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Les grandes mutations économiques et leurs conséquences sociales

Par Jacques Chonchol, chilien, ancien ministre, professeur émérite de la Sorbonne.


Nous proposons exceptionnellement à nos lecteurs un article qui dépasse le cadre événementiel immédiat, tout en permettant de plonger au coeur même de la réalité de nos sociétés. Alors que tout au long de l'année nous signalons de nombreux évènements en Amérique latine, il est bon qu'un cadre plus global de compréhension soit offert afin de pouvoir mieux situer ces divers évènements et en comprendre les raisons. C'est ce que nous offre avec maîtrise et clarté l'un des membres du Comité international de patronage de DIAL, Jacques Chonchol, chilien, ancien ministre, professeur émérite de la Sorbonne.

Texte paru dans Reflexión y liberación n° 29, 1996 (Santiago, Chili).


Chaque époque a connu une pensée socio--économique dominante. Parallèlement à une certaine vision marxiste de la société qui, durant une grande partie de ce siècle, a régné sur de vastes régions du monde (URSS, pays d'Europe de l'Est, Chine, Vietnam, Cuba, etc.) et qui subsiste aujourd'hui encore, surtout en Asie, avec des ajustements importants, a prévalu en Occident une vision capitaliste des sociétés, liée aux grandes transformations socio-économiques apportées par la révolution industrielle.

Mais si l'on observe globalement l'évolution du monde au cours de ce siècle, comme l'a fait récemment le grand historien anglais Eric Hobsbawmm1, on la voit divisée en trois grandes phases. Une époque de catastrophes qui va de 1914 à la fin de la Seconde Guerre mondiale. Ensuite une période de 25 à 30 années d'une extraordinaire croissance économique et de transformations sociales qui ont probablement changé la société humaine plus profondément que toute autre période équivalente de l'histoire et qui peut être considérée comme un âge d'or. Finalement, la troisième phase s'étend du milieu des années 70 jusqu'à ce jour et peut être considérée comme une nouvelle phase de décomposition, d'insécurité et de crise, et, en certains lieux du monde tels que l'Afrique, l'ancienne URSS et les anciens pays socialistes de l'Europe, de véritable catastrophe.

D'un capitalisme contrôlé par l'État...

Pendant l'âge d'or qui s'étend de la fin de la Seconde Guerre mondiale au milieu des années 70, les idées socio-économiques dominantes en Occident sont, comme l'a très bien montré l'économiste français Michel Albert2, celles d'un capitalisme contrôlé par l'État. Toutes les réformes visent à corriger les excès du marché et à tempérer les violences du capitalisme. L'État apparaît comme le refuge contre l'arbitraire et l'injustice et c'est lui qui, sous la pression des luttes sociales, intervient sous forme de lois et décrets pour humaniser la dureté du capitalisme par la législation du travail, l'augmentation continue de la pression fiscale et les systèmes de redistribution. L'État non seulement établit les règles du fonctionnement de la société, mais encore, sous l'influence des idées keynésiennes agit sur l'économie pour assurer le plein emploi.

...à un "capitalisme à la place de l'État"

Cependant, depuis quelques années, avec le développement de la crise,

l'État n'apparaît plus pour la pensée dominante actuelle comme un protecteur, mais comme un parasite, un frein, un poids mort. Nous sommes entrés dans ce que Michel Albert appelle la phase du "capitalisme à la place de l'État". Les principes de base sont ceux du néolibéralisme et se résument en peu de mots : le marché est bon, l'État est mauvais. Alors que la protection sociale était considérée comme un critère de progrès dans la société, on la dénonce, aujourd'hui, comme un encouragement à la paresse et un obstacle à l'effort. Alors que l'impôt était considéré comme un moyen essentiel pour concilier développement économique et justice sociale, il est aujourd'hui accusé de freiner l'action des plus dynamiques, des plus entreprenants. Il faut réduire l'impôt et le champ des lois sociales, et déréglementer, c'est-à-dire faire reculer l'État sur toute la ligne pour que le marché puisse libérer les énergies créatrices de la société. Dans la majorité des pays, on prétend aujourd'hui que, ni sur le plan économique, ni sur le plan social, l'État ne doit plus intervenir. Il faut privatiser et livrer au jeu du marché la santé, l'éducation, l'information.

