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L'économie solidaire en pratique

Par Bernard EME, Laurent GARDIN et Jean-Louis LAVILLE


Devant la crise de la condition salariale que les politiques d'emploi classiques ne peuvent résoudre1, de nombreux auteurs plaident pour la constitution d'un secteur se fondant sur d'autres moyens et perspectives2. Les propositions allant dans ce sens se répartissent selon deux logiques. La première, considérant que le travail salarié demeure une voie d'accès privilégiée à l'identité sociale, cherche à organiser une offre supplémentaire d'activités sans tomber dans le travail obligatoire. La seconde, se donnant pour horizon une société post-travailliste, insiste sur la nécessaire éclosion d'un secteur grâce auquel des activités créatrices, autonomes et socialisantes, puissent voir le jour en dehors de l'emploi. Au lieu d'aller vers un secteur destiné à occuper les chômeurs, il s'agit de faciliter l'avènement d'un secteur d'activités désintéressées et non rémunérées.

Par rapport à ces différents souhaits de voir se créer un secteur économique selon des critères et des valeurs à chaque fois particuliers (monétarisés ou non, professionnalisés ou non, pourvoyeurs d'emplois et/ou d'activités bénévoles, etc.), la notion d'économie solidaire signale une différence notable parce qu'elle renvoie à l'analyse de réalisations existantes qui, dans différentes parties du monde, représentent aujourd'hui des milliers d'expériences et des dizaines de milliers de salariés et de bénévoles impliqués.

Le foisonnement des pratiques comprend à la fois des services aux personnes, en fort développement sous l'effet d'évolutions sociales et démographiques majeures, et des activités plus "traditionnelles" qui sont investies par un nouvel entrepreneuriat social. Deux exemples peuvent illustrer la dynamique en oeuvre, l'un sur l'accueil et la garde des petits enfants où les initiatives se sont multipliées dans divers pays développés dont la France et l'Allemagne, l'autre sur un mouvement national de coopératives sociales apparu en Italie.

L'accueil des enfants

La socialisation des petits enfants dans des structures d'accueil s'est progressivement faite sur fond de polémique théorique, entre ceux qui privilégiaient une socialisation essentiellement familiale où la relation mère-enfant était considérée comme structurante d'un bon développement de l'enfant, et ceux qui valorisaient la socialisation dans des lieux extra-familiaux permettant les interactions enfantines, des apprentissages, des émotions, etc3. Cette dichotomie famille-structures d'accueil s'est jouée sur d'autres registres, en particulier pour la responsabilisation des parents dans l'éducation de leurs enfants. En effet, l'organisation par l'État des modes d'accueil des petits enfants a provoqué une séparation entre parents et enfants, et les crèches collectives ont mis en quelque sorte l'autorité parentale sous tutelle de la Santé publique.

Les crèches parentales sont la concrétisation de la prise en compte de l'expression des besoins familiaux. Ces nouveaux lieux d'accueil de la petite enfance posent la question de relations nouvelles entre accueillants et parents, ces derniers pouvant être aussi des accueillants. Elles s'inspirent des crèches sauvages.

Nées en 1968, les "crèches sauvages" privilégient la responsabilisation des parents et la socialisation du jeune enfant. Alliant démarche autogestionnaire et démarche "pédagogique", elles restent pendant assez longtemps en marge, les pouvoirs publics se méfiant de ces nouvelles structures. Cette idée nouvelle qui fait d'un mode de garde un "lieu de vie" s'oppose au cloisonnement et à la spécialisation des modes collectifs traditionnels de garde.

A partir de 1975, on constate une double évolution, conséquence de la crise économique et sociale. Les crèches sauvages cherchent à stabiliser leur fonctionnement et leur structure par l'obtention de subventions ; les Pouvoirs publics s'intéressent à la modicité du coût et à la démarche de socialisation de ces crèches.

En 1979, les parents de "La Ribambelle" d'Angers sont les premiers à être reconnus par les Pouvoirs publics et la DDASS les agrée comme crèche collective à participation parentale. Les crèches parisiennes ont entre elles des contacts fréquents et manifestent une forte solidarité face aux Pouvoirs publics. L'ACEPP4 est créée en février 1981.

En 1980, la question de l'agrément de ces structures est débattue non sans tension au sein du ministère de la Santé, du fait de l'hostilité des professionnels de la petite enfance formés par le Ministère, qui considèrent que le "personnel" des crèches sauvages est insuffisamment formé, et de l'opposition des syndicats pour qui les crèches sauvages sont des "crèches pour privilégiés". Finalement, en 1981, l'agrément est accordé aux crèches sauvages, désormais qualifiées de "parentales". C'est la CNAF qui concède les financements les plus substantiels tout en appuyant l'ACEPP dans son rôle de "promotion, liaison et réflexion" : "ces expériences sont intéressantes dans leurs aspects participatifs et créateurs de solidarité de quartier, autant que dans leurs perspectives éducatives".

