l'industrie maquiladora, l'afflux de population et les opportunités que cet afflux a créées ont entraîné l'apparition d'une mentalité plus " entrepreneuriale " et moins " étatiste ", qui se retrouve jusque dans l'attitude des organisations de base (Zabin, 1996). L'identité a également une dimension politique : dans le processus d'ouverture politique que connaît le Mexique, des villes de la frontière (Tijuana et Juarez) et des états frontaliers (Basse Californie et Chihuahua) ont été les premiers à passer sous l'autorité du parti d'opposition de centre-droite le PAN (Partido de Acción Nacional). Tous ces éléments ajoutés à des traits culturels nés de la confrontation quotidienne avec " l'american way of life " ont entraîné l'apparition d'une représentation du type " eux et nous " dont Cappecchi (1987) avait souligné l'importance à propos du modèle émilien. Du côté américain, l'importance de la population d'origine mexicaine génère l'affirmation d'une identité culturelle et également politique très forte, qui se traduit notamment par une volonté de "vivre au pays " plus marquée que dans d'autres régions des Etats-Unis. Mais cette identité " mexicaine-américaine " ne se base pas uniquement sur la référence au Mexique, avec lequel la relation est très ambivalente; par contre elle suscite là aussi vis-à-vis de l'intérieur des USA une mentalité du type " eux et nous ". Ainsi cette conscience partagée des deux côtés de la frontière de l'existence d'un " dedans-dehors " de la zone frontière se construit essentiellement par rapport à des référentiels nationaux différents. Il y a plutôt deux identités frontalières qui s'affirment par rapport à deux systèmes différents.

b) Une territorialité transfrontalière?

S'il est difficile de retenir l'existence d'un territoire transfrontalier comme résultat du processus d'organisation industrielle dans la région, il est par contre possible de reprendre l'hypothèse de Pecqueur (1992) de la territorialité comme présupposé du comportement stratégique des acteurs. N'existerait-il pas une territorialité transfrontalière, marquée par des actifs spécifiques mis en oeuvre par les acteurs frontaliers dans leur espace de proximité, dont le résultat serait l'ensemble des relations que nous avons identifiées? En effet les acteurs de chaque côté de la frontière entretiennent des relations de proximité avec l'autre côté. On peut alors émettre l'hypothèse que l'existence même de la frontière place en situation de proximité et donc de relations potentielles, des éléments qui, normalement, parce qu'ils appartiennent à deux pays, voire deux " mondes " différents, ne sont pas dans cette situation. Ces relations peuvent constituer des " modalités de comportement stratégique " (Pecqueur, 1992) utilisables par les acteurs comme actifs spécifiques dans la mesure où elles ne peuvent se construire que dans les territoires frontaliers. La connaissance particulière que chaque côté a de l'autre côté, évidemment favorisée par les liens que nous avons repérés, ne se trouve que dans ces territoires frontaliers, ce qui explique que l'intégration industrielle entre le Mexique et les Etats-Unis, initiée par l'ouverture de l'économie mexicaine et approfondie par l'ALENA, ait pris la forme du développement industriel de la zone frontalière. Il est alors possible d'admettre que cette territorialité transfrontalière contribue à renforcer de chaque côté de la frontière, et notamment du côté mexicain les éléments d'une structure territoriale : proximité des différents acteurs favorisée par une identité commune, intensité de la concentration des maquiladoras, même si celles-ci ne peuvent être assimilées à un système de PME. Au total, des trois critères d'une structure territoriale que retient Pecqueur (1992), le petit, le proche et l'intense, seule l'existence du premier pourrait être mise en doute dans le cas des villes frontalière mexicaines.

5) Conclusion

Le développement industriel de la frontière nord du Mexique, quel que soit son caractère ambivalent, semble s'être appuyé sur la structuration des territoires correspondants autour d'externalités et d'actifs spécifiques qui leur sont propres. Toutefois ces actifs spécifiques des zones frontière suffiront-ils à maintenir le développement des systèmes productifs locaux construits autour de la dynamique des industries maquiladoras?

Il est difficile de porter un jugement définitif sur cette question. Divers éléments de réponse peuvent au moins être avancés à titre d'hypothèse. En premier lieu dans la mesure où la territorialité transfrontalière repose sur l'existence d'une frontière, elle est liée en partie à la forme d'intégration choisie par les deux pays, à savoir l'établissement d'une zone de libre-échange, qui n'abolit pas complètement la frontière puisqu'elle n'établit pas par exemple la liberté totale de circulation de la main d'oeuvre. Une autre forme d'intégration, du type marché commun, il est vrai très improbable dans les conditions actuelles, pourrait remettre en question le statut de cette frontière. En second lieu il existe des déséconomies d'agglomération dans les concentrations industrielles des villes-frontière mexicaines, qui se traduisent notamment par la dégradation environnementale et l'épuisement des ressources en eau notamment. Dans quelle mesure ces déséconomies ne remettront pas en cause ce développement des villes frontalières en contrebalançant les externalités positives d'agglomération liée à la territorialité? A l'inverse l'acuité des problèmes environnementaux sur la frontière qui semble favoriser à la fois une certaine structuration institutionnelle (création de la Border Environmental Cooperation Commission) et l'émergence de mouvements de résistance bi-nationaux, sous la forme notamment d'ONG et d'organisations de base, ne pourrait-elle constituer l'embryon d'une identité commune basé sur la résistance à des décisions perçues comme extérieures (Lacour, 1996)? Enfin la dynamique des villes proches de, mais non sur, la frontière pourrait se révéler à terme plus durable que celle des villes frontalières. Ces villes jouissent d'actifs spécifiques liés à la proximité de la frontière, mais différents de ceux des villes purement frontalières; elles jouissent également d'autres actifs spécifiques, non frontaliers par essence, tels qu'une tradition industrielle comme à Monterrey par exemple, qui permet une qualité particulière de la relation avec les fournisseurs locaux. Il est clair que l'on se trouverait dans ce cas en présence d'un phénomène territorial plus classique, même si des éléments de territorialité transfrontalière subsistent. La comparaison de ces deux types de dynamique sera dans le futur riche d'enseignements.

