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Amérique latine
Paroles de témoins


Les extraits de correspondance ici présentés sont autant de paroles vives, nées d'une longue présence d'Européens en Amérique latine. Ces récits, propos et jugements ne prétendent pas à l'objectivité - nécessaire, difficile et parfois trompeuse - du sociologue ou de l'économiste, mais ils attestent de cette part essentielle de vérité qui naît de la rencontre chaleureuse et souvent douloureuse avec le monde des pauvres. Les germes d'une espérance sans cesse renaissante, mêlés aux espoirs déçus et au poids de souffrances constatées engendrent la parole irremplaçable de ces témoins. Lettres en provenance du Brésil, d'Argentine, d'El Salvador et du Honduras.


BRÉSIL

La solidarité après la destruction d'une favela

Du 7 au 10 mai 1996, nous avons vécu de terribles journées lors de la destruction de la favela Guaratingueta, à Santo André (São Paulo).

En 1991, le maire de Santo André (du Parti des travailleurs) avait acheté au nom de la ville un grand terrain de 300 000 mètres carrés pour construire des logements populaires pour des familles vivant dans des favelas risquant l'éboulement. Il fit construire environ 130 maisons ou appartements et fut remplacé par un autre maire.

Les anciens propriétaires ouvrirent un procès, jugeant très faible la valeur d'expropriation (correspondante à leur déclaration d'impôts) et obtinrent du juge une augmentation substantielle. Le nouveau maire déclara qu'il ne paierait pas et voulut rendre le terrain aux anciens propriétaires qui refusèrent car une partie avait déjà été construite.

Les choses en sont restées là et le terrain fut abandonné.

En août 1995, quelques familles sans abri vinrent construire leur baraque sur le terrain et le maire les laissa faire. En octobre, il y avait déjà plus de 100 baraques. Des éléments douteux profitèrent de l'occasion pour s'y introduire et le quartier connut une série de vols et d'attentats. Les gens du quartier allèrent trouver le maire qui ne prit aucune décision.

En mars, le maire décida l'expulsion de toutes les familles : il y avait près de 2000 baraques. Le maire fut inflexible et le juge signa l'ordre d'expulsion.

Le mardi 7 mai fut le jour indiqué et les gens passèrent la nuit en cherchant à s'organiser. De 6 à 7 heures du matin, la communauté chrétienne fit une veillée de prière dans l'église très voisine et, à la fin, toutes les personnes présentes furent d'accord pour laisser l'église ouverte.

Déjà, sur le terrain de foot voisin, 250 hommes de la police militaire avaient pris place aux côtés de la troupe de choc (genre CRS) ainsi que de la cavalerie.

Huissiers, police, tracteurs, hélicoptères

Vers les 8 heures, arrivèrent les huissiers pour notifier aux familles l'ordre d'expulsion. La police faisait un barrage pour empêcher les gens d'approcher et les tracteurs de la mairie se préparaient à détruire les baraques. Un groupe de personnes (j'en faisais partie) est arrivé à contourner les policiers et à s'opposer au travail des tracteurs, mais la troupe de choc intervint et voulut nous barrer le passage. Nous étions devant les tracteurs, les conducteurs s'arrêtèrent de travailler, certains se disant dégoûtés du travail qu'on les obligeait à faire. La troupe de choc appela alors la cavalerie qui dispersa tout le monde. Tout cela se passait dans une ambiance de guerre, de cris, de pleurs, car les familles voyaient détruire ce qui leur avait coûté tant d'efforts. A basse altitude, les hélicop-tères des chaînes de télévision filmaient ; il y avait aussi les hélicop-tères de la police et des quantités de journalistes (presse écrite, parlée et télévisée).

La solidarité s'organise

Pendant ce temps, les femmes et les enfants se réfugiaient dans l'église et, de manière spontanée, de nombreuses personnes de la communauté commencèrent à s'organiser pour préparer la nourriture de ces gens qui étaient en train de tout perdre. Il y eut une solidarité inimaginable : le premier jour, les gens du voisinage, et à partir du lendemain, avertis par la télévision, des gens de tous les quartiers arrivèrent, apportant des vivres, des vêtements ; beaucoup venaient avec de la nourriture déjà prête, car nous n'avions pas les moyens de préparer des repas. Nous avons servi ainsi plus de 500 repas et la nourriture n'a jamais manqué ; ce fut comme à la multiplication des pains.

