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Le libéralisme exacerbé actuel est-il compatible avec la vie des territoires ?

Par Jacques Delors


Des Trente Glorieuses à la période dite de crise qui a suivi, les thèmes et les tendances sont restés les mêmes. Le thème de "Paris et le désert français" a perduré. Les tendances comme les migrations de la campagne vers la ville ou le vieillissement de la population rurale se sont maintenues. Les politiques d'aménagement du territoire étaient largement influencées par la fascination des grands réseaux de circulation des biens et des personnes et par l'objectif de la compétitivité.

Il est très difficile de discerner ce qui est immuable de ce qui est changeant dans la société. Mais ma conviction est que nous affrontons une grande mutation dont je rappellerai les traits essentiels pour présenter quelques options pour le futur. Enfin, puisqu'une transition doit s'opérer, j'aborderai la question suivante : dans quelle mesure l'intelligence et la puissance de l'homme, les intelligences collectives d'une nation ou d'un groupe de nations, peuvent-elles infléchir un modèle en train de se créer ?

Cette grande mutation est le fruit de l'addition des vagues successives de la mondialisation et du choc du progrès technique.

La mondialisation se caractérise par l'ouverture des marchés nationaux et le développement des échanges. Depuis quel-ques années, les progrès de l'Europe en matière de croissance économique dépendent essentiellement des exportations qu'il s'agisse du marché mondial des monnaies et des capitaux dont la rationalité n'est pas toujours évidente, de l'émergence de nouveaux compétiteurs comme l'Asie du sud-est qui abrite 1,3 milliards d'habitants ou de l'Amérique Latine, trop souvent oubliée. Ils dépendent également de la multiplication des problèmes transfrontaliers, de l'environnement et dans un autre ordre d'idées, des nouvelles technologies de l'information.

Il en résulte trois conséquences simples :

Trois conséquences prévisibles :

Nous ne sommes plus au temps du Taylorisme.

En effet, chaque travailleur doit être capable de produire dans un monde de plus en plus dématérialisé et de contrôler son travail. C'est là une des difficultés des grandes industries. Elles ont du mal à passer à cette nouvelle forme de production, d'organisation et de contrôle du travail.

D'autre part, les perspectives de travail à domicile qui peuvent intéresser les aménageurs du territoire et les défenseurs du monde rural sont remarquables. Enfin, le progrès technique frappe les travailleurs les moins qualifiés au sens courant du terme. Les statistiques du chômage de longue durée et de la pauvreté sont explicites.

La modification de la gestion du temps.

L'Europe a multiplié sa richesse, sa production par trois en 40 ans en diminuant de 30% la quantité du travail qu'elle y consacrait. En 1950, un européen consacrait 100 000 heures dans sa vie au travail contraint, pour gagner sa vie et parfois pour la réussir. Aujourd'hui il n'y consacre plus que 70 000 à 75 000 heures et dans 20 ans 45 000 heures. Le temps devient une donnée fondamentale de l'organisation de la société et une chance pour le territoire. Bien sûr, ces éléments appellent à la rupture de la séquence classique à savoir : le temps pour étudier, le temps pour travailler, le temps pour la retraite. Ce schéma est en train d'exploser puisqu'il faut apprendre toute sa vie et savoir vivre des périodes sans travail.

Enfin, la constitution de grands ensembles.

La communauté européenne a donné l'exemple. Aujourd'hui le Mercosur, le Nafta se développent, l'ASEAN se transforme. Certains pays qui n'ont pas la dimension de la Chine ou de l'Inde cherchent ainsi à se regrouper pour mieux défendre leurs intérêts mais aussi, peut-être sans le savoir, pour faire émerger une régulation de la globalisation ; régulation qui n'existe pas encore car les faits vont plus vite que les institutions.

Quelles sont les options pour le futur ?

Le grand écart croissant entre le monde des instruments et le monde des valeurs est une chance pour les thèses que nous défendons.

