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Le capitalisme, l'emploi et l'environnement

Par Jean-Paul MARÉCHAL


Si l'implosion des régimes communistes survenue à la fin des années 80 a été une bonne nouvelle pour les démocrates du monde entier, cet événement s'est cependant accompagné d'un phénomène imprévu, dangereux et irrationnel : la fin de toute pensée critique portant sur le système capitaliste. Or, ce dernier, qui s'impose désormais au monde entier dans sa version anglosaxonne, permet, certes, une croissance de la richesse mais n'assure pas les conditions de sa propre reproduction à long terme. En effet, contrairement à ce qu'assène quotidiennement ce que Serge Halimi nomme "un journalisme de révérence"1, l'économie de marché ne constitue nullement, ainsi que l'a montré avec la finesse que l'on sait Karl Polanyi2, un phénomène naturel, un régime de fonctionnement vers lequel s'achemineraient spontanément les sociétés humaines, mais un mode particulier de lutte contre la rareté, mode particulier qui doit parfois être sauvé contre lui-même ainsi que l'a par exemple prouvé la crise de 1929.

Or, deux catégories de problèmes menaçent aujourd'hui de l'emporter : la montée du sous-emploi et la multiplication des atteintes à l'environnement.

En ce qui concerne l'emploi, certains chiffres sont révélateurs. Ainsi, le chômage qui touchait moins de dix millions de personnes dans la zone O.C.D.E. en 1970 en atteignait 35 millions en 19953. L'année précédente, l'O.I.T. avait recensé 800 millions de personnes non employées ou sous-employées dans le monde4. Quant aux États-Unis qui, selon une analyse désormais répandue, auraient retrouvé le plein-emploi, il convient de signaler que non seulement leur taux de sous-emploi (calculé en faisant la somme des chômeurs, des personnes travaillant involontairement à temps partiel et des travailleurs découragés) est, selon une étude de l'O.C.D.E. parue en 1994, nettement supérieur à leur taux de chômage (4 points en 1991)5 mais encore que l'exercice d'un travail n'y est plus une garantie contre la pauvreté. Ainsi, en 1995, 30 millions d'Américains travaillant à plein temps vivaient en dessous du seuil de pauvreté6 fixé (en 1995) à 7 763 dollars par an et par personne ou 15 569 dollars pour une famille de quatre personnes. Ainsi que l'explique Paul Krugman, "aux États-Unis, la pauvreté a atteint un plancher en 1973. Depuis, la part de la population qui vit dans la pauvreté s'est accrue passant de 11 à 14% (...). Le nombre des enfants américains vivant dans la pauvreté a augmenté de 50%"7. De son côté, l'International Herald Tribune n'hésite pas à publier un article intitulé "Les U.S.A. se situent au premier rang de l'inégalité économique"8, article dont l'auteur, Keith Bradsher, explique que l'inégalité économique n'a cessé de croître aux États-Unis depuis les années 70 et que les chiffres les plus récents font apparaître que 1% des ménages américains possèdent 40% de la richesse nationale.

Pour ce qui est des atteintes à l'environnement, on constate depuis une trentaine d'années une multiplication et une aggravation tant des accidents technologiques majeurs que des micropollutions. On est ainsi passé, au niveau mondial, de 3 à 4 accidents graves tous les 5 ans entre 1940 et 1970 à une quinzaine entre 1970 et 1975 et à une trentaine depuis lors9. Quant aux micropollutions, elles se manifestent par des dommages aussi variés que la maladie de Minamata, les pluies acides ou la destruction de la couche d'ozone. Tous les milieux récepteurs sont désormais contaminés. Ainsi, dans les pays de l'O.C.D.E. la qualité de l'eau est gravement détériorée par deux activités : l'agriculture qui utilise des nitrates et des pesticides et les transports qui sont à l'origine de rejets de métaux lourds (cadmium...)10. La pollution de l'air, quant à elle, se manifeste à toutes les échelles spatiales, des bâtiments (amiante) à la biosphère (réchauffement climatique) en passant par les centres ville (surmortalité par maladies cardio-vasculaires)11. Enfin, les sols sont pollués par la croissance notamment des déchets municipaux dont la quantité annuelle par habitant est passée, pour la zone O.C.D.E., de 420 kg en 1980 à plus de 500 en 199012 ; tandis que se pose désormais, de façon pressante pour la France, la question des déchets nucléaires. À tout cela il faudrait évidemment ajouter le risque agro-alimentaire majeur (vache folle) ainsi que le risque biotechnologique (passage d'un gène résistant d'une espèce à l'autre)13.

