Cette page est une version archivée le 02 avril 2006 du site/annuaire horizon local de Globenet.
Ce site est maintenant fermé; il n'est plus tenu à jour, les informations peuvent être datées ou erronées,
et le seront de plus en plus au fil du temps. Et les formulaires sont désactivés.

Les Arbres de Connaissances : objet de controverse et expérimentations à suivre...

Par Josiane Teissier


Josiane Teissier - Publication du Céreq - juillet 98

 

"L'idée des Arbres de connaissances a émergé, entre novembre 1991 et février 1992, à l'occasion des travaux de la mission pour l'université de France, dont les deux auteurs (Michel Authier et Pierre Lévy) ont été membres"

L’histoire de cette émergence et de son devenir serait à écrire : par quel enchainement de circonstances, quelle configuration d’enjeux, cette mission publique, confiée par Edith Cresson alors premier ministre, à Michel Serres, et qui devait rassembler des institutions publiques et privées autour de démarches de construction/validation de savoirs a donné naissance, cinq ans plus tard, à un projet porté par une structure privée...

En effet, la société Trivium a été créée dès avril 1992 pour développer le logiciel et la démarche des arbres de connaissances, par Michel Authier, Pierre Levy, Michel Serres et Olivier Berstein après diverses et infructueuses propositions à des établissements publics (INRIA, CNRS, CNED, Universités…) .

Le projet public, porté par Edith Cresson cette fois en qualité de commissaire européen, réapparaît en 1996, avec le Livre Blanc "Enseigner et apprendre, vers la société cognitive" et la série d’appels d’offres visant le développement d’un dispositif non excluant de certification des compétences. Sans doute les "arbres de connaissances" ne sont-ils pas cités par le livre blanc : ils ne constituent pas moins la référence implicite de tout le dispositif de certification des savoirs, posé comme objectif sinon alternatif, au moins complémentaire aux diplômes.

Parallèlement à ce jeu institutionnel et économique, le livre qui en est résulté a déclenché en France deux mouvements contradictoires : une controverse s’est développée de façon informelle, sans écrits publics à caractère scientifique, avec notamment les milieux de la formation professionnelle, (syndicats compris), de l'éducation et de la recherche ; et un vif intérêt pour le projet s’est manifesté de la part de certains acteurs, qui retrouvaient dans le concept des "arbres de connaissances" l'énoncé de leurs propres principes d'action, mais avec une promesse d'opérationnalisation.

Ces acteurs se sont révélés rapidement très divers de par le champ de leur intervention et leurs pratiques : instituteurs "Freinet", organismes de formation et de pré-formation, responsables d'Ateliers Pédagogiques Personnalisés, services informatiques de grandes entreprises privées ou de recherche d’entreprises publiques, dirigeants de PME en réflexion sur les classifications, organisme public d'animation et d'études sur l'emploi et la formation, institutions régionales publiques en charge de la formation...

Cette diversité constitue précisément un indicateur de la richesse potentielle des usages qui peuvent être faits des arbres, par delà le caractère idéologique voire militant du projet.

En effet les arbres de connaissances se donnaient d’emblée comme un projet politique, fondé à la fois sur une conception nouvelle d’une économie de la connaissance et sur une instrumentation de cette économie, projet en rupture avec la logique hégémonique de la hiérarchisation des savoirs par les certifications officielles, et en recherche d'autres modes de reconnaissance et d'échange pour une plus grande " citoyenneté " .

Ainsi, les choix d’origine s’énonçaient comme constituant une rupture centrale par rapport au diplôme comme norme sociale de la relation emploi-formation.

Mais si ces choix suffisaient à alimenter la polémique, cette dernière s'est également développée sur des bases confuses dans la mesure où d'une part la démarche préconisée pour l'usage de cet instrument traitait avec une certaine désinvolture l'approche cartésienne visant à identifier aussi "clairement et distinctement" que possible la nature des compétences et où d'autre part, l'algorithme original de Michel Authier n'a pas été révélé par l'auteur.

En effet, sans argumenter et expliciter le modèle théorique sous-jacent, les auteurs se sont opposés, dans leur livre, à l'approche systématique et rigoureuse d'analyse des compétences conduite par des experts, pour préconiser une démarche interactive, participative et médiatisée, construisant par tâtonnements successifs une représentation des compétences de chaque individu en rapport avec les compétences d’un collectif de personnes concernées.

On comprend que ce type de positionnement pouvait déclencher une hostilité du côté de certains acteurs sociaux comme du côté des experts spécialistes de l'analyse des emplois et des compétences...

