Cette page est une version archivée le 02 avril 2006 du site/annuaire horizon local de Globenet.
Ce site est maintenant fermé; il n'est plus tenu à jour, les informations peuvent être datées ou erronées,
et le seront de plus en plus au fil du temps. Et les formulaires sont désactivés.

Pour le plein emploi des territoires et des hommes

Par Marcel Mazoyer , professeur d'agriculture comparée et de développement agricole à l'INA-PG



S'appuyant sur l'analyse de l'évolution passée des agricultures du monde, Marcel Mazoyer prône la mise en œuvre d'une organisation hiérarchisée des marchés agricoles internationaux.

Des gains de productivité inouïs

Au milieu du XIX° siècle, la plupart des agriculteurs du monde pratiquaient une agriculture strictement manuelle. Avec une superficie par actif de l'ordre de un hectare et des rendements en grain généralement inférieurs à 10 qx/ha, la productivité de ces systèmes ne dépassait pas 10 qx par actif. En Europe, cependant, les systèmes de culture attelée lourde étaient les plus répandus. Avec charrue, charrette …, ils permettaient déjà de cultiver 5 ha par actif, ce qui, avec un rendement de l'ordre de 10 qx/ha, permettait d'atteindre une productivité brute du travail de l'ordre de 50 qx par actif. Et toutes les agricultures de l'époque s'inscrivaient dans cet écart de productivité qui était donc de l'ordre de 1 à 5.

Dès la fin du XIX° cependant, dans les grandes plaines d'Amérique, d'Australie et d'Europe du nord-ouest …, l'industrie avait déjà fourni aux agriculteurs faucheuses, brabants, semoirs, batteuses à vapeur, etc. Les fermes les mieux équipées atteignaient une superficie d'une dizaine d'hectares par actif. Les rendements étaient toujours d'une dizaine de quintaux à l'hectare. La productivité approchait donc les 100 qx par actif.

Or, depuis le début du siècle, les agricultures des pays industrialisés ont parcouru beaucoup de chemin. Un actif peut aujourd'hui cultiver plus de 100 ha, avec un rendement d'une centaine de quintaux à l'hectare, soit plus de 10 000 qx de productivité brute. Seules quelques agricultures au monde ont fait ce bond absolument gigantesque : la très grande majorité des agriculteurs du monde continuent de pratiquer une agriculture strictement manuelle. L'écart de productivité de 1 à 5 à la fin du siècle dernier est passé aujourd'hui à un écart de 1 à 1 000.

Baisse des prix agricoles réels, baisse de revenu et marginalisation…

A chaque étape de cette évolution, les exploitations qui en ont les moyens s'équipent, s'agrandissent, et accroissent leur productivité, provoquant ainsi, dans les décennies qui suivent, une baisse du prix réel (déflatté de l'inflation) des produits agricoles, céréales et autres. Cette baisse de prix induit une baisse pure et simple de revenus pour ceux qui n'ont pas eu les revenus suffisants pour investir, pour s'agrandir et pour progresser.

Or, avant de s'installer, les fils d'agriculteurs comparent les salaires du voisinage avec le revenu qu'ils peuvent obtenir sur l'exploitation de leurs parents. Ainsi, les exploitations qui se retrouvent avec un revenu inférieur à ce revenu d'opportunité, ont tendance à ne plus investir et à disparaître, puisque les jeunes font alors le choix logique de changer de métier. En France, cela se passait ainsi du moins jusqu'en 1975. Depuis, les jeunes agriculteurs qui trouvent difficilement un emploi à l'extérieur cherchent à créer de nouvelles activités à la ferme : produits de qualité, transformation, commercialisation directe…

Quoi qu'il en soit, c'est par ce mécanisme de marginalisation et de non reprise des exploitations les moins productives que les exploitations céréalières de moins de 50 ha par exemple ont aujourd'hui disparu.

Restent les exploitations de 50, 100, et même 150 hectares par actif, avec des tracteurs à 4 roues motrices dont la puissance peut dépasser 150 ch. Et ce phénomène se produit de manière analogue dans les autres branches de production agricole.

Mais, pendant que les agriculteurs d'Europe, d'Amérique …, réalisaient cette immense révolution agricole, très rares (quelques millions) étaient les agriculteurs d'Afrique, d'Asie et d'Amérique latine qui ont eu les moyens d'adopter des moyens de productions analogues à ceux de nos exploitations les plus performantes et de s'agrandir en conséquence. D'autres beaucoup plus nombreux (quelques centaines de millions) ont cependant bénéficié de la révolution verte : sélection, engrais, produits de traitement, maîtrise de l'eau leur ont permis d'obtenir les mêmes rendements et les mêmes marges à l'hectare que les Européens. Mais, faute de moyens mécaniques puissants, ils ne peuvent pas cultiver plus que quelques hectares.