Les instruments sous l'effet de la société industrielle puis de la société postindustrielle changent radicalement. Mais les valeurs et le comportement des gens ont du mal à s'adapter. De ce fait, ils ne se sentent pas obligés d'instrumentaliser leur vie en fonction des données seules de la vie économique et technique. Après tout, ces valeurs peuvent s'exprimer en trouvant une synthèse avec le monde des instruments. C'est là où tout ce qui fait la valeur du monde rural, son sentiment d'appartenance à une collectivité, son enracinement, peut retrouver un sens.

Contrairement à ceux qui pensent uniquement "global" et qui nous donnent des leçons tous les jours, le monde des valeurs n'est pas obligé de s'aligner sur le monde des instruments.

Cette affirmation mériterait d'être nuancée. Il est vrai que l'individualisme est dominant aujourd'hui et qu'il faut en tenir compte. Mais le sentiment d'appartenance et la nécessité d'un enracinement n'ont pas disparu. On le constate même en politique. Le développement des mouvements populistes est aussi du au fait que les personnes qui les composent recherchent des valeurs communautaires, des éléments pour donner un sens, pas simplement individuel, mais collectif à leur vie.

L'individu au-dessus de la société, c'est un peu le fin du fin du libéralisme. Ainsi, lors des Conseils Européens, lorsqu'étaient évoqués les partenaires sociaux, syndicats agricoles, organisa-tions patronales ou syndicats ouvriers, Madame Thatcher tapait sur sa table et disait qu'ils n'existaient pas, qu'elle ne connaissait que les individus. C'était là la pensée la plus pure de ce que pourrait être un certain libéralisme porté au niveau politico - idéologique.

Donc le grand écart entre le monde des instruments et le monde des valeurs, qui a toujours existé, qui aujourd'hui prend une forme prégnante n'est pas une menace. C'est une chance pour ceux qui considèrent que le monde des valeurs peut rester fidèle à lui-même sans pour autant tomber dans l'archaïsme.

Autre option, la société cognitive et son impact.

La connaissance prend un rôle de plus en plus important dans la société. La structure actuelle de la population active en est la preuve ; témoins le travail à domicile, la dématérialisation d'une partie de la production et des échanges qui modifie la nature des relations entre l'homme et son travail. Sur ce point, le monde rural garde sa spécificité. L'agriculteur, l'artisan ont un lien direct avec leur travail.

Enfin, l'éducation devient nécessaire tout au long de la vie. Si la connaissance progresse, il faut que l'homme soit en mesure de mieux se connaître, de mieux comprendre les autres, d'apprendre à apprendre et d'apprendre à faire.

La montée de la société de l'information.

J'ai voulu attirer l'attention des chefs de gouvernements sur ce point alors que j'assumais mes fonctions à la Commission Européenne. En vain ! Nous devons réfléchir sur les conséquences humaines, sociales, conviviales de la société de l'information sans jamais oublier deux éléments. D'une part, il existe une distinction importante entre la communication et la relation. D'autre part, en dépit de ces obstacles, la société de l'information peut être un atout pour la décentralisation et certaines formes positives de travail à domicile.

La variable temps est une composante essentielle de ces changements. Cette question ne se ramène pas uniquement aux 35 heures. Puisque le temps de travail contraint, nécessaire pour produire les biens et les services dont nous avons besoin, va diminuer de manière drastique, la société ne peut-elle pas collectivement penser ce passage et s'y adapter ?

Les ultra libéraux prônent de laisser faire le marché. Mais nous n'abordons pas là simplement des valeurs de marché. Le temps va prendre de plus en plus d'importance en qualité et en intensité. C'est une chance pour l'aménagement du territoire.

Dans les 25 prochaines années, une longue et difficile transition

Elle rencontrera quelques problèmes principaux :

Le décalage entre la globalisation du marché et l'adaptation des institutions.