En ce qui concerne la non-explicitation des fondements théoriques de l'instrumentation, on notera que les auteurs ont dû, pour assurer d'abord la survie, puis le développement de leur projet, se constituer en société commerciale, et "protéger" l'algorithme conçu par Michel Authier par un dépôt de brevet. La publication de son article sur "les fondements théoriques des arbres de connaissances" en 1996 ne livre toujours pas cet algorithme, mais seulement ses principes...

Ainsi, l'émergence des arbres de connaissances s'est-elle accompagnée de quelques malentendus, attachés aux excès d’une polémique autour d’un projet militant ; et sans doute de quelques agacements des experts et chercheurs, les uns à se voir opposé le secret, lorqu'ils ont souhaité comprendre la nature du traitement mathématique effectué, les autres à voir contesté le bien-fondé de leur propre expertise sur l'identification des compétences

Par delà les anathèmes et débats idéologiques, très vifs lorsque viennent au jour les questions symboliques et économiques de reconnaissance sociale et de fonctionnement du marché du travail, quels enseignements et quelles questions sont susceptibles d’émerger des tentatives de mise en oeuvre de ce type de projet ?

C’est cette question qui nous a conduit à faire le choix d’une première exploration des sites sur lesquels ont été expérimentés les arbres de connaissances, faisant l’hypothèse que ces acteurs sociaux étaient porteurs d’enjeux par rapport auxquels peut se comprendre l’usage des arbres de connaissances.

Il ne s’agit pas, à travers ces observations dont les limites sont soulignées par ailleurs, de conclure sur la pertinence de l’usage des arbres de connaissance au regard des intentions des auteurs ou de conclure sur les effets sociaux de ses usages.

Mais dans un premier temps, cette exploration nous conduit à identifier le type d’acteurs qui s’estiment confortés dans leurs pratiques, par l’usage de l’instrument, et éventuellement, par l’adoption de la démarche préconisée par les auteurs ; à voir comment se dessinent leurs conduites de projet, comment leurs démarches sont instrumentées par les arbres de connaissances ; à aborder enfin la question du champ de légitimité des diverses formes de reconnaissance sociale des compétences.

 

1 - Un projet porteur de critique sociale, des acteurs qui s’en emparent...

"L’Université de France" que Michel Serres avait pour mission de préparer, avait pour objectif de "permettre l’acquisition de compétences évaluées de façon incontestable", en priorité pour "les jeunes qui n’ont pu atteindre le niveau moyen requis pour accéder à un diplôme et (pour) toutes les personnes diplômées auxquelles l’évolution des techniques impose d’aquérir des savoirs complémentaires".

Dans l’introduction au livre "les arbre de connaissances", Michel Serres résume la philosophie du projet :

"Qui ne voit donc qu'il serait bon, juste, raisonnable et salutaire de séparer encore individu et catégorie, appartenance et singularité, expertise et hiérarchie et pour ce faire, remplacer les peaux d'âne, pauvres cartes d'identité confinant à la misère logique ou descriptive et au mépris hiérarchique, par des profils plus riches et variables dans le temps, donc incomparables?"

Pierre Lévy et Michel Authier en précisent les contours : "Le coup d'envoi du mouvement démocratique de l'avenir ne pouvait viser que la base même de la richesse et de la citoyenneté du monde contemporain : savoirs, savoir-faire, compétences. C'était donc sur l'échange et le partage des connaissances que nous devions faire porter nos efforts".

Par-delà la dénonciation de la limite des diplômes, Michel Authier et Pierre Lévy visent ainsi à créer des dispositifs, par lesquels la réalité des savoirs et savoir-faire de chacun, quel que soit leur mode d’acquisition, puisse venir au jour, comme possibilité de participer à la vie citoyenne ...

Sur ce terrain, les arbres de connaissances se posent comme un "manifeste", à la fois :

- postulat philosophique énonçant la valorisation des savoirs par leur usage,

- critique d’une organisation sociale qui s’arroge le pouvoir d’effectuer cette hiérarchisation, en énonçant les normes par rapport auxquelles s’identifient et prennent valeur ces savoirs, dans une temporalité qui n'est plus celle des évolutions d’activité socio-professionnelles

- mot d’ordre appelant à une mobilisation citoyenne, à une prise en charge par chacun et collectivement, d’une régulation sociale nouvelle et continue.