Le "capitalisme à la place de l'État", avec la globalisation de l'économie et surtout des finances, a créé un désordre financier, économique et spéculatif dont les conséquences sont énormes et que personne ne semble plus pouvoir contrôler. Dans cette nouvelle phase, apparaissent de nouveaux maîtres du monde. Ce phénomène a été très bien analysé par Ricardo Petrella, Jacques Decornoy, Frédéric Clairmont, John Cavanagh et quelques auteurs dans une édition récente du Monde diplomatique3.

À partir d'une économie organisée au niveau de la planète sur la base des capitalismes nationaux se produit une mondialisation caractérisée par la libéralisation des marchés, la déréglementation et les privatisations de secteurs entiers des économies nationales. Avec cette évolution, la maîtrise de l'économie mondiale change de nature et présente une nouvelle physionomie.

Le pouvoir se situe de moins en moins dans la propriété d'éléments matériels (terre, ressources naturelles, machines) et se fonde désormais sur la maîtrise de facteurs immatériels (connaissance scientifique, haute technologie, information, communication, publicité, finances). L'économie se dématérialise. Signe de cette dématérialisation : parmi les 20 premières entreprises industrielles du monde figurent actuellement 6 sociétés du secteur micro-électronique et informatique, alors qu'aucune d'entre elles n'en faisait partie il y a 20 ans. Autre signe de cette dématérialisation : on ne transporte plus de billets de banque ou de lingots, on envoie des messages digitaux qui remplacent la monnaie. Les relations financières deviennent des transferts d'information. La nouvelle monnaie est de nature informationnelle.

Un double glissement : de la politique à l'économie, de l'économie aux finances

La structure des pouvoirs émergents fait apparaître une organisation du monde dominée par de nouvelles oligarchies, constituées par des élites et des groupes sociaux qui ont acquis un pouvoir de décision ou de contrôle au-dessus de tous les pouvoirs légitimes, politiques et sociaux au sein des Etats nationaux. La dynamique de ces oligarchies obéit à une pure logique de conquête, la soi-disant obligation de la compétitivité mondiale qui se transforme en impératif moral. Cela provoque en outre la généralisation de pratiques illégales conduisant à la criminalisation croissante de l'économie.

Depuis la non-convertibilité du dollar en 1971 jusqu'à la cessation de la guerre froide à la fin des années 80, le système mondial s'est vu soumis à une extraordinaire accélération de l'histoire, amplifiée par les nouvelles technologies de l'information et de la communication. Les conséquences en sont nombreuses :

Premièrement, la croissance d'un marché mondial de capitaux et de services financiers qui échappent complètement au contrôle des gouvernements. On estime à 1 200 milliards de dollars le montant des capitaux qui circulent en permanence en fonction des variations des taux de change, ce qui ouvre un champ sans bornes à la spéculation financière. Hier contrepartie de biens réels, les flux financiers deviennent autonomes, s'hypertrophient, imposent leur logique à l'ensemble du système économique et l'orientent sur des chemins qui ne sont plus ceux de la création de richesses, l'amélioration de la condition humaine ou la mise en valeur des espaces. Nous assistons à un double glissement réducteur : de la politique à l'économie et de l'économie aux finances

Selon la Banque des règlements internationaux, les transactions sur le marché des changes représentent aujourd'hui 50 fois le montant des échanges de biens et services. Ces mouvements s'inspirent d'une logique de mise en valeur d'un patrimoine financier sans grande relation avec les impératifs du développement économique.

Deuxièmement. La mondialisation du capital a accéléré l'internationalisation des investissements et, en conséquence, du système productif, en même temps que s'intègrent par grandes régions les flux commerciaux. A son tour, par la voie de la croissance externe, a été stimulée la mondialisation des entreprises, des stratégies et des marchés : investissements directs à l'étranger, délocalisations, fusions, alliances entre les entreprises. Ainsi chaque groupe industriel et financier important met en oeuvre aujourd'hui une stratégie concernant toutes les régions du monde. Par ailleurs, la nécessité où se trouvent les entreprises en voie d'internationalisation d'avoir un accès facile au marché financier mondial a amplifié la capitalisation boursière. La tendance dominante est la multinationalisation de l'actionnariat. En même temps, les groupes industriels se sont convertis en groupes financiers qui décident et arbitrent en permanence l'usage des capitaux engagés dans les diverses activités de leurs filiales.

