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Chili
Plus de richesse, moins de développement

Par Benedetto Bellesi


Où en est donc le Chili ? Démocratie réelle ou démocratie surveillée sous l'oeil d'un ancien dictateur octogénaire, toujours chef des armées et défenseur inlassable de l'oeuvre mortifère qu'il a accomplie pendant tant d'années? Pays du miracle économique, mais au profit de qui ? Pays de la réconciliation nationale ou pays de l'impunité toujours persistante ? Pays dynamique au néolibéralisme conquérant ? Pays où l'enrichissement va de pair avec l'appauvrissement ? Pays dépourvu d'un vrai projet de société ? Autant de questions parmi bien d'autres que cet article sur la situation actuelle du Chili traite avec un grand esprit de synthèse et beaucoup de perspicacité.

Texte de Benedetto Bellesi, paru dans Reflexión y Liberación, septembre-novembre 1995, Santiago, Chili.


Le Chili retrouve la démocratie après 17 années d'un régime militaire sanglant. Cependant l'héritage laissé par la dictature conditionne lourdement la vie politique et socio-économique. Le modèle de développement adopté augmente la richesse tout en pénalisant 4 millions de Chiliens qui restent encore condamnés à la pauvreté. Sans des réformes urgentes et audacieuses pour une juste redistribution des revenus nationaux, le pays risque une explosion sociale.

Le miracle chilien

"La joie arrive." Avec ce slogan et soutenu par la Concertation démocratique - coalition formée par la Démocratie chrétienne, le Parti socialiste et le Parti pour la démocratie -, Patricio Aylwin a remporté les élections présidentielles de 1989. Le climat instauré par le retour à la démocratie fut apprécié par les Chiliens qui, lors des élections de 1993, ont récompensé cette Concertation en portant à la présidence du pays Eduardo Frei - fils de l'ancien président Frei (1964-70) -, avec plus de 58 % des suffrages. Frei dirigera le Chili en le conduisant vers le chemin de la modernité.

Naturellement, la "joie" promise s'oppose aux tristes moments de la dictature du général Pinochet (1973-1990). "A l'heure actuelle on respire un air de liberté, affirment les gens. La peur de la porte qui sonne la nuit et d'être emmené de chez soi pour n'y jamais revenir, c'est fini. Ce n'est plus nécessaire de courir pour rentrer à la maison avant onze heures du soir, heure du début du couvre-feu, où on pouvait être tué si on se trouvait dans la rue. Nous avons couru durant 14 ans, le temps qu'a duré le couvre-feu. Aujourd'hui, nous ne sommes plus contraints de parler à voix basse avec le voisin par peur qu'un agent des services de sécurité nous entende et qu'au coin de la rue, nous soyons kidnappés, arrêtés et portés disparus. Nous pouvons exprimer nos idées politiques dans des manifestations publiques sans risque de répressions policières, d'embuscades, de bastonnades et de prison, comme c'était le cas pour les opposants politiques. Celui qui peut manger, qui a un travail, une voiture, de l'argent pour amener son fils à l'hôpital ou lui payer l'université... peut être heureux".

Depuis dix ans, l'économie chilienne a enregistré une croissance spectaculaire : le taux moyen annuel dépasse les 6 %. L'inflation a été ramenée à 10 %, les investissements nationaux et étrangers sont en constante augmentation, le niveau de chômage a été réduit à 4,5% - le plus bas pourcentage des vingt dernières années. La dette extérieure est passée de 30 à 16 milliards de dollars. Le ministère des finances a affirmé que le revenu moyen par habitant est de 3 500 dollars, et que celui de l'an 2000 sera de 4 700 dollars. Les journalistes et les économistes internationaux parlent du "miracle chilien" et le modèle chilien de développement a été imité quasiment par tous les pays d'Amérique latine.

"A l'heure actuelle, au Chili il y a moins de pauvres - avait affirmé récemment l'ancien président Aylwin - et les pauvres sont moins pauvres".

Paradoxe chilien

Paradoxalement, en même temps que le richesse augmente, la pauvreté s'accroît. Ce n'est un secret pour personne que les statistiques basées sur les revenus "per capita" sont fausses. Lorsqu'on dit que dans un pays chaque habitant mange 100 poulets, on ne tient pas compte de ceux qui ne voient ni les poulets ni leurs os. En fait, le Chili, avec une population de 13 millions d'habitants, compte 4 millions de pauvres dont 1,5 million d'indigents. C'est un chiffre trop élevé (un tiers de la population) pour un pays montré systématiquement dans les informations internationales, comme un "modèle de croissance économique".