Pendant ce temps, les tracteurs continuaient leur triste besogne et personne ne pouvait plus approcher.

Avec un groupe, nous allâmes voir le juge qui avait signé l'expulsion, mais il rejeta toute la faute sur le maire qui, bien évidemment, se refusait à nous recevoir.

Revenant sur le lieu de la destruction, nous y rencontrions beaucoup d'amis, venus par solidarité, et demandant ce qu'ils pouvaient faire pour aider. A partir du jeudi, ce furent des camions de vivres et de vêtements qui arrivaient à l'église, transformée en entrepôt. Des dizaines de personnes aidaient dès le matin de bonne heure. Un infirmier vient se mettre à la disposition des familles. La nuit, l'église était réservée aux mamans et aux enfants qui dormaient par terre, sur des matelas. Le problème de l'eau et des W.-C. était crucial, car nous n'étions pas équipés. Les voisins ouvrirent aussi leur maison.

Il y eut de très nombreuses scènes de désespoir, comme cet homme infirme qui, voyant le tracteur arriver, mit le feu à sa maison avec tout ce qu'elle contenait. Son exemple fut contagieux ; bien des familles brûlèrent leur baraque. Les pompiers durent intervenir mais, même ainsi, quand la nuit fut tombée, il y avait partout des foyers d'incendie.

Le lendemain, à la même heure, les policiers revinrent et continuèrent leur tâche et ainsi durant quatre jours. Le vendredi soir, sur le lieu des 2 000 baraques, il ne restait que des décombres : on aurait dit un grand champ de bataille ou après le passage d'un cyclone. Les gens revenaient sur les lieux voir les restes de leurs biens. J'ai vu les tracteurs passer au-dessus des tables, des chaises, des gazinières, des lits : toutes choses de pauvres, mais pour eux, c'était toutes leurs richesses.

Des policiers vinrent me dire leur malaise devant une tâche aussi inhumaine.

Le maire n'envoya aucune ambulance, aucune assistante sociale : les gens étaient plus mal traités que des animaux.

Sans endroit pour se rendre, les gens sont restés autour de l'église où ils ont commencé à construire des baraques ; d'autres s'en allaient dans un grand hangar qui dépend de la mairie ; d'autres encore allaient occuper un terrain, également propriété de la mairie, et dont ils risquaient fort d'être à nouveau délogés ; d'autres enfin trouvèrent abri chez des parents ou des amis.

Jusqu'à ce jour (30 mai), plus de 100 familles sont encore campées autour de l'église, sans la moindre hygiène. La communauté les prend en charge pour la nourriture et les vêtements. Bien des enfants sont malades. Après coup, le maire envoie des médecins et des assistantes sociales et déclare à la presse que les gens sont bien assistés.

Un signal d'espérance

Journaux, radio et télévision ont beaucoup parlé de ces événements et le juge des mineurs a ouvert un procès contre le maire qui laisse des centaines d'enfants sans hygiène, sans alimentation et sans école.

L'évêque de Santo André a fait une déclaration, lue dans toutes les églises le dimanche 19 mai, dans laquelle il dit : "Nous sommes tous choqués par l'expulsion de près de 2 000 familles ; j'ai visité moi-même ces familles, aujourd'hui campées autour de l'église ; comme il est triste de voir ce peuple souffrant, à qui on a tout enlevé et qui ne sait pas où se diriger. La communauté catholique locale a donné un exemple de solidarité ; d'autres les ont aidés.

Les autorités municipales en portent la responsabilité. Occuper la propriété d'autrui n'est pas une méthode pour résoudre le problème social, mais nous ne pouvons pas approuver la manière dont fut traité le peuple des pauvres. Nous appuyons la lutte pour un logement digne ; c'est une lutte juste, légitime et urgente.

Sachons manifester notre solidarité aux familles expulsées".

De son côté, le Conseil diocésain des laïcs publiait une note où il déclarait : "Rien ne peut justifier l'action des autorités judiciaires ou exécutives. Nous répudions une action qui méprise la vie des êtres humains. Nous ne pouvons admettre que le droit sacré à un habitat soit violé par quelqu'intérêt que ce soit...