Plus de 90% des 37 000 firmes transnationales, et de leurs 206 000 filiales à l'étranger, qui dominent l'économie mondiale sont contrôlées à partir des pays développés. Les 100 plus importantes firmes pèsent d'un poids prépondérant sur tous les plans (influence de toute sorte dans leur pays d'origine comme à l'extérieur, capacité d'investir, maîtrise technologique, propriété de brevets, etc.), et dans tous les secteurs de pointe elles établissent actuellement leur pouvoir et organisent les monopoles de demain.

C'est de ces pouvoirs qu'il s'agit quand les chiffres statistiques abstraits indiquent les flux d'investissements ou de désinvestissements en tel ou tel pays ou région. Ces mêmes pouvoirs sont ceux qui agissent quand, en quelque endroit du monde, s'impose le dogme de la privatisation.

C'est ouvertement, publiquement, au profit de ces pouvoirs que dans le dernier quart de siècle on a cherché à ajuster, à modeler les économies, les échanges, les législations nationales et le droit international.

Troisièmement. L'abdication du pouvoir politique est quasi total. Des mégasystèmes mondiaux, toujours au service des intérêts immédiats des groupes financiers privés, apparaissent dans le domaine des transports (avion, automobile), des communications (télévision, banques d'images, réseaux informatiques, services aux entreprises), de la science et de la recherche (espace, programmes sur la génétique humaine, fusion nucléaire, etc.).

Si l'on observe que les pouvoirs publics nationaux ont vu depuis les années 80 s'affaiblir leur capacité et leur volonté d'intervention au service de l'intérêt général, on en déduit évidemment que, dans le nouveau monde qui se forme, les réseaux de groupes financiers-industriels sont devenus l'acteur principal des politiques économiques.

Les nouveaux maîtres du pouvoir

Jamais, dans l'histoire de l'humanité, les maîtres du monde n'avaient été si peu nombreux. Dans le champ de l'information et de la communication ce sont à peine quelques centaines de personnes : présidents et membres des comités de direction d'un petit nombre d'entreprises des secteurs de l'électronique, de l'informatique, des télécommunications, de la radio-télévision, de la presse et de l'édition, de la distribution et des loisirs. Un quart de ces personnes est localisé en Europe, autant en Asie et le reste aux États-Unis.

Étant donné les alliances qui se nouent entre elles, on peut estimer qu'une dizaine de réseaux mondiaux plus ou moins intégrés, constituent de véritables machines de guerre dont la finalité exclusive est la conquête et la maîtrise de nouveaux marchés.

Ces conquistadors profitent de l'appui et de la collaboration de quelques groupes sociaux.

Premièrement les inventeurs et les experts de la techno-science (scientifiques, chercheurs, ingénieurs, intellectuels) qui légitiment l'esprit de conquête au nom des progrès techniques incorporés dans les nouveaux produits et services lancés sur le marché. Ce groupe social s'élargit aux dimensions du monde.

Second allié naturel des nouveaux maîtres du monde : la techno-bureaucratie nationale et internationale, les dirigeants publics de haut niveau chargés de la définition des règles de fonctionnement et du contrôle des moyens mis en oeuvre.

Finalement nous trouvons un troisième groupe relativement hétérogène en apparence : les concepteurs d'idées, de symboles, de discours, les représentants des moyens d'information et de ceux de l'éducation supérieure.

Les financiers

Dans cet univers des nouveaux maîtres du pouvoir, les financiers constituent une catégorie à part pour laquelle la conquête de l'univers correspond à une logique de rapine : la terre et ses marchés se sont transformés en un espace de profits sans frontières et la moisson devient, peu à peu, une véritable razzia. La dimension de leurs activités signifie que les intérêts et les conditions de vie de centaines de millions de personnes en sont affectés. Rien ne justifie ni ne légitime les dévastations sociales, politiques et culturelles, irréparables qu'ils commettent.

Depuis la libéralisation des mouvements de capitaux réalisée dans les années 80, ces pillages sont devenus possibles du fait de l'abandon des mécanismes de contrôle public, le maintien du secret bancaire et la création et la prolifération des paradis fiscaux qui progressivement deviennent le point de départ des razzias et les abris pour le butin.