Tous ces exemples, que l'on pourrait facilement multiplier, mettent en évidence que, dans le domaine tant de l'emploi que de l'environnement, des questions d'une gravité inédite se posent désormais. Pour ce qui est de l'emploi, c'est le lien social engendré par le travail et à terme le consensus démocratique qui risquent de voler en éclats. Pour ce qui est de l'environnement, ce sont les grands équilibres assurant la pérennité de la vie à la surface de la Terre qui sont menacés.

Or, attendre de la liberté absolue du marché - au niveau tant national qu'international - une solution à ces problèmes constitue une grave erreur. En effet, la logique de fonctionnement du marché est radicalement différente de la logique de reproduction de la sphère sociale et de celle de la sphère naturelle. Ainsi, par exemple, là où le marché impose ses rythmes brefs, de plus en plus brefs sous l'effet de la globalisation financière, la biosphère oppose les rythmes lents de son fonctionnement circulaire. Là où le marché tient le travail pour une simple marchandise, l'homme oppose un désir de bien-être dans lequel entrent, certes la consommation, mais également le respect de sa culture et de sa dignité.

En fait, loin d'être "naturelles" au sens des lois physiques, les lois du marché sont la transposition dans le champ social des lois de la mécanique newtonienne. Ce n'est donc pas un mince paradoxe que de voir aujourd'hui de nombreux pays prisonniers de contraintes qu'ils se sont eux-mêmes imposées et qui reposent sur des conceptions physiques désormais dépassées ! Et la phrase sans cesse répétée par les gouvernants selon laquelle "il n'y a pas d'alternative" signe la mort de la politique définie comme l'art du possible en faisant de celle-ci une branche de la mécanique.

Le propre du marché étant de considérer toute chose comme de la marchandise, il n'est pas étonnant que l'économie de marché ne possède en elle aucune ressource pour faire face aux dysfonctionnements qui atteignent le monde vivant : l'homme et la nature.

Seul un changement de regard peut en réalité nous permettre de concevoir une réponse aux "contradictions" du capitalisme anglo-saxon. Ce changement de regard réside dans la prise de conscience que l'activité économique ne peut exister et se développer que si est assurée la reproduction de la sphère sociale et de la biosphère. Une telle affirmation se fonde sur les apports de l'analyse systémique qui met en évidence qu'un sous-système ne régule pas les systèmes qui l'englobent. Or, l'économie étant incluse dans la société, elle-même incluse dans la biosphère, le marché - qui n'est d'ailleurs qu'un constituant de l'économie - ne peut valablement prétendre imposer son mode de fonctionnement à tous les niveaux du réel14.

C'est donc dans la société et dans la biosphère, dans la culture et dans la nature, que doivent être recherchées les limites à l'intérieur desquelles il convient de laisser fonctionner le marché. Considérer un acte économique indépendamment des interrelations qu'il entretient avec son environnement est en fait une grossière erreur de méthode, fruit d'un cartésianisme mal compris. La rigueur scientifique exige au contraire que soit pris en compte le caractère multidimensionnel et protéiforme de l'agir économique et que soit corrélativement refusée toute réduction du complexe au simple, du qualitatif au quantitatif15. Comme l'analyse avec finesse Maurice Merleau-Ponty dans Phénoménologie de la perception, à propos des rapports de production : "ni le consommateur ni le prolétaire n'ont conscience d'être engagés dans une lutte économique seulement et ils donnent toujours à leur action une signification humaine. En ce sens, il n'y a jamais de causalité économique pure, parce que l'économie n'est pas un système fermé et qu'elle est partie dans l'existence totale et concrète de la société"16. Simone Weil, jeune philosophe travaillant chez Renault, ne dit pas autre chose lorsqu'elle écrit à propos des grèves de 1936, "il s'agit après avoir toujours plié, tout subi, tout encaissé en silence pendant des mois et des années, d'oser enfin se redresser. Se tenir debout. Prendre la parole à son tour. Se sentir des hommes, pendant quelques jours. Indépendamment des revendications, cette grève est en elle-même une joie. Une joie pure. Une joie sans mélange"17.

