Cette page est une version archivée le 02 avril 2006 du site/annuaire horizon local de Globenet.
Ce site est maintenant fermé; il n'est plus tenu à jour, les informations peuvent être datées ou erronées,
et le seront de plus en plus au fil du temps. Et les formulaires sont désactivés.

Economie solidaire et tiers secteur

Par Jean-Louis LAVILLE *


*Sociologue, chargé de recherche CNRS (CRIDA-LSCI). Cet article est disponible dans son intégralité à Transversales.

D'après l'étude de 22 expériences menées dans quatre pays européens, il est possible, selon Jean-Louis Laville, d'identifier un type européen de tiers secteur qui se démarquerait du modèle américain par son inscription dans l'espace public des sociétés démocratiques modernes, grâce à son caractère ouvert, pluraliste et intermédiaire. En outre, cette étude a permis d'identifier non seulement les obstacles les plus fréquemment rencontrés, mais surtout une série de propositions adressées aux pouvoirs publics, qui pourraient permettre d'y remédier.

L'importance de la contribution d'Alain Lipietz réside en particulier dans le fait que l'idéal type du tiers secteur d'économie solidaire y est construit à partir d'une démarche compréhensive. Il y a là une convergence avec l'approche développée avec Bernard Eme1 dans nos textes sur l'économie solidaire. Comme Alain Lipietz, nous pensons que le problème n'est pas d'exprimer des souhaits quant au tiers secteur, mais de partir des pratiques des acteurs.

Une définition du tiers secteur soucieuse de rendre compte des traditions européennes en la matière2 est amenée à se démarquer de la définition américaine dominante.

L'originalité européenne

D'un point de vue européen en effet, l'hypothèse qui peut être formulée est celle de l'inscription du tiers secteur dans l'espace public des sociétés démocratiques modernes au sein des sociétés civiles3. Historiquement le tiers secteur en Europe a partie liée avec l'élargissement de la sphère de l'intervention publique puisqu'il a fourni un certain nombre de modèles d'action participant au développement du service public : les sociétés de secours mutuel ont par exemple préparé l'avènement des systèmes de sécurité sociale. De plus, comme l'action du tiers secteur s'est orientée vers la production de biens et services, avec des intensités et selon des modalités variables suivant les pays, elle s'est trouvée en relation avec le marché.

D'où une conceptualisation contemporaine qui insiste sur la dimension intermédiaire des phénomènes qui sont désignés sous l'appellation générique de tiers secteur. Dans la recherche européenne, l'accent est mis "sur le caractère fondamentalement ouvert, pluraliste et intermédiaire du tiers secteur", ce qui revient à rejeter la notion de secteur au cas où elle laisserait "entendre qu'il existe une nette ligne de démarcation entre, d'une part les territoires du marché, de la sphère politique ou du domaine communautaire et, d'autre part, le tiers secteur"4. Ce cadre analytique sert de référence pour divers auteurs5. Malgré des nuances, ces auteurs convergent pour mettre l'accent sur le pluralisme de la protection sociale et de l'économie tout autant que sur la qualité des facteurs pouvant infléchir le contenu du tiers secteur. Il s'agit alors plus à proprement parler d'un tiers système6 ou d'une tierce approche7 que d'un tiers secteur. Leur vision a deux conséquences majeures.

La première est l'élargissement de la palette des organisations incluses dans le tiers secteur : on parle d'économie sociale plus que de secteur non lucratif. Les luttes menées au XIXe siècle ont débouché sur des compromis légalisant l'existence d'organisations dans lesquelles une catégorie d'agents, autre que les investisseurs, se voit attribuer la qualité de bénéficiaire. Les statuts obtenus (coopératif, mutualiste, associatif) délimitent un ensemble d'organisations d'économie sociale dans lesquelles ce n'est pas la contrainte de non-lucrativité qui est déterminante, mais le fait que l'intérêt matériel des apporteurs de capitaux est soumis à des limites. La frontière ne passe donc pas entre organisations avec ou sans but lucratif, mais entre sociétés capitalistes et organisations d'économie sociale qui privilégient la constitution d'un patrimoine collectif par rapport au retour sur investissement individuel. Autrement dit, le tiers système admet au niveau organisationnel tous les statuts qui restreignent l'appropriation privée des résultats.