La criminalisation de l'économie

La criminalisation de l'économie mondiale est en marche. Le trafic illégal d'armes et de drogue (ce dernier, avec une valeur au détail avoisinant les 500 milliards de dollars annuels dépasse maintenant le commerce pétrolier et occupe le deuxième rang mondial, dépassé seulement par le commerce des armes), les formes maffieuses de production, l'évasion fiscale, la double comptabilité et les caisses noires des entreprises, se sont répandus avec une énorme rapidité, grâce à la mondialisation des systèmes de production, de transport, d'information, de communication, et à la libéralisation dans la sphère financière.

Cela signifie-t-il que les nouveaux maîtres du monde sont devenus incontrôlables ? Évidemment non, si la volonté politique s'exerce en la matière. Les remèdes existent et les possibilités d'action sont nombreuses. Les premières mesures qui s'imposent d'urgence concernent le rétablissement des contrôles nationaux et internationaux ainsi que la fixation d'un impôt mondial sur les mouvements de capitaux, tel que l'a proposé le Prix Nobel d'Économie, le Nord-Américain James Robin, qui, reprenant une vieille idée de Keynes, préconise l'établissement d'un impôt sur toutes les transactions en devises. Selon Robin, avec un taux minimum de l'ordre de 0,5% on augmenterait sensiblement le coût de la spéculation sans décourager les opérations commerciales ou les mouvements de capitaux non spéculatifs. À cela il faudrait ajouter, bien entendu, l'élimination du secret bancaire et des paradis fiscaux, la lutte coordonnée contre la spéculation et l'évasion fiscale et la mise en route d'actions internationales du type "Mains propres" telles que celle que mène actuellement l'Italie.

Les conséquences sociales de la libéralisation sans contrôle de l'économie

Quelles ont été les conséquences sociales de cette libéralisation de l'économie associée à une réduction de la protection des travailleurs?

Chômage

Dans les 25 pays les plus riches du monde (ceux de l'OCDE), il y avait, en 1994, 36 millions de chômeurs. Les emplois qui ont pu être créés ont été de très faible productivité et se sont accompagnés d'une diminution des salaires réels. Dans les dix dernières années, les 500 plus grandes entreprises du monde ont licencié en moyenne 400 000 salariés par an malgré la forte augmentation de leurs bénéfices.

Baisse des salaires

Entre 1977 et 1992, la productivité moyenne des travailleurs nord-américains a augmenté de 30%, alors que le salaire moyen s'est réduit de 13%. Logique implacable : quelle que soit l'augmentation de la productivité les salaires baisseront s'il y a abondance de travailleurs se disputant des emplois qui se raréfient. Une telle abondance est provoquée par la mondialisation dont bénéficient les firmes établies aux États-Unis.

Pauvreté et exclusion

Le mécanisme de la pauvreté et de l'exclusion, lié à ce néolibéralisme dominant n'est plus un mystère pour personne. D'une part, l'exacerbation de la concurrence internationale conduit à de nombreuses restructurations industrielles, au licenciement de travailleurs, à l'augmentation du chômage et de la durée pendant laquelle les travailleurs restent sans emploi, à la modernisation technologique qui multiplie les inadaptés aux nouveaux modes de production. D'autre part, les systèmes de protection sociale deviennent de plus en plus inadéquats face à l'accroissement de la pauvreté, quand ils ne sont pas réduits par les gouvernements préoccupés par les équilibres macro-économiques. Lorsque les deux processus se combinent et que se désagrègent les solidarités, basées sur la famille, le quartier ou le village, l'exclusion gagne du terrain. En 1992, dans les douze pays de la CEE, il y avait 50 millions de pauvres, parmi lesquels 10 millions en Grande-Bretagne (18% de la population de ce pays). Aux États-Unis, 1% des familles les plus riches accaparait en moyenne 70% des revenus familiaux entre 1977 et 1989. Les 20 % les plus riches s'octroyaient plus de 100% de croissance aux dépens des 40% les plus pauvres. Dans leur livre America. What went wrong ?, résultat d'un travail de deux ans dans cinquante villes de seize Etats, Donald Barnett et James Steele affirment : "Les politiques de Reagan et de Bush ont accéléré le démantèlement de la classe moyenne nord-américaine. On ne trouve que deux précédents similaires, en 1913, quand le mécontentement a conduit à adopter le premier impôt progressif sur le revenu, et en 1933, lorsque la crise a conduit au New Deal."

