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L'économie sociale et les attentes du mouvement des femmes du Québec

Par André Joyal, professeur d'économie à l'UQTR


Le défi d'interrelier le social et l'économique

Encore l'économie sociale dira-t-on. Oui, il en a été beaucoup question depuis quelques mois, en fait depuis que Lucien Bouchard a pris les rênes du gouvernement. Sensible aux revendications associées à la manifestation "Du pain et des roses", le premier ministre a profité de la tenue du sommet socio-économique de mars dernier pour mettre sur pied le Chantier de l'économie sociale dont il a confié la responsabilité à Mme Nancy Naetam, une militante de longue date. Il s'agira pour celle qui fut à l'origine de la première Corporation de développement économique et communautaire de Pointe-Saint-Charles avant de passer à la direction du RESO (Regroupement pour la relance économique et sociale du Sud-Ouest) de mettre en évidence l'importance de l'économie sociale à l'occasion du sommet du 30 octobre prochain. Ce faisant, bien sûr, l'occasion sera très belle pour reprendre les principales revendications du rapport du Comité d'orientation et de concertation sur l'économie sociale, mis en place à la suite de la marche sur le parlement orchestrée par la Fédération des femmes du Québec. Au préalable, cependant, il y a tout lieu de s'attendre à un tableau favorable de l'apport de ce secteur de l'économie qui tente de concilier des objectifs à la fois sociaux et économiques. Quand on demande à un militant de décrire l'importance de son secteur d'activité, on imagine mal qu'il le présente comme une quantité négligeable.

Dans ce nouveau rapport, attendons-nous également à des références aux quelque trois millions d'emplois pour la seule France où les entreprises de l'économie sociale contribueraient à pas moins de 6 ou 7% du produit intérieur brut. S'il en est ainsi pour la mère-patrie, pourquoi n'en serait-il pas de même pour le Québec? Déjà beaucoup de gens, majoritairement représentées par des femmes, gravitent dans ce que l'on a toujours désigné au Québec comme étant le secteur communautaire. Encore récemment, quand un regroupement d'individus mettait sur pied des initiatives visant à répondre à des besoins non satisfaits par les secteurs privé et public, on parlait de développement communautaire en s'inspirant de l'expression "community development". Bon nombre de nos organismes sans but lucratifs (OSBL) s'inscrivent dans cette mouvance de même que plusieurs coopératives de travail. On préfère cependant depuis peu l'expression entreprise d'économie sociale à celle d'entreprise communautaire.

Rien de neuf sous le soleil donc quand on parle d'économie sociale. C'est d'ailleurs ce qu'ont démontré dans ces pages (16 et 17 mai) B. Lévesque et Y. Vaillancourt, en recourant cependant, comme pour apporter une touche nouvelle, à l'expression cette fois bien franco-française: "économie plurielle". Le sociologue français, Guy Roustang, qui inspire mes deux collègues de l'UQAM, définit celle-ci dans Le Monde du 3 avril dernier comme une économie qui ne soit pas esclave du marché mais qui tienne compte du territoire. Évidement, il n'y à rien à comprendre. Toujours dans Le Monde, édition du 10 octobre dernier, dans un manifeste en faveur de l'économie solidaire, les signataires tentent de se faire plus explicites. Le "pluriel" se réfère à... "l'hybridation des économie marchande et non marchande, monétaires et non monétaires, à des réalisations qui vont à l'encontre de la logique dominante unidimensionnelle qui aboutit au cloisonnement des différents registres de l'économie". Rien de moins. Même si l'on est ici un peu plus clair, on a un bel exemple d'une volonté typiquement française de préférer faire compliqué plutôt que de faire simple. Comme l'a écrit plus simplement Nancy Naetam, également dans ces pages (11 juin), en se référant à des entreprises de l'économie sociale, on se rapporte à des activités et organismes issus de l'entrepreneuriat collectif et qui s'ordonnent autour de certaines valeurs dont le primat de la satisfaction des besoins des membres sur la recherche du rendement financier et le recours à une gestion participative.

Ce que je voudrais considérer ici, c'est l'hypothèse soulevée par Lévesque et Vaillancourt à savoir que l'économie sociale pourrait paver la voie d'un nouveau modèle de développement. Il importe moins de savoir si le modèle est nouveau ou pas que de considérer dans quelle mesure il est permis de fonder des espoirs dans ce modèle. En présence de la grande permutation économique en cours, sommes-nous prêt à encourager les jeunes (nos propres enfants) à envisager une carrière au sein de l'économie sociale? Quant à ceux qui s'y trouvent déjà, et qui souhaiteraient voir leur emploi transformé en "véritable" emploi, peut-on les conforter dans leurs attentes? Ce n'est pas en tant que militant que je vais tenter de répondre à cette double interrogation mais en observateur de la scène socio-économique, c'est à dire, sur la base des fait vécus.