Lors du 50ème anniversaire de l'O.N.U., l'adaptation de l'O.N.U. à la globalisation n'a pas été abordée ! J'avais proposé la création d'un conseil de sécurité économique, en y associant tous les pays, pour permettre à l'humanité d'avoir conscience de ce monde en train de changer...

Pour l'agriculture notamment se pose un problème important, mal traité jusqu'à présent : la division du travail au sens classique du terme est-elle optimale ? Je n'en suis pas convaincu. Nous achetons du riz à des pays qui ne peuvent pas répondre aux besoins élémentaires d'alimentation de leur peuple, alors que leur terre le leur permettrait. Et nous sommes obligés de nous soumettre à une concurrence impitoyable qui aboutit à la concentration des entreprises et à la disparition des agriculteurs. Nous nous disputons entre européens pour savoir quel quota d'exportations donner à la Thaïlande sur tel produit sans nous préoccuper de savoir comment est nourrie la population thaïlandaise ; trop contents de pouvoir leur vendre une partie de leur nourriture. Est-ce là une bonne utilisation des richesses de la nature ?

Le devenir de la construction européenne

Entre une "Europe espace" dont l'objet est de s'adapter à ce libéralisme sans fin et une "Europe puissance", que choisirons-nous ? Serons-nous capables d'organiser la convergence dans la diversité puisque la diversité est un des traits et une richesse de l'Europe ?

La dernière réforme de la P.A.C. n'a pas donné de si mauvais résultats. Une nouvelle réforme s'annonce et les conflits d'objectifs restent présents :

L'objectif du développement rural

Alors qu'en 1988, cet objectif avait été ajouté à la politique commune, aujourd'hui, on veut l'y intégrer. C'est là un grand sujet de réflexion. Beaucoup d'acteurs locaux se sont tournés vers l'objectif 5b de développement rural. Non pas seulement parce que la Commission leur apportait le complément indispensable de financement pour réaliser des opérations, mais plus fondamentalement parce que cet objectif marquait la volonté de faire vivre les espaces ruraux.

Tout n'a pas été parfait. Mais c'est un choix politique qui demeure prioritaire.

La politique d'aménagement du territoire revient au cœur de la vie économique et sociale. Tous ces éléments nous obligent à une réflexion sur le modèle de développement de demain. Sans sacrifier la compétitivité synonyme d'indépen-dance, d'autonomie, de progrès du niveau de vie, ce modèle devrait prendre en compte les paramètres tels que le temps, l'environnement, les besoins liés aux nouvelles formes de vie et au travail des femmes et avant tout la reconstitution du lien social.

Si on partage cette analyse, si on admet que le rural est le produit de la coopération entre l'homme et la nature, la dichotomie classique entre l'urbain et le rural disparaît. Nous devons penser en termes de réseaux. Nous aurons des milieux ruraux traditionnels. Nous aurons des espaces ruraux très proches des villes. Nous aurons des villes à dominante rurale, non pas à cause de la nature de leurs activités mais à cause de la valeur ajoutée qu'elles apportent autour d'elles au milieu rural. Il suffit de regarder une carte de géographie pour s'en rendre compte. C'est là, du point de vue conceptuel, un élément essentiel qui ramène au territoire.

Le territoire est le lieu de réconciliation des instruments et des valeurs. Le territoire est le lieu où, enraciné plus ou moins consciemment, l'homme entretient des relations de tous types, productifs, non productifs, économiques, sociaux, affectifs avec les autres personnes et avec d'autres territoires. Lorsqu'il est déstabilisé par le global ou par la méconnaissance du monde tel qu'il est, il y retrouve ses racines et un équilibre.

Comme l'a dit Pierre Calame : "le territoire, c'est la vie".

1 - Ancien Président de la Commission Européeenne


Sol & Civilisation - La lettre, numéro 7

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Horizon Local 1997
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