Appel à l’action, les arbres de connaissances pouvaient l’être, puisqu’ils instrumentent, dans une démarche et par une technique nouvelles, des tentatives anciennes et multiples, non pas de subvertir les modes de certification, mais de récupérer ce et ceux qui se trouve(nt) hors de leur champ dans trois types de situation qui sont celles que nous avons observées et n'épuisent sans doute pas le sujet :

- du côté de ceux qui, n'entrant dans aucune des configurations de métier, d'expérience, ou de savoirs traditionnellement requis pour occuper les emplois existants, n'ont d'autre solution que de mettre en perspective les morceaux de parcours qu'ils ont pu enchaîner et qui peuvent être révélateurs d’une capacité d'agir , mise en perspective qui se fait au sein d’un collectif vivant et inter-agissant

- dans les institutions éducatives où se construit cette capacité d'agir, c'est à dire dans l'apprentissage, où se nouent des relations réussies ou manquées entre le "faire" et le "savoir" . Il s’agit des moments où rien n'est joué par avance : relation dynamique (entre le savoir comme détour pour agir, et le faire comme situation de questionnement), ou bien relation figée qui sacrifie en le subordonnant, l'un des deux termes, généralement en situation éducative le "faire", au bénéfice d’une hypertrophie d’un savoir, déraciné et sans autre finalité que lui-même.

- dans les lieux où se développent des activités nouvelles, dans des contextes en forte évolution, qui ne permettent pas de prescrire le travail, mais supposent de la part de l'individu une capacité d'exploration, de création de sens et de mobilisation de ressources et posent l’exigence de référentiels d’activité révélateurs de ces dynamiques.

 

Dès lors, les acteurs qui, situant leur action du côté de la valorisation des compétences acquises hors de tout système formel d’apprentissage, se sont emparés du dispositif des "arbres", ont participé de facto à un débat qui n’a pas vraiment eu lieu en tant que tel..., loin des considérations académiques sur l’identification des compétences, la certification des acquis, la puissance et les limites d’une économie de la connaissance régulée par les diplomes...

Le développement des expérimentations avec les arbres de connaissances ne légitime certes pas le projet : mais il donne à voir les lignes de fracture qui se dessinent, où se fait sentir le besoin d’aborder autrement la question des compétences entendue comme question sur la puissance d’agir de l’homme dans la société

Dans le premier type de situation évoquée, où se constate l’usage des arbres de connaissances, celui de la tentative d’une construction d’identité socio-professionnelle pour ceux auxquels la société ne prévoit pas de "passeport", l’on pourrait s’attendre à ce que de multiples expérimentations se soient développées avec les centres de bilan dont la mission s’inscrit dans cette problématique.

Paradoxalement, ce ne sont pas les experts du bilan qui ont d’abord expérimenté mais plutôt les organismes de formation et d’insertion professionnelle pour les publics dits en difficulté, en référence fréquente aux " histoires de vie " (Gaston Pinaud) et "  portefeuilles de compétences "(Ginette Robin), dans l’alternative qu’ils opposent à la logique " excluante " des diplômes. Sans doute la pratique proprement dite de bilan est-elle généralement fortement influencée par une approche psychologique et individuelle, et à ce titre moins immédiatement ouverte à la démarche collective de co-construction présupposée par la démarche préconisée et par l’ergonomie du logiciel gingo. Par contre, les organismes de formation travaillant dans le champ de l’insertion professionnelle, porteurs des mêmes références mais plus orientés sur des approches collectives, se sont plus facilement intéressés au projet.

Un deuxième type d’acteurs, les pédagogues, s’est fortement emparé de cette démarche autour de deux préoccupations :

- celle de favoriser la valorisation des savoirs et des pouvoirs d’action déjà acquis, en permettant à chacun de se positionner à la fois comme demandeur et comme offreur de formation... Sur ce versant, le référent des expérimentateurs des arbres de connaissances est celui des "Réseaux d’Echanges Réciproques de Savoirs", qui ont largement inspiré Michel Authier et Pierre Lévy, comme ils l’ont souligné dans leur livre : en effet, le concept d’économie de la connaissance dans laquelle le savoir se valorise dans l’échange qui en est fait, est le principe structurant de la démarche des Réseaux d’Echanges Réciproques de Savoirs.

- celle de privilégier l’exploration et le questionnement comme fondements de l’apprentissage coopératif, en accordant une place maitresse à des repères clairs sur le chemin parcouru, sur les acquisitions de savoir et savoir-faire, pour guider la poursuite du parcours d’apprentissage.