La seconde conséquence est de ne pas se limiter à un ensemble d'organisations. Si l'économie sociale s'appréhende par le choix de la structure juridique, ce qui présente l'avantage de faciliter le repérage de ses éléments constitutifs, la perspective de l'économie solidaire intègre la question du modèle de développement dans lequel s'inscrivent les organisations.

Des précisions sur les associations

Si le fait associatif est à valoriser dans la perspective d'un tiers secteur, il ne doit pas pour autant être l'objet d'une mythification. L'observation des réalités européennes aide aussi à clarifier le rôle des associations sur au moins deux points : leur rapport aux services relationnels et à la sphère hors travail.

Les services relationnels n'apparaissent pas comme l'espace naturel des associations, dans lequel le type de prestations appellerait une organisation associative. Au contraire, la tendance est à une concurrence accrue. La période se caractérise plus par une diversification des prestataires que par la confirmation d'un monopole associatif. Les associations peuvent donc difficilement être désignées comme relevant d'un secteur particulier puisqu'elles coexistent avec d'autres prestataires privés et publics dans les champs d'activité où elles sont présentes. Le champ des services sociaux n'apparaît pas réservé aux associations. Au contraire, l'intérêt des grandes entreprises pour ceux-ci constitue une donnée majeure. On perçoit alors mal comment il serait possible d'éviter la stigmatisation des associations si l'engagement en leur sein ne donnait droit qu'à un revenu social quand, dans les mêmes activités, des entreprises privées créeraient des emplois. Autrement dit, le postulat selon lequel les associations échapperaient, par l'originalité des rapports sociaux qu'elles génèrent, au domaine de l'emploi salarié pourrait se convertir, en situation de concurrence, en un handicap comparatif pour le futur.

Surtout, la malléabilité de la forme associative suscite une interrogation sur la confusion entre association et sphère hors travail. Si les services relationnels revêtent une forte dimension affective parce qu'ils entrent dans l'intimité des personnes concernées, les acteurs associatifs ne les ont pas pour autant consolidés en ne mobilisant que les registres de la convivialité et de la gratuité. Toute assimilation entre association et temps libre hors travail salarié apparaît erronée si l'on regarde le passé comme le présent. Les associations ont été des structures innovatrices à travers lesquelles s'est amorcé un mouvement de création d'emplois dans les services sociaux. Elles ont ensuite été les espaces dans lesquels se sont exprimées des réactions contre l'emprise qu'exerçaient sur les usagers ces services, y compris du fait des formes de la professionnalisation antérieure. Les associations ne sont pas un secteur volontaire, pas plus qu'elles ne forment une économie du don fermée sur elle-même. Leur spécificité se situe dans l'articulation entre travail rémunéré et travail non rémunéré.

Alain Lipietz s'attache à définir les conditions de la reconnaissance du secteur qu'il identifie. En complément, il est possible de formuler des propositions qui permettraient de lever certains des obstacles que rencontrent les pratiques, d'après l'étude de 22 expériences menées dans quatre pays européens8. Ces expériences relèvent des initiatives locales de développement et d'emploi9 qui constituent des réalités emblématiques des dynamiques nouvelles propres à un tiers secteur d'économie solidaire. Avant d'énoncer les préconisations, rappelons les difficultés les plus fréquemment rencontrées.

Les obstacles aux initiatives du tiers secteur

Des propositions pour les politiques publiques

À partir de ces constats, 8 axes propositionnels10 peuvent être dégagés afin de remédier aux problèmes les plus cruciaux. À travers ces axes, ce sont en fait les modalités opérationnelles, par lesquelles peut passer une nouvelle approche en matière d'initiatives locales de développement et d'emploi, qui sont abordées. En effet, malgré les progrès réalisés, les formes de soutien public aux initiatives ne peuvent être considérées comme étant à la mesure de leurs enjeux.

La mise en œuvre cohérente d'une politique de soutien nécessite une régulation et une négociation locales qui échappent au contrôle de l'une quelconque des institutions.