Références

Bender J. (1996) : Building a Framework Assessing NAFTA Environmental Effects, workshop organisé par la Commission de Coopération Environnementale, La Jolla, 29-30 avril 1996.

Brannon J., James D., Lucker G. (1994) : " Generating and Sustaining Backward Linkages Between Maquiladoras and Local Suppliers in Northern Mexico ", World Development, vol. 22, n° 12, 1994.

Brannon J., James D. (1994) : Cometh the NAFTA, Whither the Maquiladora? Reflections on the Future of Industrialization in Northern Mexico, Journal of Borderland Studies, Vol. IX, n° 2

Cappecchi V. (1987) : Formation professionnelle et petite entreprise : le développement industriel à spécialisation flexible en Emilie-Romagne, Formation et emploi, n° 19, juillet-septembre 1987.

Cappecchi V. (1992) : Industrializzazione flessibile e modello emiliano : storia dell'industria mecanica bolognese dal 1900 al 1992, Actes du colloque " industrie et territoire : les systèmes productifs localisés ", IREP-D, Grenoble, 1992.

Hanson G. (1996) : US-Mexico Integration and Regional Economies : Evidence from Border-City Pairs, Working paper n° 5425, Working Paper Series, NBER, Cambridge, USA, janvier 1996.

Hijonosa R. and alii (1996) : North American Integration Three Years After NAFTA : A Framework for Tracking, Modelling and Assessing the National and Regional Labor market Impacts, Report, NAID/SPPSR/UCLA, 1996.

Hualde A., Mercado A., Zepeda E. (1994) : Industrialización y caambio tecnológico en la maquiladora fronteriza, communication au séminaire international organisé par le COLEF (Colegio de la Frontera Norte) et l'Organisation Internationale du Travail sur le thème "Les maquiladoras au Mexique : présent et futur du développement industriel" au COLEF (Tijuana, Mexique) 23-25 mai 1994

Kenney M., Romero J., Won Choi D. (1994) : Japanese and Korean Investment in the Maquiladoras : What role in Global Commodity Chains?, communication au séminaire international organisé par le COLEF (Colegio de la Frontera Norte) et l'Organisation Internationale du Travail sur le thème "Les maquiladoras au Mexique : présent et futur du développement industriel" au COLEF (Tijuana, Mexique) 23-25 mai 1994

Kopinak K. (1996): Desert Capitalism : Maquiladora in North America's Western Industrial Corridor, The University of Arizona Press, Tucson, 1996.

Krugman P. (1996) : Urban Concentration : The Role of Increasing Returns and Transport Costs, International Regional Science Review, 19, 1&2, 1996

Krugman P., Elizondo R.L. (1996) : Trade Policy and the Third World Metropolis, Journal of Development Economics, vol 49 (1996)

Lacour C. (1996) : La tectonique des territoires : d'une métaphore à une théorisation, in Dynamiques territoriales et mutations économiques (Pecqueur ed.), L'harmattan, 1996.

Margulis M., Tuiran R. (1986) : Desarollo y población en la frontera norte : el caso de Reynosa, El Colegio de México, Mexico, 1986.

Mercier D. (1997) : Les capitaux hirondelles : les formes d'organisation des entreprises maquiladoras du Nord du Mexique (Monterrey) : la circulation des hommes et des techniques, Thèse de Doctorat de Sociologie, Université de Paris-X Nanterre, 1997

Mungaray Lagarda A. (1993) : Organización industrial a través de redes de subcontratación : una alternativa a las actividades mexicanas de maquila, Estudios Fronterizos, n° 30, janvier-avril 1993.

Nadvi K., Schmitz H. (1996) : Clusters industriels dans les pays en développement : éléments pour un programme de recherche, in Les nouvelles logiques de développement (Abdelmalki, Courlet, ed.), l'Harmattan, 1996

Pecqueur B. (1992) : Territoire, territorialité et développement , Actes du colloque " industrie et territoire : les systèmes productifs localisés ", IREP-D, Grenoble, 1992.

Picou A., Peluchon E. (1995) : The Texas-Mexico Maquila Industry : Expectations for the Future, Journal of Borderland Studies, X-2, Automne 1995.

Sklair L (1993) : Assembling for Development : the Maquila Industry in Mexico and the United States, San Diego, Center for US-Mexican Strudies, UCSD, 1993.

Schmitz H. (1995) : Small Shoemakers and Fordist Giants : Tale of a Super Cluster, World Development, 23-1, janvier 1995

Vargas L. (1997) : Maquila Industry : Still Going Strong, Twin Plant News, février 1997.

DEA DESTIN WEBDEV - UNIVERSITE DE VERSAILLES- SAINT QUENTIN EN YVELINES

Denis Requier-Desjardins Denis REQUIER-DESJARDINS C3ED/UVSQ


Webdev

Pour plus d'informations, contacter:
Webdev
Université de Saint Quentin-en-Yvelines
47 boulevard Vauban - 78047 Guyancourt Cedex 66
Tél : Tél : 01 39 25 53
Email: jarmah@cybercable.tm.fr


| Sommaire |

Horizon Local 1996-99
http://www.globenet.org/horizon-local/