Sur ce deuxième versant, le courant qui prend source dans la pratique de Freinet, et se déploie avec Bertrand Schwartz dans le monde de la formation d’adulte, constitue la référence de ce deuxième type d’expérimentateurs des arbres de connaissances. Les instituteurs Freinet notamment ont puisé dans le concept de brevet, et dans son mode de construction, un moyen d’affiner la réflexion des apprenants sur ce qu’est le savoir et ce qui en fait preuve ; on pourrait dire qu’ils " instrumentent " leurs pratiques habituelles avec le logiciel gingo...

Enfin, dans le troisième type de situation évoquée, celui du bouleversement des organisations du travail et des nouvelles caractéristiques de l’activité professionnelle qui engendrent de nouvelles exigences dans les qualifications, il s’agit de prendre en compte un problème de temporalité, celui de l’écart croissant entre la rapidité des changements techniques et organisationnels, et la stabilité inhérente à tout système de référence structurant les relations sociales dans la durée ; mais il s’agit également d’assumer l’incertitude, caractéristique de toute situation dans laquelle l’activité humaine ne peut être strictement prédite, caractéristique de toutes capacités dites d’autonomie, d’inventivité... requises pour faire face aux aléas, aux "évènements" ...

Ce décalage de temporalité et cette incertitude fondamentale, contribuent aux turbulences que connaissent les diplômes et tout dispositif érigeant des normes de l’activité humaine à des fins de gestion, et contribuent également aux incompréhensions souvent constatées entre les services opérationnels des entreprises qui sont dans l’action concrète de mobilisation des compétences, et les services fonctionnels de gestion des ressources humaines, qui sont dans une approche systématique et règlementaire de la gestion des compétences.

De fait, dans les entreprises, les arbres de connaissances ont été adoptés plutôt par des services informatiques, voire de formation, qui connaissent des évolutions fortes dans leurs compétences techniques et organisationnelles et dans leurs missions, et sont réceptifs au pragmatisme de la démarche proposée par les arbres de connaissances, comme à l’originalité du logiciel gingo.

Ainsi ce projet des arbres de connaissances, qui s’est donné au départ une allure messianique, est inscrit, aux yeux même des acteurs qui s’en sont emparés, dans un ensemble de courants de réflexions et de pratiques déjà fortement développés, dans les ruptures initiées autour de la domination de certaine formes de savoir.

Pour ces acteurs, dans les expériences qu’ils estiment réussies, intéressantes et à poursuivre, les arbres ne sont du reste qu’un moyen, un instrument particulièrement intéressant, souple et efficace, de mise en oeuvre de pratiques déjà éprouvées en matière d’identification, de construction, de validation et d’échange de savoirs.

 

     

    Une des difficultés que rencontrent les arbres de connaissances est sans doute liée à la complexité de cet objet, qui est bien une nouvelle technologie, mais aussi une démarche, et qui suppose, pour que soit utilisée toute la richesse de ses potentialités, des conditions d’utilisation exigeantes.

    Les auteurs ont largement évolué, avec l'expérience, sur la démarche d’identification des compétences.

    En effet, la diversité des mises en oeuvre par des acteurs eux-mêmes divers, a conduit progressivement les auteurs à considérer que gingo pouvait être utilisé en des démarches diverses d’identification des compétences, l’essentiel étant que les utilisateurs soient au clair sur leur projet et l’instrumentation adéquate.

    Cette évolution est révélatrice d’une autonomisation de l’outil, qui devient susceptible d’usages divers, éventuellement très éloignés du projet initial dont nous avons esquissé la configuration. Il n’en reste pas moins que la démarche initialement proposée par les auteurs des arbres de connaissances, a pu être mise en avant par les auteurs avec un relatif succès dans la diffusion, parce qu’elle était soutenue par un outil de gestion de l’information et de communication en congruence avec cette démarche.

    De fait, en ce qui concerne les premières expérimentations, les entreprises, tout comme les structures d’insertion et de formation n’ont généralement pas tenté de s’appuyer sur des référentiels existants pour constituer la base de brevets. Elles ont plutôt opté pour l’approche préconisée par les auteurs, marquée par trois grandes phases :

    - en amont, définition collective de l’objectif poursuivi par l’usage d’un arbre de connaissances, d’une charte d’usage et de règles de construction et attribution des brevets ;

    - en phase de construction, première constitution d’une base de brevets à partir de la libre expression d’un groupe initial de personnes et émergence de l’arbre avec les blasons des premières personnes impliquées ;

    - en phase de développement, ouverture à d’autres personnes qui construisent leur blason et peuvent déposer de nouveaux brevets si ceux existants ne suffisent pas...