Bien que le chômage et l'inflation aient diminué, les travailleurs, acteurs de l'expansion économique, ont vu s'évanouir la plupart des anciennes conquêtes syndicales. Les salaires sont bloqués et le pouvoir d'achat continue de diminuer. Le cadre des négociations salariales reste celui dénommé "Plan laboral", créé en 1979 pendant le régime militaire. C'est un ensemble de lois disproportionnées qui, en favorisant l'employeur, ont atomisé le mouvement syndical chilien, jadis si combatif, et ont neutralisé toute tentative de grève et de revendication collective et étouffé la solidarité et l'unité des travailleurs.

Actuellement, 5 millions de personnes font partie du monde du travail, cependant la moitié seulement dispose de salaires conformes aux négociations collectives. Cette moitié comprend les travailleurs des secteurs "forts", c'est à dire ceux qui réclament une main d'oeuvre spécialisée, difficile à remplacer en cas de licenciement arbitraire. L'autre moitié concerne le personnel de service, sujet aux contrats informels et devant effectuer des travaux mal payés et dans de mauvaises conditions. Seuls 40 % des travailleurs de cette catégorie perçoivent le salaire minimum, fixé par la loi à environ 100 dollars par mois. Il n'existe pas de sécurité de l'emploi, les cotisations sociales ne sont pas payées et tout groupe syndical est dissout, voire interdit.

La force des travailleurs qui défendait autrefois librement le droit au syndicalisme a été réduite à une masse où chacun veille individuellement et jalousement sur son propre poste de travail. "Actuellement, être leader syndical au Chili, revient à se prendre pour un Don Quichotte, dit la syndicaliste Betty Bizamar. Les économistes du gouvernement estiment que le système actuel de contrat fait appel à la "flexibilité", pour moi il s'agit simplement de "libertinage" patronal.

Affirmer que les "pauvres sont moins pauvres" ne correspond pas à la réalité. En 1979, les 10 % les plus pauvres de Santiago percevaient 1,4 % du revenu national ; en 1991, ce même revenu a été ramené à 1,2 %. Au cours de cette période, les bénéfices des 10 % les plus riches de la capitale sont passés de 39,1% à 41,3 %. Au niveau national, selon une étude récente de l'Université de Santiago, la participation à la richesse a diminué de 40,4 % à 38,4 % y compris parmi la classe moyenne du pays, tandis que pour les secteurs les plus riches, la moyenne est passée de 55 % à 56,9 %.

La machine qui maintient la pauvreté est le modèle néolibéral de l'économie de marché adopté par Pinochet et continué par les gouvernements démocratiques d'Aylwin et Frei. "Parler de marché en Europe et en Amérique latine sont deux choses différentes", explique le professeur Ivan Radovic, directeur du Bureau de coordination d'assistance paysanne, - organisation non gouvernementale qui soutient nombre de projets en faveur des classes les plus démunies. Pour fonctionner selon sa propre logique, une économie de marché requiert de la concurrence. La concurrence stimule la production de certains biens de meilleure qualité et à moindre prix que les gens peuvent choisir d'acheter selon leur convenance.

Au Chili, aujourd'hui il n'y a pas concurrence, mais monopole. Les propriétaires du capital créent et contrôlent le circuit économique complet, depuis la production jusqu'à la commercialisation et cela du papier aux aliments, de l'essence aux voitures. De fait, l'économie de marché produit de la richesse mais elle ne la distribue pas, au contraire elle la concentre. En Amérique latine, nous sommes les champions, après le Brésil en ce qui concerne la concentration de la richesse. Des pays comme le Pérou et la Bolivie, nettement plus pauvres, affichent une distribution des richesses plus équitable, fait qui est corroboré par la Banque mondiale.

Pour vaincre la pauvreté

"La lutte contre la pauvreté sera la tâche principale de mon gouvernement" avait promis Eduardo Frei, le jour de sa prise de fonctions comme président du Chili (le 11 mars 1994) et il continue de le répéter dans ses discours. Les autres hommes politiques font chorus avec lui.