Enfin, il reste que la moitié des agricultures du monde n'ont en aucune manière bénéficié de la révolution agricole contemporaine. Ces agricultures orphelines, sous équipées, sous productives, sont composées de paysans très pauvres qui, un jour ou l'autre, auront faim et seront condamnés à l'exode. Sur les 850 millions de personnes qui ont faim, aujourd'hui les trois quarts sont des agriculteurs. Paradoxalement, ce sont donc les agriculteurs qui sont les premiers à avoir faim, les premiers à grossir les camps de réfugiés et les bidonvilles par le fait de ce mécanisme de marginalisation.

En effet, quand, dans les années 50, un cultivateur manuel d'Afrique produisant 10 quintaux, vendait 2 qx à 200 F le quintal (en francs d'aujourd'hui), il pouvait en garder 8 pour nourrir sa famille et disposer de 400 F de revenu monétaire. Aujourd'hui, à moins de 100 F le quintal, il doit vendre 4 quintaux pour obtenir le même revenu monétaire, et il ne peut donc que sous-alimenter sa famille avec les 6 quintaux restant ; il manquera donc d'argent pour s'équiper et se développer, ou même simplement pour racheter des outils ou réparer son toit.

Certains s'orientent alors vers les cultures d'exportation : coton, arachide, café, cacao, banane, ananas, canne à sucre… Mais le fait est que tous les prix agricoles baissent les uns après les autres, en termes réels, et que, avec des moyens de transport de plus en plus efficients et avec la libéralisation des échanges, cette baisse des prix tend à se répercuter dans tous les pays du monde.

Dans les pays développés, le phénomène d'appauvrissement et d'exode d'une partie de la population agricole a eu lieu de manière socialement acceptable, en raison de l'industrialisation et du plein emploi. Dans les pays agricoles pauvres par contre, faute d'industrialisation, il se traduit par la faim sur place ou l'exode vers des bidonvilles sous-équipés et sous-industrialisés.

Et, dans la mesure où ces paysans pauvres ne peuvent pas produire (autoconsommation comprise) de quoi gagner plus de 1 000 F par an, ils sont disponibles sur le marché du travail pour un salaire de l'ordre de 1 000 F par an. C'est pourquoi les usines qui le peuvent tendent à s'installer dans ces pays. La délocalisation du capital est gouvernée par l'appauvrissement des paysans du tiers monde, par l'exode rural et les bas salaires qui en résultent. D'où, en retour, la crise pour nos économies, car toutes les marchandises, tous les services produits dans ces pays, où le salaire de base équivaut au revenu du paysan pauvre, sont dévalorisés.

Tripler la production agricole dans 50 ans

Pour nourrir 10 à 12 milliards de personnes dans 50 ans et pour éradiquer la faim qui frappe 830 millions de personnes et la malnutrition qui en touche 2 milliards, il faudra au bas mot tripler la production agricole mondiale. Cela ne pourra pas se faire en abandonnant à la friche des pans entiers du territoire agricole et en condamnant à l'exode, aux emplois précaires et au chômage des centaines de millions de paysans appauvris de par le monde.

L'avenir de l'humanité passe par le plein emploi des territoires et des hommes. Maintenir la production dans toutes les régions du monde, conquérir ou reconquérir des terres marginales, tout en améliorant l'environnement ; conquérir de nouvelles valeurs ajoutées par la diversification et l'amélioration de la qualité des produits, tout cela aura un prix. Tout cela ne pourra se faire dans un contexte de libre-échange sans rivage, d'alignement des prix sur le moins disant mondial, de baisse tendancielle des prix agricoles réels.

D'autre part, il faut mesurer dans quelle impasse se sont enfoncés, au cours des dernières décennies, les pays agricoles pauvres, dans quelle impossibilité de se développer ils seront maintenus si cette baisse tendancielle des prix agricoles réels se perpétue.

Comment en effet, alimenter le budget de l'Etat et disposer des recettes en devises nécessaires à la modernisation, dans un pays où le revenu total (autoconsommation comprise) d'un exploitant agricole est de l'ordre de 1000 à 2000 F et où son revenu monétaire est tout au plus de quelques centaines de francs par an ? Comment ces pays pourraient disposer d'un Etat assez stable et des infrastructures suffisantes pour accueillir quelques capitaux ? En vérité si on veut construire dans ces pays une société viable et capable de progresser, il faut stopper la course au développement agricole inégal, hyper sélectif qui marginalise et qui exclut tout ce qui est non compétitif : hommes, produits, territoires ...

Protéger chaque agriculture autant que de besoin

Pour maintenir toutes les agricultures du monde en état de produire et de participer au triplement de la production agricole mondiale dans les 50 prochaines années, il n'est pas d'autre voie que de garantir dans chaque région du monde un niveau de prix agricoles suffisant pour éviter la marginalisation et l'exclusion du plus grand nombre.