    Cette démarche de libre expression a alimenté la polémique dans la mesure où les auteurs ont prétendu substituer à l’analyse méthodique et rigoureuse des experts la parole des personnes concernées sur leurs propres compétences ; la question était donc posée par les analystes du travail et de l'emploi, quant à la capacité des personnes à dire leurs compétences...

    La première exploration des sites, que nous avons conduite en 1996, nous a permis de retirer quelques précisions concrètes relativement à la nature des informations ainsi recueillies dans les démarches de libre expression, et qui constituent les brevets attribués aux personnes, la manière dont elles sont construites et en quelque sorte "travaillées", et enfin le statut qui leur est conféré du fait de l'ouverture constante de la base de brevets à des modifications et enrichissements.

    1°) - En premier lieu, la nature des informations recueillies dans les démarches de libre expression que nous avons rencontrées, est extrèmement hétérogène .

    Sans doute certaines de ces informations sont-elles formulées en termes de compétences, ou activités définies par leur finalité, le contexte dans lequel elles s'exercent, et les modalités qui permettent de reconnaître que ces compétences peuvent être attribuées à une personne.

    Cependant d'autres types d'informations peuvent être recueillies : cela dépend essentiellement de l'objectif poursuivi par la création de l'arbre de connaissances.

    Ainsi dans telle configuration de projet, qui privilégie l’échange des savoirs, les brevets seront-ils définis exclusivement comme compétences et savoirs que les personnes s’engagent à mettre à la disposition des autres ; dans telle configuration de projet qui vise à développer des pratiques professionnelles innovantes, il s'agira des actions conduites par les membres d’une équipe et considérées par cette équipe, comme innovantes et susceptibles de faire l'objet d'échanges ou de transfert.

    Autant de notions qui renvoient bien à celle de "compétence", mais dont la définition est totalement structurée par la finalité du projet poursuivi en construisant l'arbre, et non par des considérations techniques sur le niveau d'analyse de l'activité le plus pertinent ou par un objectif de définition de contenus de formation...

    Ces exemples nous conduisent à mieux comprendre le bien-fondé de l'invention de nouveaux mots, pour désigner les "compétences" et les "profils de compétences", respectivement appelés brevets et blasons ; il s'agit de ne pas s'enfermer dans une représentation déjà largement connotée par des modes de gestion qui se veulent rationnels et universels, de compétences supposées univoques qui permettent d’induire des contenus de formation, mais de finaliser l’identification des compétences par le projet d’action qui va nécessiter leur mobilisation...

    2°)- Un deuxième point est à prendre en considération dans la compréhension de la démarche initiale des arbres de connaissances : le mode de construction de ces informations est constitué de démarches à la fois collectives, interactive, et inscrites dans la durée.

    Cela présente l'avantage d'un ajustement continu dans l'analyse et le choix du découpage de l'activité pertinente, qui est effectué par la double médiation du groupe et d’une personne "interface".

    C'est précisément cette dimension collective, itérative et inscrite dans la durée, qui séduit les acteurs faisant le choix des arbres à des fins de valorisation des personnes : chacun doit confronter les brevets qu’il a définis et s’est attribué, à ceux qui sont définis ou reformulés par d’autres, entrer en discussion sur les choix à faire, voire négocier... Ici, la démarche de "libre expression" a une vertu heuristique, car elle conduit chacun à confronter sa propre expérience à celle des autres .

    Le processus compte plus que le résultat, la démarche compte plus que la base de brevets, et le blason de chacun, constitué ainsi par une confrontation active de soi et des autres, prend sens pour chacun dans le contexte déterminé de l’arbre de connaissances.

    Une fois intégrée dans gingo, l’expression d’une compétence reste susceptible de modifications interactives tout au long du processus d’identification et d’attribution des brevets : elle est donc une image perfectible des compétences de chacun, et permet ainsi d’une part une économie d’analyses préalables, d’autre part une "appropriation" du résultat par les personnes concernées, qui admettent d’autant mieux la représentation de leur blason qu’elles ont participé à son élaboration, et contribué de ce fait à l’élaboration du blasons des autres participants...

    Nous sommes ici sur un point décisif pour comprendre les potentialités nouvelles introduites par les arbres de connaissances, point où s’articulent étroitement un outil et une démarche, celui-là donnant à celle-ci des points d’appui en "gardant trace", pour rebondir, élargir, préciser, bref, pour travailler un matériau construit collectivement.