Nous exigeons des autorités de Santo André des mesures pour reloger les familles expulsées. La solidarité qui s'est manifestée nous apparaît comme un signal d'espérance et nous espérons qu'elle continuera".

José Mahon, diocèse de Santo André. Mai 1996.


Les conséquences d'une injustice structurelle

Le président Fernando Henrique Cardoso, qui se disait de gauche, a été élu avec l'appui de la droite conservatrice. Il veut moderniser le pays, attirer les capitaux étrangers, il se courbe devant les exigences du FMI et des autres banques mondiales : privatisation, réduction des dépenses sociales (éducation, transport, santé...) Il est arrivé à réduire l'inflation. Autrefois, les prix changeaient tous les mois, maintenant ils sont stables. Mais l'argent a disparu. On paie toutes les conséquences du néolibéralisme. 40 millions de Brésiliens vivent dans la "pauvreté absolue", dit le gouvernement en place. La Commission sociale de l'Église dit : 75 millions.

"De fabuleuses richesses, la moitié des terres du continent sud-américain, des milliers de travailleurs remarquablement doués... c'est l'un des pays les plus inégalitaires du monde où les classes dirigeantes tirent leur pouvoir de la surexploitation des couches populaires". Je cite le Monde diplomatique.

Nous vivons les conséquences de cette injustice structurelle. Les jeunes passent le bac (vestibular) et après ? Ils sont de plus en plus révoltés et la proie facile des sectes ou de trafiquants de drogue.

Deux jeunes voisins ont assassiné deux chauffeurs de taxi ; la coopérative des chauffeurs de taxi s'est vengée. Les copains des victimes se sont vengés à leur tour et ont tué un jeune père de famille, ancien responsable de la JEC. Ils (qui ? les chauffeurs de taxi avec l'appui de la police civile ?) ont séquestré quatre jeunes de mon quartier, les ont torturés, leur ont arraché les yeux, les doigts, la langue, les oreilles... On vit au milieu de la terreur, juste suite d'une politique qui fait croître tous les jours l'abîme entre les riches de ce monde et la multitude des exclus de tout. La négation de l'Évangile, une forme d'athéisme moderne. Mais à côté de tant de jeunes révoltés, il y a beaucoup de jeunes animés d'un grand idéal. Les jeunes sont la force vive de bien des communautés de base.

Roberto de Valicourt, Marabá, PA. Janvier 1996.


ARGENTINE

Quelques réflexions sur la situation ici.

Quand j'étais gamin je pensais que les choses étaient destinées à rester pour toujours comme elles étaient... et maintenant je constate que plus on va dans le temps et plus rapidement changent les choses, les situations... et je crois que c'est encore plus vrai pour l'Amérique latine : Nelly, la laïque belge qui travaille avec moi à plein temps dans le Programme, rentrant de Belgique où elle avait passé deux mois, me disait qu'après deux ans et demi de son voyage antérieur elle avait trouvé pratiquement tout pareil là-bas, alors qu'après deux mois d'absence elle avait rencontré beaucoup de changements ici, quant à la situation socio-économique et politique. A la fin de l'année 1994 nous semblions avoir atteint le grand calme, la grande stabilité, une grande sécurité et un prestige envié par beaucoup au niveau international : aujourd'hui notre fameux ministre de l'économie est sur la corde raide et surtout le chômage en est au moins à 18% avec tout ce que cela représente comme conséquences socio-économiques pour une population où la protection sociale est de plus en plus maigre, dans la logique même du système néolibéral dominant maintenant dans le monde entier pratiquement, mais qui est encore plus "sauvage" dans les pays du Sud où les bases socio-économiques sont bien plus fragiles depuis toujours, c'est-à-dire depuis la "découverte de l'Amérique".