Les rédactrices du rapport du Comité d'orientation et de concertation sur l'économie sociale, résument la vision de différents auteurs sur ce que sont les entreprises d'économie sociale. Ces entreprises se caractérisent par :

C'est sur la base de telles caractéristiques qu'Harrold Bhérer de l'Université Laval et moi avions entrepris, il y a quelque douze ans, nos travaux sur les entreprises alternatives. Ce faisant, il nous fallait, et il le faut toujours dans le cas présent, que ces activités soient avant tout des entreprises. C'est à dire qu'elles doivent correspondre à une organisation juridique, à bilan distinct, soumise à une autorité directrice constituée en vue d'exercer dans un ou plusieurs lieux, une ou plusieurs activités de production de biens ou de services. En termes plus simples, ces organismes doivent avoir une finalité marchande et aspirer à brève échéance à voler de leur propres ailes. Sur la base de ces considérations, nous avions refusé de retenir dans notre échantillon un OSBL alors à ses premiers balbutiements dans Charlevoix. Cet organisme innovait vraiment à la fois par son produit et son type de gestion. A l'époque les subventions comptaient pour 90% de ses revenus, beaucoup trop selon nos critères. En 1989, ce même organisme, toujours sans but lucratif, allait présenter des états financiers tout à fait inversés, et se mériter le prix de la PME de l'année. Mais le Cirque du Soleil , puisqu'il s'agit de cette entreprise, était-elle toujours alternative, communautaire ou d'économie sociale? Un organisme peut-il toujours faire office d'agent de développement social quand l'économique l'emporte sur le social? Voilà bien la plus grande contradiction qui caractérise ceux qui, tout en oeuvrant dans le secteur de l'économie sociale, en arrivent à prendre l'économie dominante comme référence. On verra demain que le rapport du Comité d'orientation et de concertation sur l'économie sociale intitulé "Entre l'espoir et le doute" n'échappe pas à cette contradiction. Elles ont bien raison de douter ces dames!

Simplicité volontaire ou nécessaire: entre "L'espoir et le doute"

Le début des années 80 fut marqué par l'influence d'auteurs à succès que furent, entre autres, les Schumacher, Illich, Ferguson. Moins connu, un auteur californien, Duane Elgin reprenait les mêmes idées dans son Voluntary Simplicity qui vient d'être réédité. "Vivre et travailler autrement", tout en évitant l'isolement des communes de la fin des années 60, devenait pour plusieurs le nouveau leitmotiv. Malheureusement pour les partisans d'une "autre économie" ou d'un nouveau modèle de développement, on n'a pas tardé à constater que la différence était très difficile à assumer. Mise à part une très infime minorité "d'alternatifs" ayant vraiment la vocation, la majorité des entrepreneurs engagés dans un organisme sans but lucratif doté d'une vocation marchande ou dans une coopérative de travail poursuivaient leur "oeuvre" moins sur une base volontariste que faute d'autres options. De la simplicité volontaire on passait rapidement à la simplicité nécessaire.

Dans l'incapacité de trouver un "véritable" emploi sur le marché régulier du travail, on profita de l'existence de programmes gouvernementaux pour créer une garderie coopérative, un organisme de récupération et de recyclage, une radio ou un journal communautaire, un organisme d'éducation populaire, etc. Quant à vérifier s'ils respectaient bien les critères servant à décrire une entreprise d'économie sociale, cela est une autre histoire. La courte reprise économique de la fin des années 80 a fait diminuer l'intérêt envers cette "autre économie". Il faudra attendre les conséquences de la politique anti-inflationniste du gouvernement central et celles incontournables de la mondialisation de l'économie et de la restructuration des grandes entreprises pour qu'à nouveau, à défaut de mieux, l'économie sociale apparaisse comme une voie possible. Ce faisant, bien sûr, on ne manque pas de signaler le danger déjà observé il y a dix ans: l'existence d'une économie à double vitesse. La plus petite vitesse étant, il va sans dire, celle qui relève de l'économie sociale. Comment se prémunir contre cette société duale dont les manifestations paraissent grandissantes? Comment éviter la getthoisation d'un pan complet d'activités, estimées à juste titre indispensables, à l'intérieur desquelles les femmes sont fortement majoritaires?

Quand on regarde les exemples d'activités que l'économie sociale se met ou devrait se mettre sous la dent, à part la sempiternelle allusion aux services à domicile pour les personnes dans le besoin, on retrouve sensiblement les mêmes activités identifiées au début des années 80. Des activités que boude forcément l'économie de marché mais qui fournit, avec le secteur public, les véritables emplois servant de référence. Serait-on en présence d'une contradiction insurmontable en voulant pour l'économie sociale des conditions de travail calquées sur celles qui prévalent dans les secteurs publics et privés? Avant de tenter une réponse à cette interrogation, il importe de s'arrêter sur les points les plus importants du rapport du Comité d'orientation et de concertation sur l'économie sociale spécialement rédigé en vue d'inspirer le sommet du 30 octobre.