La condition de crédibilité amène à suggérer la création d'un dialogue social local regroupant partenaires sociaux, élus et représentants associatifs. Il s'agit d'ouvrir un champ nouveau de négociation sur les problèmes de la cohésion sociale et de l'emploi, susceptibles de susciter une véritable mobilisation ; ce qui suppose de pouvoir redéployer un certain nombre de financements existants dans l'aide sociale, l'aide aux entreprises, la création d'emploi et la formation au profit de cette négociation. Ceci pourrait prendre la forme de dispositifs de concertation locaux réunissant représentants du patronat, des syndicats et des associations autour de ces enjeux. L'existence d'une instance de dialogue social de ce type peut matérialiser l'instauration d'un droit à l'initiative sociale.

De plus, des moyens doivent être alloués à des réseaux transnationaux d'information et de coopération afin qu'ils puissent éclairer la réflexion collective sur les dynamiques et blocages rencontrés et qu'ils puissent promouvoir des débats publics sur les enjeux des initiatives locales. L'objectif est que les discussions dont elles font l'objet ne soient pas réservées aux spécialistes mais s'ouvrent progressivement à l'ensemble des citoyens.

1 B. Eme, J-L Laville (sous la dir.), Cohésion sociale et emploi. Desclée de Brouwer, 1994. Des mêmes auteurs, "Économie plurielle, économie solidaire ; précisions et compléments", in La revue du MAUSS, n° 7, La Découverte, 1er semestre 1996.
2 Une réflexion sur une définition conforme à la réalité européenne est menée au sein d'un groupe international de chercheurs représentant les principales traditions (scandinave, germanique, anglo-saxonne, francophone et méditerranéenne).
3. A. Evers, "Part of The Welfare Mix : The Third Sector as an intermediate area". Voluntas, 6 : 2, 1995.
4. A. Evers, "Le tiers secteur au regard d'une conception pluraliste de la protection sociale", in Produire les solidarités. La part des associations, Paris, Mire, avec la collaboration de la Fondation de France, 1997.
5. B. Eme, "Les services de proximité", in Informations sociales, n° 13, août-sept. 1991 ; A. Evers, op. cit ; J.L. Laville (sous la dir.), L'économie solidaire, Desclée de Brouwer, 1994 ; R.M. Kramer et al., Privatization in Four European Countries, M.E. Sharpe Armonk, New York, 1993 ; J.P. Maréchal, Le rationnel et le raisonnable, Presses universitaires de Rennes, 1997 ; V.A. Pestoff, Social Enterprises and Civil Democracy in Sweden. Enriching Work Environment and Empowering Citizens as Co-Producers, Stockholm, School of Business, 1997 ; V.A. Pestoff, "Third Sector and Co-operative Services - an Alternative to Privatization", Journal of Consumer Policy, V. 15, Stockholm University, 1992.
6. Selon la terminologie retenue par la Direction générale V (Emploi) de la Commission européenne dans une action pilote.
7. G. Aznar, "Le troisième secteur : 1 million d'emplois", ronéo, p. 15.
8. L. Gardin, J-L Laville (sous la dir.), Bilan économique et social d'initiatives locales de développement et d'emploi en Europe. Eléments de réflexion transversale, Paris : CRIDA, étude réalisée pour la Commission des communautés européennes, DGV, 1996. L. Gardin, J-L Laville (Sous la dir.), Bilan économique et social d'initiatives locales de développement et d'emploi en Europe. Etudes de cas, Paris : CRIDA-LSCI, réalisé pour la Commission des communautés européennes, DGV, 1997.
9. Le premier rapport sur les initiatives locales de développement et d'emploi, Des leçons pour les pactes territoriaux et locaux pour l'emploi, Document de travail des services de la Commission, nov. 1996.
10. Ces propositions ont été mises en œuvre dans le cadre de la politique du développement des services de proximité adoptée par le Conseil régional Nord-Pas-de-Calais depuis 1997.


Transversales, Science et Cultures

Pour plus d'informations, contacter:
Transversales, Science et Culture
21 Bd de Grenelle, 75005 Paris
Tel: 01 45 78 34 05
E-Mail - transversales@globenet.org



| Sommaire |

Horizon Local 1997 - 99
http://www.globenet.org/horizon-local/