Pour cela il faut tirer parti de l'expérience acquise au XXè siècle : créer des marchés communs, composés de pays ayant des productivités agricoles comparables (Afrique noire, Moyen-Orient, Asie du sud-est ... Europe ... Amérique du nord...) L'Afrique inter-tropicale par exemple, pourrait constituer un marché commun hautement protégé, à l'intérieur duquel, les prix agricoles pourraient être relevés progressivement, pour permettre à la majorité des agriculteurs de disposer enfin d'un revenu suffisant pour vivre de leur métier, pour éviter l'exode, pour investir et pour progresser. S'agissant des produits agricoles d'exportation, des prix relativement élevés et des quotas d'exportation par pays seraient fixés par le biais d'un accord par produit, comme il en a déjà existé plusieurs au cours des dernières décennies. Cela aurait de plus le mérite d'éviter les énormes fluctuations de prix des produits agricoles qui, quand ils sont à la baisse, écrasent littéralement les producteurs marginaux, et qui, quand ils sont à la hausse sont meurtriers pour les consommateurs pauvres. A l'intérieur de chacun de ces marchés communs, les prix des produits agricoles doivent être fixés de manière que le paysan le moins productif de la région la plus marginale, qui doit être maintenu en activité, puisse vivre de son travail.

Naturellement une hausse organisée des prix agricoles dans la plupart des régions du monde, contribuerait à enrichir un peu partout les producteurs agricoles les mieux situés, les mieux équipés, les mieux dimensionnés. Mais en quoi cela constitue t-il un problème, dans la mesure où cette hausse de prix permet à la masse des plus mal lotis d'éviter de s'appauvrir au point de déstabiliser la société, et dans la mesure où les paysans enrichis peuvent constituer une base d'imposition permettant précisément aux pays pauvres de se doter d'institutions viables ? Il faudra donc aussi instaurer un impôt foncier différentiel et un impôt progressif sur le revenu.

Certes, le fait de doubler les prix agricoles dans les pays pauvres induira à la longue un doublement des salaires et donc une augmentation du prix des produits exportés par ces pays. Mais comme ces exportations sont très peu importantes, l'effet de cette augmentation sur l'économie des pays importateurs, sera assez faible.

Cela pèsera peu sur la balance commerciale et sur les prix à la consommation dans les pays développés. A la longue, bien au contraire, on peut penser que le relèvement du pouvoir d'achat des agriculteurs, des salariés et des pays aujourd'hui trop pauvres pour participer activement aux échanges mondiaux, augmentera de manière significative. L'instauration de marchés communs protégés et soutenus par la communauté internationale est nécessaire pour relever le pouvoir d'achat et pour relancer l'économie à l'échelle mondiale.

La création de marchés communs ainsi hiérarchisés permettrait à toutes les régions du monde de stopper l'exode rural et donc la baisse des salaires. Ce qui est clairement de l'intérêt des pays pauvres, mais aussi de l'intérêt des pays industrialisés. Car c'est bien le manque de débouchés solvables qui bloque la croissance et le développement de l'économie mondiale. Relever le niveau des prix agricoles dans les pays pauvres, c'est aussi relever le niveau des salaires dans ces pays là, c'est relever le pouvoir d'achat des 2 milliards de personnes les plus pauvres du monde et c'est comme cela que l'on pourra relancer notre économie.


Ce n'est donc pas seulement pour sortir l'autre moitié du monde de la pauvreté extrême et de la faim qu'il faut changer de cap, c'est aussi pour sortir nos propres économies développées du marasme dans lequel elles se traînent depuis bientôt trois décennies.
Mais il est clair que les gouvernements, les puissances économiques et financières, qui dominent le monde, sont aujourd'hui majoritairement libre-échangistes.

Il serait donc utopique de penser que les échanges mondiaux puissent, à court terme, être réorganisés sur la base de marchés communs à prix différenciés. Le commerce équitable en vue d'un développement partagé, plus équilibré, n'est donc pas encore à l'ordre du jour. Mais il est tout aussi utopique de penser que le monde développé pourra continuer très longtemps de côtoyer, sans risques politiques majeurs, un monde appauvri et instable.




Pour en savoir plus, est paru au Seuil :
Histoire des agricultures du monde - Du néolithique à la crise contemporaine
Marcel Mazoyer - Laurence Roudard

Sol et Civilisation - mars 2000

Pour plus d'informations, contacter: Sol et Civilisation
50 rue de Charonne - 75011 Paris
Tél: 48 05 53 11 ; Fax: 47 00 83 01
Email: soletcivilisation@fert.asso.fr


| Sommaire |

Horizon Local 1996 - 2000
http://www.globenet.org/horizon-local/