Au 1er janvier 1994, on dénombre 720 crèches parentales ayant une capacité d'accueil de 10 800 enfants ; 477 de ces structures réalisent une offre de 7 300 places en "multi-accueil" combinant crèches collectives et haltes-garderies.

Toutefois l'exemple des lieux d'accueil montre aussi la difficulté d'articulation entre ces initiatives collectives et les politiques publiques. Si les crèches parentales et les associations de parents sont à l'origine depuis une dizaine d'années de la création des deux tiers de places supplémentaires d'accueil collectif de la petite enfance, les mesures qui ont été prises pour solvabiliser la demande touchent principalement les modes de garde non collectifs et méconnaissent la spécificité de ces initiatives originales.

Le secteur de la petite enfance est marqué par des séparations entre mode de garde "au noir" et officiel, entre modes d'accueil individuel et collectif. Aussi est-ce sur l'accueil non déclaré que repose l'essentiel de la garde de la petite enfance. Depuis quelques années, l'accueil du petit enfant apparaît également comme un moyen de créer ou de blanchir des emplois. Les nouvelles dispositions prises en faveur des assistantes maternelles et les mesures sur les emplois familiaux attestent la direction prise dans ce domaine : l'emploi à domicile est clairement prôné. Les relais assistantes maternelles5 ont préfiguré en cela la nécessité d'une mise en relation de l'offre individuelle de services et de la demande.

Pourtant l'objectif de création d'emplois de gré à gré a mis en place des mesures non applicables pour l'accueil collectif, "créant ainsi une situation de concurrence faussée par des aides publiques inégalitaires en faveur de l'accueil individuel au détriment de l'accueil collectif" (ACEPP). Les réductions d'impôts dans le cadre des emplois familiaux peuvent monter jusqu'à 45 000 francs pour l'emploi d'une personne gardant les enfants au domicile de l'employeur, alors que la famille qui passera par une association n'en bénéficiera pas. Les déductions d'impôts comme l'AGED6 sont inégalitaires dans leur principe d'attribution en ne tenant pas compte des différences de revenus et en excluant de leur champ de soutien les parents passant par des modes d'accueil collectifs.

Devant cette situation, l'ACEPP a fait plusieurs propositions en vue d'harmoniser la politique de la petite enfance, de faire reconnaître la spécificité des associations gestionnaires d'une structure d'accueil collectif (par exemple en prenant en compte le bénévolat qui serait valorisé dans le prix de revient), d'augmenter les réductions d'impôts pour frais de garde dans le cadre de l'accueil collectif à un niveau identique à celui accordé pour les emplois familiaux.

Ces propositions ne visent pas à avantager les lieux d'accueil collectif sur les emplois de gré à gré, mais au contraire à offrir des possibilités de choix du mode de garde ou d'accueil des enfants sur des critères qualitatifs et non financiers. Pour reprendre les termes du CNPF7, "on peut raisonnablement penser qu'avec les mêmes sommes, l'on pourrait faire mieux et plus par une professionnalisation accrue et une approche concurrentielle". Or la situation actuelle ne délivre pas les "mêmes sommes" aux différents types d'offres, et paradoxalement désavantage les modes collectifs qui offrent des possibilités plus aisées de formation et de professionnalisation. Enfin, les dernières modifications apportées à la loi sur les services aux personnes permettent de donner les mêmes avantages fiscaux aux ménages qui ont recours aux emplois familiaux fournis par les entreprises qu'à ceux qui y font appel directement, mais elle ne prend pas en compte les modes d'accueil de la petite enfance qui se situent dans des initiatives associatives.

Malgré les effets importants qu'elles peuvent avoir sur la professionnalisation des emplois, ces initiatives ne bénéficient pas des mêmes faveurs que les rapports de gré à gré alors que leur développement important dans ces dernières années montre les potentialités de ces expériences au niveau tant qualitatif que quantitatif.

Les groupes d'initiatives parents-enfants en Allemagne

Le manque de soutien approprié de la part des Pouvoirs publics est encore plus sensible dans d'autres pays européens. Ainsi, en Allemagne, les groupes d'initiatives parents-enfants se sont multipliés ces dernières années mais sans pouvoir générer une forme fédératrice à l'ensemble des démarches.