La situation en Amérique latine

Quant à l'Amérique latine, les disparités dans la distribution des revenus augmentent, ainsi que la pauvreté et l'exclusion. En 1970, 113 millions de Latino-Américains vivaient dans une situation de pauvreté, c'est-à-dire que leurs revenus n'étaient pas suffisants pour satisfaire leurs besoins essentiels. Cela représentait 40 % de la population à cette époque. En 1980 leur nombre s'était élevé à 136 millions (41 %) et en 1990 à 196 millions (46 %) ?

Malgré les signes d'une reprise de la croissance économique enregistrés au début des années 90, la majorité des pays latino-américains a accusé, sur le plan social, un ralentissement ou un recul qui accentua les effets de la pauvreté, surtout dans les zones urbaines. Le défi de la réduction de la pauvreté auquel sont affrontés actuellement les pays de la région est d'une dimension considérable si l'on tient compte du nombre plus important des foyers affectés mais aussi des écarts sensibles de revenus que présentent ces foyers par rapport aux minimums fixés pour le seuil de pauvreté. En 1992, le revenu moyen par tête des foyers pauvres des zones urbaines d'Argentine et d'Uruguay était environ 25 % inférieur au niveau du seuil de pauvreté. Dans cinq pays (Chili, Costa Rica, Mexique, Paraguay et Venezuela), le revenu par tête de ces foyers était environ 40 % plus bas que le niveau de ce seuil et en quatre pays (Bolivie, Colombie, Honduras et Panama), il était entre 45 % et 55 % plus faible4.

Devant ces résultats il convient alors de se demander si l'idéologie dominante à l'heure actuelle et les politiques qui s'en inspirent sont les plus adéquates pour apporter des solutions au problème social qui affecte une immense fraction de l'humanité, et la réponse nous paraît à l'évidence négative.

En mars 1995 s'est tenue à Copenhague la Conférence mondiale sur le développement social, organisée par les Nations Unies. Ses résultats semblent avoir été extraordinairement insuffisants au regard de la crise généralisée qui affecte aujourd'hui l'humanité. Cette crise touche quasiment tous les pays de ce qui est appelé le tiers monde, ceux de l'Europe de l'Est et de l'ancienne URSS, et même les pays industrialisés.

D'innombrables programmes d'ajustement structurel

Dans le cas du tiers monde, les anciens pays pauvres, victimes du sous-développement de leur système de production, ont été rejoints par les nouveaux pauvres, victimes d'une approche mimétique de la modernité qui a consisté à transférer en les copiant les technologies les plus modernes des pays industrialisés. En outre, les pays pauvres se sont vus sévèrement affectés par les problèmes de la dette qui sont loin d'être résolus et par les politiques d'ajustement structurel qui leur ont été imposées pour y faire face. Depuis 1980, plus de 60 pays ont dû se plier à 566 programmes d'ajustement structurel ou de stabilisation économique.

Au Mali, par exemple, après douze années d'ajustement structurel et de dévaluation, le coût de la vie a augmenté de 117%. Au Mexique, après 13 ans de la même médecine, 20% de la population active est au chômage, 40% est sous-employée et plus de la moitié vit en dessous du seuil de pauvreté. En Amérique latine, après la mise en oeuvre des programmes d'ajustement structurel des années 80, le nombre des pauvres est passé de 136 à 196 millions.

Et, malgré tous les efforts, le poids de la dette globale des pays en développement a continué à s'accroître, passant de 658 milliards de dollars en 1980 à 1770 milliards en 1993.

En outre, l'ouverture sans limites des frontières, qui leur a été imposée, a intensifié le processus de dualisation de leurs économies et de leurs sociétés et, en augmentant les exclusions, elle menace de créer un véritable système d'apartheid social5.