Deux mondes totalement différents

Se côtoient ici maintenant - depuis l'option de notre président pour la dérégulation, les privatisations, la flexibilisation du travail, etc. - d'une façon de plus en plus marquée et aussi de plus en plus scandaleuse, deux mondes totalement différents : l'un super "technicisé" (téléphone cellulaire, tous les derniers modèles de voitures...), avec toutes les commodités à portée de la main que procure l'abondance de l'argent, et l'autre, chaque jour plus important, le monde des appauvris par ce même système qui réellement "fabrique" des pauvres. Comment accepter que dans un pays qui a tant de ressources naturelles de tous ordres et si peu de population - 36 millions d'habitants pour une étendue 5 fois et demie supérieure à celle de la France, - on en soit arrivé, comme dans notre province, à l'extrême d'un retard accumulé de plus de deux mois dans le paiement des salaires des employés de l'État (éducation, santé, justice, etc...) et des retraités ? Ça a commencé en décembre 94 et en février 96 encore tout ce monde continue à attendre son salaire des mois de novembre et décembre 95 : ça fait donc plus de 13 mois que les gens protestent, font grève, manifestent... depuis la rentrée des classes, en mars 1995, jusqu'en février 96, les enfants n'ont pas eu plus de 70 jours de classe, les médecins des hôpitaux s'en vont... et le gouvernement a le culot de prétendre leur faire la leçon, comme si ce n'était pas lui le responsable ! Il y a quelques mois, le journal de notre province publiait un texte avec une photo d'un abattoir-frigorifique de l'endroit où nous vivons : des hommes disputent aux chiens les abats et les os en instance de crémation. Il y a quelques jours aussi, au cours d'une conversation à bâtons rompus, je faisais la réflexion suivante : quand je suis arrivé en Argentine en 1972, il y avait déjà distribution de vivres et cantines pour les gens les plus démunis... et aujourd'hui le nombre des gens ayant besoin d'assistance a beaucoup augmenté, il commence même à atteindre la classe moyenne.

Une situation inacceptable, mais pas de solution magique

Et continuant sur le même thème nous disions entre nous qu'ici, comme dans tous les pays que l'on appelait le tiers monde, nous avons un reflet de ce vers quoi nous mène ce système néolibéral dans lequel sont entrés, de gré ou de force, pratiquement tous les pays de la planète : l'économico-financier a remplacé l'homme comme priorité et ça c'est un péché fondamental au regard du Dieu vivant, au regard du Royaume de Dieu pour lesquels le plus important, ce qui est sacré, ce qui ne saurait être négociable, c'est l'homme, tout l'homme et tous les hommes. Cette brèche de plus en plus marquée entre un petit secteur de plus en plus riche et des masses grandissantes de plus en plus pauvres est de moins en moins tolérable : c'est le péché de notre monde. Bien sûr il n'y a pas de solution magique, mais il est sûr aussi qu'on ne peut pas accepter ça. Quand on ne se sent pas bien, même si le médecin dit qu'il ne trouve rien, il ne peut pas empêcher que le malade continue à ne pas se sentir bien et à chercher jusqu'à trouver quelqu'un qui le prenne au sérieux et l'aide à récupérer la santé.

Le logement pour les plus pauvres

Le logement social : il y a quelques jours, nous sommes allés avec une architecte du Programme, rencontrer sur le terrain un groupe de huit familles qui après deux ans de "bagarre" avec la municipalité locale a enfin pu obtenir huit terrains pour construire ses maisons. Nous allions faire avec eux sur le terrain le traçage des fondations des premières maisons. En regardant travailler ces hommes avec l'architecte, je me disais: "c'est ça la brèche, c'est ça le miracle. Ces hommes qui avaient vécu l'expérience cuisante de l'impossibilité pour eux d'accéder a un logement digne pour leur famille étaient en train, avec l'aide du Programme "Un toit pour mon frère", de faire eux-mêmes leur maison". "Lève-toi et marche", dit Jésus au paralytique.

Lorsque nous avons commencé en 1987, nous voulions travailler avec des fonds de l'État argentin. Comme notre demande répétée n'avait jamais eu aucun écho, nous avions dû nous adresser à l'extérieur, en l'occurrence à un organisme de l'Église d'Allemagne et à la Communauté européenne. Mais fin 1994 - début 95, comme se présentaient de nouveaux groupes qui demandaient à ce qu'on les accompagne et que le financement par l'Union européenne était clos, nous avons fait une seconde tentative en nous adressant au gouvernement fédéral qui a accepté de financer la valeur des matériaux de construction.