La constitution des initiatives enfants-parents en Allemagne fait écho à celle des crèches parentales puisqu'elle prend source dans le même manque : l'insuffisance quantitative et qualitative de l'offre publique. La création des "boutiques d'enfants" de Berlin à partir de 1968, le mouvement d'auto-assistance des parents pour une éducation préscolaire des enfants constituaient, à la fois, une protestation contre des conditions inacceptables et un espoir en une société plus humaine dont les racines devaient germer dès le plus jeune âge. Si le côté émotionnel fut rapidement étouffé par un certain dogmatisme, le mouvement des "boutiques d'enfants" a néanmoins transformé les perceptions de la petite enfance et effrité l'idée dominante selon laquelle la famille monocellulaire constitue le meilleur cadre pour le développement de l'enfant.

Tous les groupes parents-enfants ne se distinguent pas qualitativement des structures équivalentes proposées par les institutions classiques, mais on peut toutefois définir quelques différences essentielles8 : le nombre d'enfants est nettement inférieur dans ces structures ; celles-ci travaillent souvent de façon plus souple et tiennent mieux compte des besoins (heures d'ouverture en fonction de l'activité professionnelle des parents, approche plus "personnalisée" pour chaque enfant, meilleur feed-back entre parents et éducateurs) ; le nombre d'enfants pour un adulte est plus favorable, en raison d'une permanence assurée par les parents ; la coopération entre parents et éducateurs est plus marquée et les approches pédagogiques font généralement l'objet de débats en commun ; les contacts sont plus intenses entre les différentes familles (parents et enfants) à l'intérieur du groupe autogéré.

D'un point de vue organisationnel, cela va d'accords informels avec des regroupements plutôt spontanés à la fondation d'associations à but non lucratif, de la reconnaissance officielle en tant qu'organisation indépendante agréée par les services de la "Jugendhilfe" à des formes de coopération plus ou moins étroites, en passant par une adhésion à l'une des grandes fédérations d'oeuvres de bienfaisance. Dans les grandes villes se sont créés des comités et des regroupements locaux réunissant différentes initiatives parents-enfants. Au niveau fédéral, un groupe de travail des initiatives parentales (Arbeitsgemeinschaft für Elterinitiativen E.V.) a été fondé en 1986.

La tendance à créer de nouveaux groupes de parents-enfants persiste comme le débat public quant à la nature, l'importance et la promotion d'une politique de prise en charge et d'éducation extra-familiale des enfants d'âge pré-scolaire. Les principales revendications formulées à l'adresse des décideurs sont intéressantes : "ces initiatives de parents doivent être soutenues et considérées comme des structures ouvertes à tous où la coopération et l'autogestion par les parents fondent le processus éducatif collectif ; la politique d'aide doit également prendre en compte et considérer comme normales des structures destinées aux moins de 3 ans ; les parents ne doivent pas être contraints de verser la part dite "d'organisateur indépendant" pour une structure qu'ils gèrent eux-mêmes en payant donc plus que la contribution normale pour faire garder leur enfant ; les éducateurs doivent bénéficier d'actions de conseil, de qualification et de formation permanente financées par les budgets publics"9.

Si les initiatives parents-enfants mobilisent une base bénévole importante, elles ne peuvent, devant le déficit d'implication de l'État en la matière parvenir à apporter une réponse aux multiples demandes existantes sans l'appui d'une politique sociale fédérale prenant en compte leur spécificité. Mais, "une loi de l'Etat fédéral va peut-être contraindre les municipalités à réserver une place en crèche pour toute famille qui en ferait la demande. Pour se conformer à cette législation, étant donné leur manque de moyens financiers, nombre de municipalités pourraient soutenir fortement des solutions innovantes déjà existantes : elles commencent d'ailleurs à financer des initiatives menées par des parents en associant différentes formes de travail salarié à des engagements solidaires"10.

Les coopératives sociales en Italie

La constitution accorde une large place aux actions organisées et gérées par les communautés elles-mêmes. Cette tradition s'est nourrie de l'échec de l'État à remplir ses propres objectifs. Dans les années 1970, les autorités locales se sont trouvées confrontées à des demandes sociales attestant l'inadéquation de la liaison entre droits sociaux et détention d'un travail. Pour combattre les marginalités sociales nées du chômage, des initiatives de citoyens se sont multipliées pour palier les insuffisances institutionnelles.

Les coopératives de solidarité sociale, dénommées aussi coopératives sociales, appartiennent au mouvement coopératif italien qui, après avoir progressivement incliné vers des activités commerciales, n'a renoué qu'à la fin des années 70 avec ses objectifs de solidarité visant à répondre aux besoins primaires et à résoudre des problèmes locaux11.