    3°) - Ce processus se différencie profondément de celui qui domine nos pratiques actuelles d’identification et d’évaluation des compétences, puisque avec les arbres de connaissances, le " référent " (traditionnellement appelé " référentiel "), est construit progressivement par l’apport successif des profils singuliers de chacun. Très concrètement, on peut dire que dans la démarche des arbres de connaissances, chaque personne concernée peut en principe, participer à trois niveaux à l'élaboration de ce qui devient un référentiel de compétences :

    - en étant partie prenante dans la définition du projet dont l'arbre de connaissances est un instrument, et en co-construisant les règles du jeu .

    - en déposant des brevets nouveaux, ce qui suppose un véritable travail d'analyse et de réfléxion qui est accompagné par une médiation (d'une personne et/ou d'un groupe)

    - en s'attribuant des brevets, dans le respect des procédures, règles et critères qui ont été définis

    L'originalité la plus importante et qui n'a pas fait jusque là l'objet de nombreux commentaires, est sans doute dans l'intégration des différentes phases traditionnellement séparées dans le temps et entre divers acteurs qui scandent tout processus d’ évaluation : définition d’un projet d’action, définition des règles et conditions de l’évaluation des compétences qu’il requiert, et évaluation des compétences acquises par les personnes au regard de ce projet et de ces règles.

    Cette intégration, induite par la démarche des arbres de connaissances et structurée par le logiciel gingo, est ce qui favorise véritablement l'inter-action entre l'individu et un collectif de référence, qui structure la création, la croissance et l'usage de l' arbre des connaissances et qui donne aux compétences une valeur clairement relativisée en fonction du projet poursuivi, du type de collectif humain dans lequel elles sont rendues lisibles, et des modes de reconnaissance qui ont été adoptés.

    4°) Cependant, et c'est le quatrième point qu'il convient d'aborder à ce propos, ce qui fait la richesse de cette démarche en constitue aussi la limite : la validité des brevets et blasons est relative au collectif qui les a générés : l'espace d'échange n'est pas forcément fermé, mais il suppose que les nouveaux arrivants en acceptent les règles qu’ils n'ont pas eux-mêmes définies...

    A cette question de la plus ou moins grande implication réelle des participants à la définition des règles de construction de l’arbre, se superpose la question concomittante de l’intégration plus ou moins effective du langage structurant au départ la construction des brevets.

    Là se situe peut-être la revanche des experts, disqualifiés par " les arbres de connaissance " : les usagers auront à " convenir " de certains niveaux d’expression des compétences pour se reconnaître ; des experts trouveront-ils place sinon constituer un langage, du moins pour formaliser une grammaire...

    Pour conclure provisoirement sur la démarche, nous dirons que les sites expérimentant les arbres semblent déplacer la question de l’identification des compétences : loin des débats des experts qui cherchent à établir une meilleure capacité de prédiction des compétences par une description exhaustive et pertinente, ils misent sur un outil et une démarche dont ils n’attendent pas qu’ils aient une puissance de prédiction supérieure à celle des opinions des gens concernés et engagés dans l'action, mais qui serve de point d’appui à une confrontation et un ajustement continu de ces avis, pour une meilleure efficacité.

     

     

    3 - Faire la preuve des compétences

    Un point de polémique central, qui a largement alimenté les questions posées aux auteurs des arbres de connaissances, est relatif au fait que la preuve de la compétence n’était pas forcément recherchée dans les modes de certification officiels mais restait définie "librement" au niveau du collectif concerné, en fonction de ses besoins .

    C’est bien ce sur quoi l’expression de "libre dépôt" attire l’attention, laissant même supposer une liberté sans règles que les auteurs n’ont cependant jamais énoncée ainsi.

    En effet, dans le livre et surtout dans les premières expérimentations qu’ils ont encadrées, ils insistent sur la nécessité, pour chaque collectif concerné, de définir les règles qui valident l’attribution d’une compétence à quelqu’un.

    "...Les porteurs vivants des connaissances définissent eux-mêmes les épreuves qu’ils jugent aptes à discriminer entre ceux qui savent ou ceux qui ne savent pas.(...) Cela ne revient pas à refuser l’évaluation, mais à choisir une évaluation empirique, a portériori, par l’ensemble d’une collectivité, plutôt qu’une évaluation a priori par la tradtion, par une commission de spécialistes, une commission paritaire, etc..."

    Ce qui nous semble plus important et jusque là peu discuté, c’est moins l’énonciation quelque peu polémique des auteurs, que ce postulat qui place au coeur de la définition de la compétence (ou brevet) l’énoncé du type de preuve ou de garantie permettant de l'attribuer à une personne.