Associer les bénéficiaires à la solution de leur problème

La conjoncture nous a été cette fois favorable, pour deux motifs, nous semble-t-il : premièrement nous avons fait nos preuves, nous avons effectivement construit des maisons avec les gens, c'est un fait indéniable et constatable, et deuxièmement le gouvernement en ce moment recherche politiquement l'appui de l'Église (pour nous c'est un bon usage du pouvoir de l'Église !). Et cette année notre objectif est de travailler à élargir cette brèche, d'influer sur la politique officielle en matière de logement, concrètement, pour faire que les bénéficiaires soient associés à la solution de leur problème, ce qui réduirait le coût de l'unité, permettrait par conséquent de construire davantage de logements et serait comme un chemin de résurrection pour les gens qui verraient là aussi leurs maisons surgir de leurs mains. Ce serait remettre l'homme au centre, alors que dans le système actuel c'est le gain qui est au centre, ou le profit politique. Nous avons déjà participé à des réunions sur ce thème avec d'autres organisations non gouvernementales et nous pensons qu'avec le temps et de la persévérance les choses pourront se débloquer.

Claude Faivre Duboz, Argentine. Février 1996


EL SALVADOR

Entre nostalgie et utopie

Il y a des jours où je ne sais ni que penser ni que faire. Il y a 25 ans on vibrait, on croyait au changement, c'était une effervescence dans toute l'Amérique latine (et même la France a eu son mai 68 !). J'ai partagé l'enthousiasme des sandinistes et chanté les grandes utopies sous l'étoile du Che : on avait le Monde Nouveau à portée de fusil et les Hommes Nouveaux pour le faire à poignée de mains solidaires.

Aujourd'hui un monde nouveau est bien là, mais pas celui qu'on espérait. Les finances gouvernent le monde et nous englobent tous. La vie humaine ne vaut pas cher. On croyait qu'en renversant et en prenant les États (Viva la Revolución !) on donnerait les chances de vivre à tous. Or les États pourrissent, les patries sont corrompues : c'est un cancer terminal, plus rien à faire, que des calmants.

Une amie qui écrit sur ces sujets nous disait récemment : "Je croyais que nous vivions une époque de changement, mais voilà que nous sommes à un changement d'époque" Quelque chose comme le temps des Barbares qui balayent l'Empire romain ou comme la conquête impitoyable de notre continent il y a 500 ans. Ces crises de l'histoire se payent en vies et par millions. Si vous ne rentrez pas dans le sac (la fameuse globalisation), les 10 ou 15 % qui s'en tirent, vous pouvez crever sous le bulldozer néolibéral, personne ne s'en souciera.

Il y a 25 ans on disait qu'il fallait savoir prendre le tournant de l'histoire. Aujourd'hui ça ne tourne plus. Alors on ne s'y retrouve plus. Pourtant la foi (celle qui sauve) émoussée par les revers reste vive. L'histoire de David et de son caillou pourrait bien un jour refaire l'histoire. Le géant totalitaire globalisant qui domine et nous infiltre de partout a toujours ses pieds d'argile. Il finira bien par se fracasser. Pas demain, d'accord. La sagesse paysanne qui transcende les empires et en vient à bout affirme que la graine semée ne se récolte pas le jour même, mais ça pousse. Si ce n'est pas pour demain, alors prenons le temps sans nous affoler. Prendre le temps et en prendre les moyens pourrait bien être le prélude de prendre l'histoire. L'utopie aussi est sauve, c'est la faute à David.

Former des gens responsables

C'est ce que je me dis quand nous nous posons des questions sur ce que nous faisons, du genre : n'est-ce pas leurrer les gens que d'éveiller leur sens de la responsabilité et leur capacité de prendre des décisions dans un système où ils ne comptent pour rien ? N'est-ce pas se mettre dans une impasse que de chercher des alternatives à la portée des pauvres (agriculture alternative, médecine alternative, culture et enseignement basés sur des valeurs ancestrales, ...) ? Sûr que ça ne fait guère que des chatouilles aux puissants de l'empire mondial. Mais ça forme. Il faut des gens responsables, solidaires, généreux, décidés et capables, sûrs d'eux-mêmes et de leur frères, si on veut pouvoir construire autre chose. D'autres David, quoi.