En 1994, ce sont environ 2 000 coopératives qui font travailler environ 40 000 salariés et mobilisent 15 000 bénévoles ; plusieurs centaines de milliers de personnes utilisent leurs services pour un chiffre d'affaires annuel d'environ 1 500 milliards de lires. Leur développement s'est effectué sur le secteur économique afin de sortir de la logique d'une société providence tout en cherchant à créer de véritables emplois. Le développement de l'activité a misé sur des petites structures en capacité de répondre aux besoins des usagers.

L'action bénévole, nécessaire mais limitée, a trouvé un nouveau souffle quand elle a fait jonction avec un mouvement coopératif en quête de nouveaux axes de développement en matière de création d'emplois et de réponse aux demandes sociales. La multiplication de ces coopératives a permis d'éclaircir et de préciser la notion de coopérative de solidarité sociale. Celle-ci peut être définie comme une coopérative qui, constituée librement par un groupe de citoyens sensibilisés à des besoins sociaux particuliers, cherche à fournir les services nécessaires pour répondre à ces besoins de la communauté ; ce faisant, elle se distingue des associations et des organismes publics en se fixant deux objectifs supplémentaires, celui d'être, à tous égards, une entreprise, et celui de maintenir une démocratie interne par laquelle certaines personnes consolident leur sens des responsabilités.

Les diverses sensibilités représentées dans les coopératives de solidarité sociale sont venues s'articuler avec le véritable "troisième secteur" ou "secteur privé social" que les coopératives constituent en Italie. De ce fait, les services de proximité bénéficient tant des partenariats locaux déjà en place autour des coopératives existantes que du soutien représenté par les consortiums qui, en associant plusieurs coopératives, forment un second niveau d'organisations structuré. On peut comprendre que, profitant de ces acquis tout en les adaptant à leurs propres valeurs, ces coopératives, dès 1986, avaient pour 41,3% d'entre elles des conventions ou accords avec des organismes publics.

Depuis 1981, les coopératives de solidarité sociale réclamaient une loi nationale réglementant le champ de la solidarité, le statut coopératif n'étant pas adapté aux particularités de ce genre de coopératives. L'apport de la loi de 1991 - débattue durant presque une décennie avant d'être votée - est de reconnaître l'objectif de ces entreprises qui ne réside pas dans la maximisation des intérêts de ces associés, mais dans la recherche de "l'intérêt général de la communauté pour la promotion humaine et l'intégration sociale des citoyens"12. Les bénéficiaires de l'activité ne sont pas avant toute chose les associés de l'entreprise mais la communauté locale, ses habitants et plus particulièrement ceux en difficulté13. Cette loi instaure le principe, auparavant réservé aux associations, d'une solidarité tournée vers l'environnement social, et institutionnalise ainsi un retour aux fondements du mouvement coopératif. Elle permet donc l'inscription statutaire de "membres volontaires qui ont une action bénévole"14 tout en préservant la majorité pour les salariés de la coopérative. L'organisation des entreprises entre salariés et volontaires trouve ainsi un cadre juridique inexistant en France. Ainsi, une loi s'est constituée comme un soutien institutionnel à un mouvement, celui des coopératives sociales, tout en distinguant deux types de coopératives, celles qui assurent la gestion des services socio-sanitaires et éducatifs et celles qui à travers diverses activités - agricoles, industrielles, commerciales ou de services - ont pour but l'insertion dans le monde du travail de personnes défavorisées.

Bien d'autres exemples pourraient être cités15 : dans les pays anglo-saxons, les organisations de développement économique communautaire, plus de deux mille aux États-Unis et des dizaines de milliers au Royaume-Uni ; les groupes populaires présents au Québec avec environ mille cinq cents groupes à Montréal en plus des quatre mille qui, dans l'ensemble du pays, se sont tournés vers le développement économique ; en Amérique du Sud ces groupes populaires emploient près de 20% de la force de travail dans une ville comme Santiago du Chili ; on assiste au Chili, comme au Pérou, en Bolivie ou au Brésil à une lente structuration d'un mouvement qui, parti de l'économie souterraine de survie, se transforme en un ensemble de véritables organisations économiques génératrices d'emplois et de revenus stables.

Par delà la définition théorique d'un tiers secteur, il importe donc de renforcer les acteurs en mouvement et les activités en émergence pour que ces initiatives puissent acquérir une légitimité dans l'espace public du fait qu'elles contribuent à faire vivre une économie plurielle, nécessaire pour échapper aux inégalités et aux injustices de la société de marché.

CRIDA-LSCI16

LSCI : Laboratoire de Sociologie du Changement Instituitonnel.


Transversales, Science et Culture, n°39, mai-juin 1996

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