Face au double défi du sous-emploi et des atteintes à la biosphère, un nouveau mode de régulation économique s'impose. Il ne peut s'agir que de ce que René Passet nomme "la gestion normative sous contrainte"18, stratégie qui consiste, non pas à abolir le marché dont l'efficacité est souvent remarquable, mais à en cantonner le libre fonctionnement à l'intérieur de contraintes quantitatives (rythme de prélèvement et de rejet dans le milieu, minimum nutritionnel pour chaque homme en fonction de son travail...) et qualitatives (pureté du milieu, biodiversité, beauté des sites, équilibre alimentaire...) dont le dépassement signerait la mise en péril de la survie de la nature et de la société. L'économie de marché doit être abandonnée au profit d'une économie avec marché19, c'est-à-dire une économie respectueuse de la diversité des modes de vie et de l'environnement, autrement dit une économie qui n'oublie pas que l'homme est la fin de l'activité productive et non un simple facteur de production.

Face aux grippages de l'ultralibéralisme, il convient donc d'abandonner cette paresse intellectuelle qui consiste à raisonner en termes de croissance (autrement dit d'augmentation du PNB en termes réels) au profit d'une analyse en termes de développement. La différence entre les deux notions est d'ordre qualitatif, le développement étant, comme l'écrivait François Perroux, "la combinaison des changements mentaux et sociaux d'une population qui la rendent apte à faire croître, cumulativement et durablement, son produit réel global"20. Plus profondément encore, ces grippages nous reconduisent, via l'analyse systémique, à réinterroger la grande opposition que connaissaient parfaitement les Anciens, entre le "tout" et la "somme", holon et pan, totum et compositum, opposition que la science classique inaugurée par Galilée nous avait fait oublier en privilégiant de manière unilatérale l'ordre statique du composé au détriment de la totalité dynamique du vivant21.

1. Serge Halimi, "Un journalisme de révérence", Le Monde Diplomatique, n°491, février 1995. On lira du même auteur et sur le même sujet les articles parus dans Le Monde Diplomatique de janvier 1996 (n°502) et d'août 1996 (n°509).

2. Karl Polanyi, La grande transformation, Gallimard, Paris, bibliothèque des Sciences Humaines, 1994.

3. O.C.D.E., L'étude de l'O.C.D.E.sur l'emploi, O.C.D.E., Paris, 1994, partie 1, p. 1.

4. Cité in Jeremy Rifkin, La fin du travail, La Découverte, Paris, 1996, p. 13.

5. O.C.D.E., 1994, op. cit. p. 44.

6. Isabelle Lesniak, "Aux États-Unis, la "job machine" tourne à plein", L'Expansion, n°524, du 2-14 mai 1996, p. 91.

7. Paul Krugman, "L'Europe sans emploi, l'Amérique sans le sou ?", Futuribles, n°201, sept. 1995, p. 58. On lira également : B.I.T., L'emploi dans le monde 1995 et Pierre-Noèl Giraud, "Libre-échange et inégalités", Gérer et comprendre, (Annales des Mines), n°37, déc. 1994, pp. 4-20.

8. Keith Bradsher, "U.S. Ranks First Economic Inequality", International Herald Tribune, April 18, 1995.

9. Jean-Paul Maréchal, Le prix du risque, Presses du CNRS, Paris, 1991, pp. 9-10.

10. O.C.D.E., Performances environnementales dans les pays de l'O.C.D.E., O.C.D.E., Paris, 1996, p. 18.

11. Le Monde, 7 février et 13 juin 1996.

12. O.C.D.E., 1996, op. cit., p. 55.

13. Voir l'ensemble des articles rassemblés dans le dossier : "Du productivisme alimentaire à la vache folle", Écologie et politique, n°18/19, hiver 1996, pp. 93-161.

14. Voir René Passet, L'économique et le vivant, Economica, Paris, 1996 (nouvelle édition augmentée).

15. Voir Henri Bartoli, L'économie multidimensionnelle, Économica, Paris, 1991.

16. Maurice Merleau-Ponty, Phénoménologie de la perception, Gallimard, Paris, coll. Tel, 1994, p. 201.

17. Simone Weil, La condition ouvrière, Gallimard, Paris, coll. Idées, 1974, p. 230.

18. Voir René Passet, 1996, op. cit., p. 217.

19. Voir René Passet, "Économie de ou avec marché ?", Transversales n°8, mars-avril 1991, pp. 14-15.

20. François Perroux, L'économie du XXème siècle, P.U.G., Grenoble, 1991, p. 191.

21. Je tiens à remercier ici Françoise Dastur de m'avoir aidé à préciser ma pensée sur ce point et renvoie le lecteur à son ouvrage : La mort. Essai sur la finitude, Hatier, 1994, pp. 59-65.


Transversales, Science et Culture, n°44, mars-avril 1997

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