Nos actions

- Le centre de formation Paz y Bien

Nous nous ouvrons à tous ceux qui dans la région font quelque chose au service de leur peuple. Nous proposons des rencontres pour réfléchir et coordonner nos actions, des séminaires de formation animés par divers organismes. Nous voulons être au service des organisations populaires dans une option éducatrice. Ce n'est pas encore la gloire mais on avance.

Nous mettons en place une bibliothèque d'éducation populaire et une vidéothèque. Dans les villages voisins, nous montons de petites bibliothèques animées par des promoteurs culturels que nous formons.

- Notre petite fabrique des lunettes : inaugurée en février, a du mal à démarrer. Panne de la machine principale qu'on ne peut réparer d'ici, difficulté pour obtenir les verres... Et l'acheminement des lunettes usagées que vous récoltez se fait beaucoup trop lentement. Il y a pourtant une demande importante ici et des gens disponibles pour ce travail. Joèlle accompagne et forme les promoteurs dans une douzaine de centres. Il nous faut trouver de nouveaux canaux : certains d'entre vous peuvent nous donner des idées.

Nous restons fidèles au principe de départ. Il ne s'agit pas de distribuer les lunettes "en veux-tu ? en voilà". Les lunettes sont aussi un service pour l'organisation populaire. Pour ceux qui veulent voir mieux et plus loin, dans tous les sens du mot. Aider ceux qui mènent une action dans leur village, leur travail, en priorité. Et aussi ceux qui font l'effort d'apprendre à lire et à étudier.

- L'association culturelle Paz y Bien est née le 9 juillet 1995. Peuvent en être membres ceux qui remplissent à temps complet ou partiel un travail ou des tâches liés à l'éducation populaire. Actuellement nous sommes 36 membres qui se répartissent en cinq secteurs d'activité ou d'insertion : santé populaire, économie populaire, communautés chrétiennes, enseignements, culture. Les buts de l'association, conformément aux statuts, sont :

- promouvoir la culture et la formation d'éducateurs populaires dans tous les domaines de la vie sociale : éducation, santé, religion, métiers, organisation, économie.

- échanger nos expériences et nous coordonner avec des personnes et des institutions qui travaillent pour une éducation intégrale et populaire,

- administrer des centres de formation et organiser des activités culturelles : cours, ateliers, rencontres.

Juan-Luis Genoud, Chalatenango. Décembre 1996.


HONDURAS

La situation ne change guère. Les écarts de fortune augmentent. D'où la délinquance. Ce qui fait que malgré les efforts de la police (quand elle n'est pas compromise dans le trafic), rien ne changera. C'est même plus subtil qu'avant car les plus pauvres ne songent qu'à une chose, entrer dans le cercle de ceux qui possèdent ou bien aller aux États-Unis ! Pour réprimer la délinquance, les escadrons de la mort ont refait leur apparition. A Choluteca, il y a un mois cinq cadavres ont été retrouvés au bord d'une route, tous connus dans les quartiers comme membres de bandes de voleurs et de drogués. A Morazán, le responsable de la police a répondu à un homme qui demandait de faire une enquête sur la mort de son fils exécuté par quatre hommes en voiture : "Je vous demande de ne rien faire, car vous serez tué et moi aussi ! "

"Priorité aux gagneurs"

J'imagine qu'en France on voit se développer le même phénomène, car les mêmes causes engendrent les mêmes effets. Dès qu'on proclame : "priorité aux gagneurs et à ceux qui savent lutter", on ne peut pas attendre d'autres résultats. Surtout lorsque tous les produits de la société de consommation sont exposés à l'envie de ceux qui ne peuvent pas les acheter. Au sommet, tous les moyens sont bons pour se remplir les poches. La semaine dernière viennent d'être promus dix généraux supplémentaires. Le pays n'en a certainement pas besoin, mais eux ont des besoins. Actuellement les militaires qui ont perdu leur prestige et leur pouvoir exorbitant, ont réinvesti dans le civil et forment le cercle des grandes fortunes, avec maisons, voitures de luxe, banque militaire, tout cela acheté avec leur modeste solde. Heureusement, la mentalité change peu à peu. On les dénonce dans les journaux. Il y en a même qui doivent se présenter devant les tribunaux pour les "disparitions" effectuées dans les années 80, mais les cinq principaux sont "introuvables". Ils attendent sans doute le prochain changement de président dans 3 ans.

