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État de droit, démocratie et développement

Par André Nicolaï , Professeur à l'Université de Paris X


Introduction : Le prix de l'aide au développement

Les Conditionnalités occidentales

L'Etat de droit
Capitalisme et Démocratie

Le Cas des pays sous-développés

"L'Etat avant le marché"
La division du Tiers-Monde
Les Pays en Voie de Développement

En guise de conclusion

Introduction

L'aide au Tiers-Monde est devenue conditionnelle. Elle fut d'abord subordonnée aux "ajustements structurels"; la voilà maintenant dépendante des "progrès démocratiques" enregistrés dans les États demandeurs. La démocratisation serait un préalable à l'aide et au commerce et donc au développement. En fait cette dernière exigence ne concerne que les pays les plus pauvres (Haïti pour caricature), car les événements de Tien an Men n'empêchent plus les investissements en Chine. En fait le "préalable démocratique" masque une exigence autre : l'existence, dans le pays concerné d'un État de droit - démocratique ou non - favorable au développement du commerce et de l'investissement internationaux.

Les conditionnalités occidentales

L'Etat de droit

Un État de droit (par opposition à État arbitraire), car cela permet l'anticipation du comportement des autres agents. Favorable au développement, c'est-à-dire ne détournant pas les capitaux extérieurs vers des fins militaires, somptuaires ou d'auto-reproduction du personnel politico-administratif.
Or l'État de droit ne se confond pas nécessairement avec l'État démocratique car l'État de droit peut être "conservateur", qu'il soit dictatorial (Salazar au Portugal), ou démocratique (Méline en France), ou "progressiste" sous les formes du "despotisme éclairé" (Colbert ou Bismarck ou Mutsu Hito) ou de la "démocratie éclairée" (les pays anglo-saxons depuis le XVIIIème siècle) voire "providentielle" (pendant les Trente Glorieuses). Au total si l'État arbitraire n'est pas favorable au développement, certaines formes d'État de droit - démocratiques ou dictatoriales - ne le sont pas non plus.
S'il y a donc du flou possible dans l'injonction démocratique adressée aux pays pauvres (écarts entre le discours démocratique homogène et universaliste et la diversité des pratiques relationnelles réelles) c'est qu'il est permis par le flou des définitions des termes employés.
D'abord distinguer le Politique de l'Étatique : le Politique c'est la sphère de la régulation ultime et cette fonction existe même en l'absence d'appareil d'État comme le montrent les travaux des ethnologues sur les sociétés sans Etat ou "contre l'Etat" (Clastres). L'Étatique survient quand un personnel politico-administratif spécialisé tend à monopoliser l'exercice de cette régulation ultime. Et cette émergence ne se produit que dans les sociétés où s'installe - de l'extérieur par la conquête ou de l'intérieur par différenciation - un inégal accès aux moyens de production ou de reproduction (inégal accès à la terre, aux femmes, au savoir...). Notons qu'en cas de défaillance flagrante de l'État à assurer cette fonction, il peut y avoir des phénomènes de vicariance, des pouvoirs privés (la Maffia par exemple) ou étrangers assurant alors cette régulation ultime.



Capitalisme et Démocratie



Le capitalisme c'est le marché, le salariat, l'accumulation, l'innovation. L'Étatique du capitalisme c'est : 1) le recrutement par concours non plus seulement dans la classe dominante mais principalement dans la fraction supérieure des classes moyennes, des dirigeants politico-administratifs; 2) la fraction hypermétrope de l'État pour contrebalancer la myopie des entrepreneurs; 3) la fonction conciliatrice de l'État entre les membres de la classe dominante et entre celle-ci et les autres classes (par des moyens préventifs ou répressifs). Ces trois caractéristiques, qui permettent la reproduction des rapports sociaux, peuvent se retrouver dans des formes capitalistes d'État de droit aussi différentes que le despotisme éclairé ou la démocratie éclairée.