L'ex-URSS et les pays de l'Est devront faire face à un triple défi : stabiliser leur économie, créer l'ensemble des institutions nécessaires au fonctionnement d'économies de marché et procéder à une restructuration en profondeur de leur appareil de production pour augmenter leur efficacité et leur compétitivité sur les marchés internationaux. Ces transformations ne paraissent pas possibles sans des coûts sociaux élevés, mais le choix d'une stratégie inspirée par l'illusion de pouvoir implanter instantanément le capitalisme et le règne souverain du marché a augmenté brutalement le coût social. La dégradation des relations sociales, la détérioration des services de santé, d'éducation et de sécurité sociale, l'apparition d'un chômage structurel considérable et difficile à résorber, la vulnérabilité à l'égard des politiques de choc représentées par l'ouverture trop brusque de leur économie, la permissivité à l'égard des pratiques d'un capitalisme sauvage, constituent des facteurs qui viennent peser très négativement sur le processus de transformation.

Enfin, la crise sociale paraît s'être installée aussi d'une façon permanente dans les pays capitalistes industrialisés, après environ trois décennies d'un progrès économique et social particulièrement accéléré.

Un système social à vitesse variable

Dans ce contexte, voilà ce que préconise l'idéologie dominante, avec la même recette pour tous : ouvrir les frontières au commerce et aux finances internationales sans aucune sauvegarde ou avec le minimum de protection, déréglementer au maximum tous les systèmes institutionnels et les législations du travail établis antérieurement pour protéger les travailleurs, privatiser toutes les activités économiques et sociales dans lesquelles l'État conserve encore une capacité d'intervention, faire que la compétitivité et la concurrence règnent sur toute la planète et constituent l'instrument par excellence de résolution des problèmes de plus en plus aigus d'environnement, de démographie, de gestion économique et sociale, qui affectent l'ensemble des pays, et donner au marché le rôle unique et exclusif de répartition des ressources, de régulation et d'organisation de la société.

Si ces critères venaient à s'imposer, la ségrégation géographique, le chômage, la précarité du travail et les diverses exclusions devenues endémiques qui en sont la conséquence, s'aggraveront encore davantage. Nous entrerons dans un système social à vitesses variables dans lequel seule une minorité s'enrichira toujours plus pour aboutir à des formes de consommation de plus en plus sophistiquées, pendant que les grandes majorités manqueront de l'essentiel.

L'actuel ministre du travail du Président Clinton le disait déjà en 1991, à propos des États-Unis, principal centre du capitalisme international6. Alors que 80% de la force de travail constituée par les ouvriers de la production courante et des services personnels s'appauvrit, les 20% restants constitués par les chercheurs, les ingénieurs, les informaticiens, les avocats des grandes compagnies, les conseillers financiers ou fiscaux, etc., s'enrichissent de plus en plus.

S'il en est ainsi dans le centre du capitalisme mondial, il est facile de deviner ce qui se passe et ce qui se passera dans le reste du monde qui entend copier le modèle néolibéral.

Une économie "contre la société"

Ceci nous conduit à poser un problème de fond, qui est de définir la base d'un nouvel humanisme pour la politique actuelle : le système économique tel qu'il fonctionne n'oeuvre pas en faveur de la société mais contre elle.

La vision néolibérale, dominée par une conception exclusivement économiciste, individualiste et anhistorique, nous entraîne peu à peu vers une crise sociale généralisée, et si nous ne voulons pas aboutir à un désastre social, il nous faut rapidement changer les orientations et le modèle de l'économie.

C'est ce qu'ont décrit avec beaucoup de clarté les sociologues Bernard Perret et Guy Roustang dans un ouvrage récent7.

L'économie n'est pas orientée naturellement vers le progrès de la culture. Il faut cesser de considérer que la subordination croissante de la culture et de la politique à l'économie est un fait naturel qui provient d'une nécessité supérieure de la société. De moyen, l'économie est devenue finalité. Ce que Georg Simmel, philosophe et sociologue allemand du XIX° siècle notait déjà en 1890 à propos de l'argent quand il disait que "celui-ci se trouvait totalement libéré de ce qui advenait par lui et à travers lui", pourrait s'étendre aujourd'hui au développement économique proprement dit. Nous n'en sommes pas loin quand l'on constate à quel point la qualité s'est ramenée à la quantité, le fatalisme des chiffres qui caractérise la passion pour l'argent s'est étendu à l'ensemble des données et indicateurs représentatifs de l'activité économique.