D'entrée de jeu, les deux co-présidentes du Comité précisent très bien les objectifs visés: la création d'emplois stables et de qualité et le développement de biens et services d'utilité collective permettant de répondre à des besoins sociaux de la communauté locale et régionale. Ces deux objectifs, selon elles, seront atteints à la condition de bien asseoir les règles du jeu et d'intégrer dans les façons de faire les conditions incontournables de réussite. Règles du jeu et conditions de réussite, tout est là. Le Comité est formel: l'économie sociale n'est pas la panacée des maux économiques et sociaux que connaît le Québec. Elle n'est qu'une voie de solutions, ou une stratégie complémentaire parmi celles visant à mieux exploiter le potentiel du Québec.

Le document, fort bien rédigé, offre une solide synthèse des réflexions et observations publiées ces derniers années sur tout ce qui concerne le sujet. Les travailleurs de l'économie sociale sont vus comme des agents de transformation sociale. Ce qui n'empêche pas les auteures de n'envisager rien d'autres pour ces agents de changement que de "véritables" emplois. Ces derniers se trouvent ici définis par la négative: autre chose que des petits boulots précaires, mal payés, dévalorisés ou tous autres faux emplois non soumis aux normes et règles en vigueur. On veut bien des emplois différents mais pas trop différents. En conséquence, on recommande la création d'emplois réguliers, à durée indéterminée (durée minimum de trois ans pour une même personne), assujettis aux lois en vigueur au Québec et à l'esprit de la future loi sur l'équité salariale et bien sûr accessibles à toute personne en recherche d'emploi mais avec un préjugé plus que favorable envers les femmes. Comment financer ces emplois? Tout en souhaitant le respect de l'autonomie des activités liées à l'économie sociale, le Comité voit dans le secteur public le principal bailleur de fonds. Pas facile d'être différent.

En fait, si l'économie sociale recèle d'un grand nombre de potentialités qui méritent d'être mises en valeur, il faut être bien conscient de ses limites pour éviter d'amères désillusions. Quand bien même les gouvernements les mieux intentionnés y mettraient tous leur écus et feraient adopter les meilleures lois imaginables,.l'économie sociale sera toujours très exigeante sur le plan humain. En conséquence, Jean-Robert Sansfaçon a raison d'écrire (25 mars) qu'il serait utopique de croire que nous, Québécois-plus-solidaires-que-les-autres-Nords-Américains détenons dans l'économie sociale la clé de la création des emplois de l'avenir.

A moins d'un changement profond dans les mentalités et les comportements, l'économie sociale n'occupera qu'une place marginale dans l'ensemble des activités de notre système économique. Toute association étant un microcosme de la société, avec ce qu'elle a de meilleur et de pire, il ne faut pas se surprendre du désintérêt manifesté par les gens éprouvant peu d'attraits pour l'action collective. Pour ceux qui ont la vocation et qui n'aspirent pas à devenir fonctionnaires, l'État se doit de fournir son assistance dans un cadre d'intervention partenariale comme il le fait pour le secteur privé. Mais il ne faut pas en attendre davantage. Ceux qui s'engagent dans cette voie et ceux qui les y encouragent doivent être bien conscients des problèmes et des limites de l'économie sociale. Ce qui me conduit à souhaiter que le Collectif de recherche sur les innovations sociales dans les entreprises et les syndicats (CRISES) fasse de l'autopsie des échecs des entreprises de l'économie sociale une de ses priorités. Or, mes collègues du réseau UQ qui en font partie préfèrent s'en tenir aux réponses des acteurs aux crises qui secouent le travail, l'emploi et l'État providence. En relation avec ces réponses, le rapport du Comité d'orientation et de concertation sur l'économie sociale se termine par le souhait suivant: Que l'économie sociale constitue une des stratégies pour dresser la table, pour inviter sans exclusion et pour faire en sorte que la société québécoise puisse se nourrir...et de pain...et de roses! C'est possible, à la condition que les gens veulent bien mettre la main à la pâte et planter les rosiers suivant les conditions particulières à l'économie sociale. Pour ce qui est de savoir comment se procurer la farine et les plants, ça c'est une autre histoire que l'on pourrait traiter à l'occasion d'un autre sommet socio-économique si Lucien Bouchard conserve son intérêt envers l'économie sociale.

L'auteur est professeur d'économie à l'UQTR et est membre du GREPME (Groupe de recherche en économie des PME), il a à son actif plusieurs publications sur les entreprises de l'économie sociale.


Pour plus d'informations, contacter:

André Joyal

E-Mail - Andre_Joyal@UQTR.UQuebec.CA



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