Qu'est-ce qui permet, à la longue - et sauf régressions ponctuelles comme le fascisme - à la démocratie de devenir la forme préférentielle du capitalisme ? C'est l'affermissement des liens sociaux des autres sphères d'activités sociales. Dans l'économie, le marché se subordonne le travail et l'industrie. Dans anthropoïetique, sphère de la reproduction physique et sociale des agents, la famille et l'école préparent à une vie professionnelle extra-domestique. Le religieux valorise le travail et le gain monétaire. La mercatisation du ludique transforme le jeu en activités ou spectacles payants. Etc. La solidité de ces liens permet à l'Etat de se cantonner à son rôle essentiel : assurer la régulation ultime des contradictions et conflits apparus dans les autres sphères. Cette solidité permet aussi un consensus sur la solution à donner à ces contradictions et conflits : leur déviation (l'homme contre la nation), leur sublimation (les combats d'idées) et leur ritualisation (les défilés Bastille-Nation). Car la démocratie, éclairée ou pas, c'est le seul régime qui admette ouvertement l'existence sociale inéluctable des conflits d'intérêts, d'opinions, de sentiments, mais qui proclame tout aussitôt qu'une "bonne" gestion de ces conflits peut permettre à la fois la poursuite du progrès et l'approfondissement de la démocratie : plus de liberté politique et plus d'égalité des chances. Quant à la fraternité, elle ne vise qu'à empêcher les classes laborieuses - au travail ou au chômage - de devenir dangereuses. Aussi, même si l'origine du personnel d'État n'est pas principalement la classe dirigeante, même si des gouvernements de Gauche peuvent accéder au pouvoir et renforcer l'égalité des chances, il n'en demeure pas moins que cet État demeure au service de la reproduction des rapports sociaux du système. Ce n'est pas "l'État des Capitalistes" mais l'État du capitalisme et ce n'est qu'indirectement, en favorisant la reproduction des rapports sociaux, qu'il aide aussi les capitalistes à se reproduire.
Mais que de chemins détournés et d'entorses aux principes pour en arriver là. Cela commence en fait presque toujours par du despotisme éclairé (Cromwell déjà avant Colbert; et même les États-Unis, qui sautèrent cette phase, ne devinrent libre-échangistes qu'après être devenus la nation dominante et ne renoncèrent à l'étatisme que sous Reagan). Cela se poursuit par l'instauration d'une démocratie sécuritaire et répressive (l'Etat-Gendarme). Puis, les crises de 21 et 29 aidant, par le recours à une démocratie sociale et intégratrice (l'État-Providence) ... où à des régimes fascistes quand les conflits n'arrivent plus à être détournés, sublimés, ritualisés. Enfin, actuellement, toujours à la suite d'une nouvelle crise, la démocratie se cherche un nouveau qualificatif pour compenser les attributs que le Marché-Ordalie lui a fait perdre.


Le cas des Pays sous-développés



L'Etat avant le marché



Ceci pour l'Occident et les Occidents importés et acclimatés (Japon, Corée du Sud ...). Mais dans les pays sous-développés, en 1945, il n'y avait guère de salariat et très peu d'entrepreneurs privés (en Inde n'existaient que trois groupes industriels). C'est dire que c'est l'État qui y a précédé le marché et, éventuellement, l'industrialisation. Quant à la démocratie elle n'y existait que sous forme d'exception (Inde, Uruguay) ou de parodie (Mexique). De plus, pendant la période des Trente Glorieuses occidentales, les États du Tiers-Monde étaient soumis aux impératifs télescopés des trois premières phases du capitalisme : le Colbertisme (infrastructures, industrialisation, scolarisation), l'Etat-Gendarme (sécurité interne et externe), l'État-Providence (action en faveur des descamisados). Ce télescopage ne pouvait que renforcer les rôles de l'État et donc l'éloigner de la forme démocratique, quand il ne se transformait purement et simplement en infrastructure clientéliste de la société, la démocratie n'était considérée que comme fruit dépassant la promesse des fleurs du développement : demain on démocratiserait gratis.