    Ici également, nous retrouvons la cohérence déjà signalée entre une philosophie, une démarche et une instrumentation.

    De Michel Serres qui proclame la nécessité d’avoir une vision plurielle de ce qui identifie les personnes, à la démarche de constitution de la base des brevets et des blason qui oblige à définir les épreuves et procédures de reconnaissance des compétences, au formatage des données dans gingo, qui intègre comme élément différenciateur des compétences la façon dont elles sont reconnues, règne une remarquable continuité.

    Le choix constant des auteurs est de prendre au sérieux la dimension sociale de la compétence, et particulièrement les modalités de reconnaissance sociale qu’elle suppose ; simplement, on peut dire que les auteurs ne présupposent pas laquelle doit être retenue...

    Dans les cas concrets de construction des arbres de connaissances que nous avons rencontrés, ont été choisies des modalités d'attributions de compétences aussi bien parjurys de formateurs sur la base d'épreuves de type scolaire, que par le jugement de la hiérarchie, ou par le jugement des pairs ou par soi-même, rien n’interdisant d’intégrer des certifications diplomantes...

    Mais cette ouverture de l'éventail des modalités de reconnaissance qui sont toutes également admises dans le formatage des données, n'est-elle pas une façon de niveler la valeur sociale de ces différentes modalités d'attribution ?

    A cette question, force est de répondre que précisément ce n'est pas le système informatique qui peut donner une équivalence aux diverses modalités de reconnaissance: il permet simplement de les intégrer toutes comme éléments éventuellement discriminants entre deux expressions de compétence. Dans la mesure où le collectif de personnes concernées l'aurait " décidé " en effet, une même compétence ferait l'objet de deux brevets différents si elle était dans un cas reconnue par la hiérarchie et dans un autre cas reconnue par les pairs..

    La valeur relative des différentes modalités de reconnaissance n'est donc en rien préjugée ou nivelée par le dispositif des arbres de connaissances : elle est affirmée fortement comme dépendant des choix du collectif qui en fait usage.

    Reste à s'interroger sur la légitimité de ce pouvoir donné aux collectifs de personnes, de décider si oui ou non il y a équivalence de valeur entre une même compétence certifiée par un diplôme, par un supérieur hiérarchique par un pair ou par soi-même... Les expériences observées apportent sur ce point une réponse de bon sens : en fonction du projet rassemblant les personnes qui construisent l’arbre des connaissances, la valeur de telle modalité d'attribution de compétences sera ou non réputée équivalente à telle autre pour cet ensemble de personnes. Cela dit, certains glissements d'objectifs dans les projets peuvent induire de nouvelles formes de reconnaissance, qui viendront bousculer celles initialement adoptées.

    Sur ce point encore, il s'agit bien d'appréciations locales et temporaires de la valeur d'usage des compétences, à l'aune non pas d'un référent universel, mais de l'efficacité de l'action : dans les expériences actuellement en cours, les évaluations n'ont pas prétention à s'ériger en jugements généraux, hiérarchisant la valeur des compétences au delà du champ d'action défini par le projet de création et d’usage de l’arbre.

    Ainsi, sous réserve d'être parfaitement au clair sur le champ dans lequel les arbres de connaissances se situent, ils ne constituent pas, dans les pratiques encore extrèmement locales observées, une réelle mise en cause des modalités de " certification " en usage. Celles-ci en effet, ont une légitimité sociale élargie par rapport à tel ou tel collectif de personnes, telle ou telle entreprise. Cette légitimité est portée par des lois ou par des accords de partenaires sociaux ; elle participe globalement à la constitution de la valeur symbolique et économique du travail sur le marché ce qui, dans l’organisation sociale actuelle, n'est pas le cas des pratiques locales d’évaluation des compétences.

    Par contre, les arbres de connaissances nous semblent apporter un élément nouveau, qui est de rendre clairement perceptibles, aux yeux des personnes concernées, les différentes modalités de la reconnaissance sociale et, par là-même, redonner sens à cette diversité.

    Restent les cas où la plasticité de l’outil et certaines ambiguïté dans l'expression des auteurs, donnent des arguments à des acteurs pour lesquels le système de certification existant doit disparaître, les cas où les arbres de connaissances apparaissent comme le cheval de Troie de la lutte anti-diplôme. Nous pensons notamment aux appels d’offre issus du "Livre Blanc" pré-cité , largement inspirés par la critique des limites du système de diplômes et par les potentialités techniques des arbres de connaissances.