"Il serait plus simple de donner de l'aide..."

Que faire devant cela ? J'avoue qu'il y aurait de quoi se décourager. Le travail de l'Église peut paraître dérisoire, avec trop peu de moyens en personnel et en matériel. Il a l'avantage de viser l'essentiel : motiver les plus petits à s'unir pour s'en sortir par eux-mêmes au lieu d'attendre que la manne tombe du ciel. De plus en plus, elle investit dans la formation et l'aide aux petits projets montés par les gens eux-mêmes. C'est aller à contre-courant de l'évolution actuelle.

Ce serait tellement plus simple de donner, d'aider, donner de l'aide. Faire comme les politiciens, des promesses suivies de cadeaux (d'où tirent-ils cet argent ? peu importe). Ainsi les gens restent en attente, essaient de ne pas déplaire aux puissants. Trop de gens attendent tout d'en haut. Alejandro, un prêtre cubain qui a lancé à Choluteca un tas de projets de développement, une vraie entreprise, parle de culture de dépendance. Et rien n'a changé ou peu avec le développement économique qui est réel et impressionnant. Se sauvent ceux qui peuvent avoir accès aux retombées du progrès. Heureux donc celui qui connaît quelqu'un qui fournira le mot de passe. Un médecin vient de perdre son poste à l'hôpital parce qu'il avait gardé dans son service un autre médecin qui n'était pas du parti au pouvoir actuellement.

"Quand il n'y a pas de frein, c'est terrible et sans pitié"

Que faire ? Un travail de fourmis, mais les fourmis sont des bestioles drôlement efficaces et qui se débrouillent entre elles. Je médite souvent en regardant les files de zompopos capables de débiter un oranger en une nuit par morceaux d'un demi-centimètre.

Dernièrement, un des vieux délégués de la Parole a été quasi abattu à coup de machette par le fils d'un gros propriétaire qui règne par la terreur sur toute la zone. Le père a l'habitude de dire : "pour nous, c'est au plus un jour de prison ; pour les autres, c'est l'éternité du panthéon (cimetière)". Personne n'ose s'attaquer à eux, évidement.

Il y a donc les abus traditionnels comme celui-ci et les autres qui viennent du système économique actuel : est favorisé celui qui sait lutter, prendre des initiatives, gérer..., les lois sont en sa faveur. C'est bien, mais quand il n'y a pas de frein comme les syndicats ou l'opinion publique, c'est terrible et sans pitié. À Monjarás, zone de melons et de pastèques, douze enfants travailleurs se sont retrouvés à l'hôpital intoxiqués par les insecticides. Comme ils sont petits, ils sont près du sol et des plantes, donc aussi efficaces que les grands, on leur charge une petite pompe dorsale, et on ne les paie guère car ils sont petits. Le rendement est excellent. Le propriétaire de l'entreprise participe ainsi au développement économique du pays, on ne peut que le louer. La ville de Choluteca s'est agrandie énormément à cause des entrées dues aux camarones ou crevettes qui occupent toute la côte désormais, mais les quartiers populaires où habitent les gens accourus des campagnes, sont insalubres, dangereux à cause des bandes de jeunes qui attaquent et volent pour payer leur drogue. Tout ce phénomène existe en France, bien sûr, mais s'il y a près de chez vous un froid sociologue, je lui conseille de venir faire une étude du néolibéralisme, car il fonctionne ici a l'état pur. Dans le reste du pays il y a encore des luttes pour la "récupération" des terres incultes par les groupes de paysans organisés. Ici, à cause de la richesse nouvelle, le rêve de tous est de participer aux bienfaits du confort moderne par tous les moyens. Les gens voient bien les abus et les conséquences du changement, mais ne réagissent guère. On me disait hier qu'un des fils d'Edmundo, un homme admirable, faisait partie d'une bande de jeunes qui volent dans tout le quartier. Les voisins ont peur de dénoncer à cause des représailles. Le tout fait qu'il est difficile d'y voir clair et de mener une action efficace, même dans le domaine de la formation.

Miguel Piton, Choluteca. Janvier 1996.

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