Pour aider les secteurs les plus déshérités, le gouvernement a créé le "Fonds de solidarité et d'investissement social", mais le budget destiné à ce fonds (40 millions de dollars) ne suffit même pas à surmonter le niveau d'indigence d'une seule province du Chili. Globalement, les projets du Fonds et du gouvernement sont généralement voués à l'échec, soit parce qu'ils sont programmés et réalisés sans la participation des organismes spécialisés dans les différents secteurs, soit par manque de formation technique des bénéficiaires, soit encore à cause des systèmes bureaucratiques corrompus ou du clientélisme politique.

"Pour tenter de mettre fin au problème de la pauvreté, écrit le professeur Radovic, il faut une volonté politique réelle avec la mise en oeuvre des mécanismes permettant la redistribution équitable des revenus. Compte tenu que le système néolibéral ne le fera pas, l'initiative doit partir de l'État. C'est une chimère de croire à une redistribution automatique faite par le marché et produite par la justice et la générosité des possesseurs de l'argent".

Une façon d'exercer cette volonté politique est l'établissement d'impôts directs d'envergure sur les biens de luxe et les revenus des grandes entreprises et la destination transparente de ces recettes aux hôpitaux, aux écoles, vers le secteur du logement, pour des investissements ruraux et urbains ou en faveur des petits producteurs agricoles et des micro-entrepreneurs de la ville.

Agir à l'opposé de ce qu'on a fait en 1982, c'est aussi une autre façon de lutter contre la pauvreté. En effet, en 1982 le système bancaire se trouvait au bord de la faillite et le gouvernement militaire, en dépit de son orthodoxie de marché et de sa crainte de l'inflation, avait destiné 10 milliards de dollars à la banque privée en banqueroute, soit 40 % de la dette extérieure chilienne . Malgré ce coup, l'économie du pays a continué son expansion. Ne pourrait-on pas aujourd'hui, en 1995, destiner au moins la moitié de cette somme, pour une fois dans l'histoire du Chili, aux écoles, aux hôpitaux, pour des logements, pour des crédits aux clients pauvres, sans craindre comme ce fut le cas en 1982, aucune catastrophe ?

Par ailleurs, pour mettre un terme de façon sérieuse au problème de la pauvreté au Chili, il faut permettre une forte participation des gens, en rendant actifs les réseaux démocratiques existants et en créant d'autres pour qu'à travers eux notre peuple se considère acteur de la reconstruction du pays."

Souveraineté limitée

La "volonté politique" des autorités chiliennes, à supposer qu'elle existe, est censée tenir compte des militaires et des entrepreneurs. La démocratie chilienne est en réalité une démocratie à souveraineté limitée : le général Pinochet est encore le commandant en chef de l'armée, la constitution en vigueur est substantiellement la même que celle promulguée en 1980 sous le régime militaire ; neuf sénateurs sur 47 ont été désignés directement par l'ancien dictateur. Si le gouvernement essaie de limiter certains privilèges, dans les rues apparaissent des soldats et des tanks, scandant presque " ne nous dérangez pas"!

L'introduction de réformes à caractère économique et social se heurte aux plaintes et aux propos des entrepreneurs : " Si nous ne sommes pas assurés des conditions nous permettant de gagner suffisamment, disent-ils, nous investirons notre capital à l'étranger". C'est un chantage permanent, sur tous les secteurs économiques. Par ailleurs, les décisions les plus importantes concernant la vie du pays ne sont pas prises au parlement, mais par les maîtres des finances et par les multinationales.

Il existe un énorme divorce entre la population chilienne et ses représentants politiques. Ces derniers font de grandes promesses au moment des élections, qu'ils oublient aussitôt lorsqu'ils siègent au parlement. Au Chili, comme ailleurs en Amérique latine, le terme "politique" est synonyme de "menteur".

Le peuple chilien oscille constamment entre l'espoir et la désillusion. "Ce Chili, ce n'est pas celui que j'ai connu quand je luttais contre l'oppression, affirme le représentant étranger d'un organisme non gouvernemental. Actuellement, c'est un pays apathique et sans objectif. Je sens que l'héritage de la dictature est toujours présent. Les Chiliens perdent lentement le sens de leur appartenance. Il y a une grande incertitude en ce qui concerne le progrès des agriculteurs ; il n'existe pas de plans régionaux cohérents et quand ils existent, ils proviennent des grands ensembles formés par les entrepreneurs".