    Ces potentialités nouvelles sont sans nul doute susceptibles de générer de multiples usages et tentatives, aussi bien sur le versant techniciste d’"automates de certification" à vocation universelle, que sur le versant pragamatique de reconnaissances de facto, à valeur limitée au collectif concerné et tournées vers la mobilisation concrète de compétences ainsi reconnues.

    Qui s'empare de ce type d’instrument, et pour quel usage, sont bien les questions-clefs.

    Autant de raisons de suivre les expérimentations en cours et d’inscrire ces questions dans le débat social, impliquant non plus seulement les techniciens de la relation emploi-formation, mais aussi ceux qui en négocient la définition et la valeur.

     

     

    Conclusion : une autre représentation des compétences ?

    Par delà les points de la controverse, est-il possible de prendre la mesure des apports spécifiques des Arbres de Connaissances à la question de l'identification des compétences ?

    Sur ce point, nous concluerons que l’apport essentiel des arbres de connaissances est sans doute dans le fait de donner aux non-spécialistes un autre regard sur cette question des compétences, en voie d’être captée par les experts.

    Faisant de la définition des compétences un objet socialisé de discussion, mettant en évidence le caractère relatif de la définition d'une compétence et la diversité des règles d'attribution qui confèrent une légitimité variable à prétendre les posséder, les arbres de connaissances permettent d'inverser le rapport passif que nous entretenons sur le jugement de la compétence et de mettre chacun en recherche de définitions adéquates pour identifier les compétences que chacun a, de toutes façons.

    Est-ce à dire que ne se pose pas la question des formes élargies de reconnaissance sociale dépassant les limites des petits collectifs de travail et d'échange, concernant de grands ensembles hétérogènes entre lesquels circulent les personnes et entre lesquels le maintien d'une certaine cohésion sociale est nécessaire, formes élargies qui rendent difficiles cette inversion du rapport passif que nous entretenons avec le jugement social de la compétence ?

    Certainement pas.

    Mais les arbres de connaissances, comme du reste d’autres démarches, nous incitent à repenser la question de la relation de l’individu au référent, dans l’acte d’évaluation.

    Nous ne méconnaissons pas la difficulté de cette double injonction d’une part d’avoir à rendre compte de la dynamique et la diversité de l’activité singulière, liées au contexte et à l’histoire de celui qui agit, et d’autre part d’avoir à restituer les constantes susceptibles de servir de base à des actes génériques d’évaluation et de gestion.

    Parmi les travaux de recherche qui ont abordé cette question, l’avancée constituée par la méthode d’analyse de l’emploi étudié dans sa dynamique (dite méthode ETED) constitue une approche qui pourrait apporter à certains usages des arbres de connaissances un espace élargi de validité et de légitimité.

    En effet, cette approche est l’une des références qui inspire la réflexion de certains des rénovateurs du système de certification et notamment de ceux qui ont à inventer les nouvelles modalités de validation des acquis professionnels (loi de 1992).

    Le rapprochement entre ETED et les arbres de connaissances a été fait par certaines entreprises ou chercheurs mais n’a pas donné lieu à expérimentation. Il est vrai que par delà leurs différences, il s’agit de deux démarches impliquant inter-activement les intéressés dans l’analyse de leur activité, respectueuses du sens donné à son activité par celui qui agit ; elles sont chacune à leur façon, porteuses du même souci de préserver la représentation des "signaux faibles", éventuellement significatifs des émergences de nouvelles tendances, et visent toutes deux à favoriser la représentation de l’activité de chacun dans ses relations avec l’activité d’un collectif de référence....Autant de points susceptibles d’intéresser aussi bien les institutions qui certifient des acquis professionnels en référence à des diplômes, ou les gestionnaires d’entreprise qui ne peuvent se contenter de descriptions générales d’activité, la contextualisation de l’action étant la pierre de touche de l’appréciation qui peut en être faite.

    Sans doute une conceptualisation plus fine des modalités de construction et d’articulation des unités pertinentes de compétences est-elle nécessaire, pour déterminer si ces deux démarches sont simplement complémentaires car pertinentes sur des champs différents (celui de l’action pour les " arbres " et celui de la connaissance de l’emploi pour ETED) ou si elles peuvent, selon les types de projet, s’articuler.

     

    Josiane Teissier


    Arbor & Sens

    Pour plus d'informations, contacter:
    Arbor & Sens
    8 rue Saint Paul - 75004 Paris
    E-Mail - arbor@globenet.org


    | Sommaire |

    Horizon Local 1996-99
    http://www.globenet.org/horizon-local/