La division du Tiers-Monde



Depuis 1979 la crise - larvée ou ouverte en alternance - a mondialisé le système économique mais pas forcément la démocratie. Elle a, de plus, fragmenté le Tiers Monde en divers sous-ensembles dont les intérêts ne sont guère compatibles. Il est alors facile de dresser le répertoire des pays où il n'y a ni développement, ni démocratie : 1) le groupe des pays à capitalisme rentier (les pays producteurs de pétrole du Moyen-Orient dont le contre-choc pétrolier a freiné l'expansion financière; 2) celui des pays à État tributal et clientéliste (Afrique Noire, Haïti ...); 3) les pays à capitalisme d'État (Algérie...).
Quant aux Pays de l'Est, si certains ont redécouvert des formes démocratiques en même temps que le capitalisme et d'autres le capitalisme sauvage sans la démocratie, les uns et les autres doivent encore démontrer leur capacité à n'être pas que les satellites économiques de l'Occident : on verra où et si y émerge un groupe d'entrepreneurs autochtones.


Les Pays en Voie de Développement (PVD)



Par opposition on peut suggérer que les pays qui se développent (augmentation de l'accumulation, emploi productif de cette accumulation) et se démocratisent (la Corée du Sud par exemple) ont, en accéléré, suivi la séquence occidentale (et même plus précisément, britannique). D'abord une phase de Cromwellisme : mise en place d'une infrastructure; protection des industries dans l'enfance et, par subsidiarité, création d'un secteur public; salarisation; scolarisation et formation, dont le couvage des entrepreneurs privés - ce qui renvoie au rôle de la culture d'origine; finalement : priorité aux industries exportatrices (ce qui rappelle le plus la politique de Cromwell). Cela accompagné ou suivi d'une pratique sécuritaire. Et enfin, plus récemment : réduction des inégalités sous l'effet du plein-emploi (on y importe même des travailleurs étrangers) et début de démocratisation sous la pression conjointe des entrepreneurs privés locaux et des travailleurs, devenus un bien rare et de surplus mieux formés (le savoir, même borné au professionnel, est facteur de contestation).
Les grandes inconnues concernent les évolutions possibles de la Chine et des pays d'Amérique du Sud. La Chine a une tradition étatique centralisée, tempérée par des sécessionnismes locaux, elle a une culture favorable au développement et a dépassé la phase colbertiste d'accumulation et de formation primitives. Elle n'a pas de traditions démocratiques mais tend à devenir, en matière économique exclusivement, un État de droit et c'est ce qui importe surtout aux entrepreneurs occidentaux. Quant aux pays d'Amérique Latine, décolonisés bien avant les autres, la diversité de leur histoire post-coloniale semble interdire toute généralisation et prédiction quant à leur développement et à leur avenir démocratique.


En guise de conclusion



Alors : la démocratie préalable au développement capitaliste ? Généralement pas au début. Ce qui semble nécessaire c'est l'existence d'État de droit favorable au développement. Par contre, elle peut être la conséquence d'un développement primitif, si au préalable le surplus a été orienté vers des fins productives et non détourné vers des fins militaires ou somptuaires (Louis XIV après Colbert, le Japon jusqu'en 1945) ou des fins d'auto-reproduction du personnel politico-administratif (Afrique Noire, Birmanie). La démocratie ne devient possible qu'après atteinte d'un certain niveau de développement, c'est-à-dire au moment où le salariat et l'entrepreneuriat privés autochtones se sont généralisés car il est alors de l'intérêt commun des travailleurs et des entrepreneurs que l'État de droit prenne la forme démocratique.
Pour les entrepreneurs parce que l'État tutélaire entrave désormais leur enrichissement; pour les travailleurs parce que la liberté syndicale et le plein emploi permettent un rétrécissement de l'échelle des revenus. Pour les deux enfin, parce que l'augmentation des salaires et la formation d'une classe moyenne permet d'adjoindre un marché intérieur aux marchés extérieurs. La démocratie se situe donc à une bifurcation : l'État de droit antérieur devient État de droit démocratique s'il est contraint, au moins partiellement, de "passer la main".


André Nicolaï
Professeur à l'Université de Paris X


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