En réalité, 60 % des Chiliens n'ont aucune possibilité de participer activement au destin économique du pays. Aujourd'hui, c'est l'ingénierie politique qui détermine le développement du Chili, les recettes pour mettre fin à la pauvreté tombent du ciel sans que les intéressés directs y participent. Pour les hommes politiques, les pauvres " ne sont pas viables" donc ils sont contraints à recevoir. Les organisations populaires s'effondrent ; la Centrale unitaire des travailleurs (CUT) qui regroupe 80 % des centrales syndicales, est pratiquement inexistante. Dirigée principalement par le Parti socialiste et la Démocratie chrétienne, et par manque de contact avec la base des travailleurs, la CUT n'est plus qu'une représentation bureaucratique du syndicalisme qui se contente "d'humaniser" le modèle économique en place.

Situation explosive

"Les autorités ignorent ce dont est capable un peuple quand il fait sien un idéal comme celui de la reconstruction de son propre pays, dit le directeur du Bureau de coordination d'assistance paysanne. Je pourrais donner des milliers d'exemples du potentiel des gens qui ont fait des choses merveilleuses avec peu de ressources. La construction d'une route en une zone montagneuse sur laquelle le gouvernement travaillait depuis plus de 60 ans, nous l'avons finie en 18 mois et en faisant d'énormes économies. La participation des hommes n'est pas une solution, elle est la seule solution".

Dans le cas contraire, qu'arrivera-t-il ? " Si on ne prend pas des mesures audacieuses et urgentes, continue Ivan Radovic, le Chili sera victime d'une explosion sociale, - qui serpente déjà à travers toute l'Amérique latine. Les exemples ne manquent pas : depuis la sanglante rébellion des Indiens de Chiapas au Mexique, les violents affrontements des fonctionnaires de Santiago del Estero (Argentine), en passant par les démonstrations des agriculteurs au Paraguay et en Bolivie, les saccages dans les supermarchés au Brésil, les virulentes manifestations au Venezuela contre la TVA, les grèves des fonctionnaires au Guatemala, les protestations des Indiens en Équateur contre la hausse soudaine du prix de l'essence... Au Chili, cela n'arrivera pas, disent certains, car nous sommes une nation à la croissance soutenue. Nos experts sociaux tenaient un tel discours sur la possibilité d'un coup d'État militaire, il y a 25 ans".

Le peuple chilien ne veut pas d'explosion sociale, il vient de sortir de la dictature. Mais les symptômes du malaise se font sentir, particulièrement dans la capitale où se développent, d'une part, la violence, la délinquance, la prostitution, le trafic et la consommation croissante de drogues et, d'autre part, l'installation de grillages de protection, la présence de gardes privés, d'alarmes, de chiens policiers... Tout cela pourrait bien être pour les 4 millions de Chiliens pour lesquels la joie ne vient pas, le début d'une confrontation progressive.

De plus, à la tension que vit la société chilienne s'ajoute l'impunité pour les violences commises durant la dictature. En cinq ans de démocratie on a rassemblé une documentation sur des millions de violations des droits de l'homme (arrestations, emprisonnements, tortures) et 2 279 cas de citoyens assassinés ou portés disparus. 1 100 procès contre des militaires accusés de crimes ont été ouverts , mais jusqu'à maintenant, aucun d'eux n'avait été condamné.

De fait, sur le système judiciaire, s'étend l'ombre de la dictature. Les militaires font cause commune face à toute accusation. Ils essaient ainsi de paralyser leurs procès en se réclamant du décret loi du régime militaire, qui accorde l'amnistie pour les crimes commis entre 1974 et 1978, - période déclarée "état de guerre". L'opinion publique est maintenue en éveil grâce aux organisations de défense des droits de l'homme et aux comités des familles des victimes. "La vérité a été rétablie sur cette période sanglante, affirme la mère d'un détenu-disparu, maintenant nous réclamons la justice".

Fin septembre dernier, une lueur d'espoir s'était allumée lorsque la Cour d'appel a révoqué la fermeture de deux procès dont les coupables voulaient se réfugier sous la protection de la loi d'amnistie. Pour la première fois, les juges ont fait valoir la Convention de Genève, ratifiée par le gouvernement chilien depuis 1951. Les crimes inscrits dans cette Convention ne sont pas prescrits et ne peuvent pas être couverts par une amnistie. Ces deux jugements constituent un exemple important, ils pourraient créer un effet de "contagion" pour d'autres procès en cours : un petit pas vers une "justice plus juste".

Traduction DIAL. En cas de reproduction, mentionner la source DIAL.


DIAL - numéro 2044

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