Les sociétés modernes sont orientées vers la recherche d'une croissance sans fin de la production et de la consommation. Aussi bien les politiques publiques que la multitude des choix individuels sont sous l'influence de cette orientation fondamentale. Il ne s'agit pas d'une option raisonnée qui serait le résultat d'une discussion argumentée entre les citoyens, mais d'une norme qui s'impose à tous. La force de l'approche économique réside dans le fait qu'elle permet d'éluder tout débat sur les finalités. Son fondement exclusif est l'idée non discutée que la satisfaction des besoins individuels constitue une finalité légitime et suffisante pour la société et qu'il est possible de les satisfaire en produisant toujours davantage. Cette logique utilitariste transcende toute considération d'ordre social, politique ou culturel.

Rien ne serait pire pour un tel système économique qu'un consommateur sobre sans grands désirs de consommation. Ce serait un désastre aussi bien pour les entreprises que pour les finances publiques et l'emploi. Il y a ici un fait qui nous permet de voir la difficulté de modifier l'orientation globale de notre civilisation qui recherche uniquement le maximum de croissance et de consommation.

Si l'on veut inciter la société à se définir autrement que comme un simple accessoire par rapport au marché, il faut, avant toutes choses, mettre en lumière les racines anthropologiques de la frénésie de consommation.

Nos sociétés sont enfermées dans un cercle vicieux dont elles ne semblent pas avoir conscience : c'est au nom de la concurrence internationale et finalement au nom des nations en tant que communautés historiques qu'il leur est demandé de s'adapter aux conditions de l'économie moderne. Mais ce processus d'adaptation fait courir le risque, si l'on ne cherche pas le moyen d'y échapper, de provoquer de l'intérieur une destruction de leur vitalité culturelle, qui est finalement la seule chose qui pourrait donner du sens à leur lutte (...)

L'exclusion augmente pour la majorité

Il semble aujourd'hui que l'on veuille faire de la compétitivité le critère essentiel de la qualité d'une société, bien que l'on déclare aussi que la compétitivité doit se conjuguer avec la solidarité et que la lutte contre l'exclusion sociale est une condition essentielle pour le succès économique.

Mais la stricte vérité est que le succès économique est de plus en plus réservé à quelques-uns et que l'exclusion augmente pour la majorité.

Mesurons simplement le phénomène en termes de revenu, ainsi que le système néolibéral a l'habitude de le faire : en 1960 les 20 % les plus riches de l'humanité recevaient 70 % du PIB global et en 1990 ce pourcentage avait augmenté à 82,7%. Simultanément les 20 % les plus pauvres avaient vu baisser leur part de 2,3 % à 1,3 % et les 60 % restants n'avaient droit qu'à 16 %. Cela signifie que le sommet de la pyramide avait en 1960 un revenu 30 fois supérieur à celui des 2 % les plus pauvres et qu'en 1990 il était devenu 60 fois plus élevé.

La nécessité d'un nouvel humanisme

Disons que, dans cette situation et considérant les menaces qu'un marché sans contrôle et une quête de la compétitivité à tout prix font peser sur la culture et sur l'environnement, il est impossible d'accepter que ce soit les consommateurs dans leur liberté soi-disant totale qui orientent la production et il est impossible d'admettre que le respect de la démocratie interdise d'intervenir. Sachant que le pouvoir politique intervient constamment, que ce soit pour réglementer l'usage de la propriété immobilière qui détermine un certain type d'urbanisme, pour décider les investissements en infrastructures de transports qui viennent favoriser l'automobile privée au détriment des transports collectifs, pour fixer un cadre juridique aux communications audiovisuelles ou pour éviter l'épuisement de certaines ressources naturelles ou l'augmentation de la population, etc., le rôle de l'État et des services publics est essentiel pour l'orientation de la société. Il est inquiétant que le désir de rendre ces services publics plus efficaces se confonde parfois, dans un raisonnement à courte vue, avec la volonté de faire des économies sur leur fonctionnement ou celle de leur appliquer la logique du marché.

Ainsi se présente un vaste champ de réflexion et de débat pour concevoir un nouvel humanisme adapté aux réalités présentes. Et il est urgent de déployer de grands efforts en ce sens.

Traduction DIAL (L. et M. Lesay)

Titre et sous-titres de DIAL. En cas de reproduction, mentionner la source DIAL.


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