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Organisation économique et structures locales: éclaireages sur l'enchâssement de la vie économique locale

Par Thierry G. Verhelst


Les alternatives au-delà de la pensée économique dominante
L'économie ne doit pas être réduite à la logique capitaliste
Les programmes de développement hors culture sont destructifs
La réaction des "gens d'en-bas"
Les cultures populaires contre la culture economiste
Des alternatives populaires en gestation ?
Vers un nouveau paradigme occidental ?
Cultures et transformation économique

5. LES CULTURES POPULAIRES CONTRE LA CULTURE ECONOMICISTE DOMINANTE

5.1. La mégamachine ne se déploie pas sur un sol vierge

Qu'il s'agisse de réaction, de compromis ou de résistance, l'assaut de la logique capitaliste à engendré, comme indiqué au chapitre 4, diverses pratiques, pas toujours efficaces, et généralement complexes et subtiles.

La résistance trouve dans la culture locale une source de dynamisme. La mégamachine ne s'abat pas sur un sol vierge. Les cultures locales lui résistent ou se mélangent avec des valeurs importées. Certaines cultures tombent en déclin, ne supportent pas le choc de la confrontation avec la mégamachine, mais ceci n'arrive pas aussi souvent qu'une observation superficielle conduirait à le penser. Certes, l'occidentalisation de notre monde, village globalisé, paraît très avancée. Cependant, elle n'est pas partout aussi profonde et durable. La mégamachine est obligée de se mesurer avec des cultures populaires. Bien s-r, il n'est pas facile d'identifier une culture (voir Cultures et Développement-Quid Pro Quo n 24). "Notre Gallicité n'est pas une réalité mesurable" dit Adam Price, leader nationaliste du pays de Galles en Grande-Bretagne. Mais celui-ci d'ajouter immédiatement : "S'y référer permet un remodelage de notre réalité".

5.2. L'humanisation de l'économie dans la diaspora chinoise

A Taïwan comme dans la diaspora chinoise outre-mer, la Hui, une organisation économique d'aide mutuelle culturellement enchâssée a été, et est encore, particulièrement populaire et efficace (WU). La Hui est fondée sur les principes de base de l'organisation sociale et des valeurs chinoises. Un participant rapporte que son stupéfiant succès "met en question les idées concernant le retard par rapport à la modernité et particulièrement à l'universalité". L'usage moderne de la Hui a réussi à intégrer les communautés chinoises dans l'économie globale, bien que la Hui soit basée sur une logique notablement différente.

Une légende attribue les origines de la Hui d'aide mutuelle à la réforme réalisée par Wang Anshi (1021-1086) qui essaya d'atténuer le problème de manque de fonds chez les paysans. Considérant l'insuffisance des actions gouvernementales, il encouragea l'entraide communautaire. On pense que des formes variées d'associations d'épargne et de crédit rotatifs ont existé en Chine depuis au moins un millier d'années.

Hui est le terme général pour les associations d'épargne et de crédit rotatifs mises en place par les Chinois. Cependant, elles existent dans presque tous les continents. Un nom différent leur est donné selon les endroits. Ainsi, le nom de Kutti-Chittu, Nidhi ou fonds chit en Inde; Bisi au Pakistan, Kye en Corée, Ko ou Mujin au Japon; Tanda au Mexique; Pasanuku en Bolivie; Gamaiyah en Egypte; Isusu au Nigéria; Susu au Ghana; Hagbad en Somalie; Xitique au Mozambique; Schwa dans l'ouest Cameroun; et tontine en France ainsi qu'au Zaïre et dans beaucoup de pays d'Afrique francophone.

Le trait fondamental de ces associations est qu'au sein d'un groupe déterminé de personnes, chaque membre place un montant. Le capital ainsi accumulé est alloué périodiquement à un des membres soit par tirage au sort, soit par voie d'enchères. Tout membre du groupe doit en bénéficier à tour de rôle. Ces associations remplissent habituellement les fonctions d'épargne et de crédit et ont de fortes caractéristiques d'aide mutuelle.

Une des raisons majeures du succès des Hui et des institutions similaires (tontines) dans le monde est le sens de la confiance, de la convivialité, de la proximité et de l'aide mutuelle qui garantissent leur bon fonctionnement et leur développement ultérieur. L'humanisation de l'économie et la diminution correspondante de son co-t social semblent être le secret de ce succès. Ce qui précède est confirmé a contrario par le fait que les banqueroutes et les conduites indélicates des initiateurs chinois de Hui se manifestent de manière caractérisée quand les effectifs en sont trop nombreux, les réunions irrégulières, la connaissance et la confiance mutuelles affaiblies.

5.3. L'économie africaine de l'affection pour les communautés disloquées

Dans les associations sud-africaines stokvel, les gens trouvent que l'aide aux amis dans le besoin est plus importante que le profit rapide (Keulder). Une stokvel est aussi un type d'union d'épargne et de crédit dans laquelle un groupe de personnes entrent pour contribuer à un pot commun en versant un montant fixe d'argent par semaine, quinzaine ou mois. Ensuite, selon les règles gouvernant la stokvel, cet argent ou une partie, peut être tiré par les membres, soit à tour de rôle, soit en tant que de besoin. Le nombre moyen de membres est 21, un groupe assez petit pour permettre aux membres de se connaître les uns les autres, et de générer la confiance mutuelle. Les membres acceptent volontiers de subsidier les autres, sachant qu'ils jouiront, à leur tour, de leur appui en cas de besoin. L'ordre de rotation d'accès au fonds commun ne fait pas l'objet de beaucoup d'intérêt ou de tension : le principe de réciprocité semble avoir plus d'importance. Réaliser un profit individuel est moins important que l'obligation morale d'assister les autres dans le besoin.

Pour les plus pauvres des membres, les stokvels sont des moyens de survie à travers la fourniture d'espèces en cas de besoin et de deuil. Ils offrent surtout une sécurité par la mise à disposition de précieux liens sociaux. Pour les membres à bas revenu, elles constituent des sources de crédit pour la consommation (denrées alimentaires achetées en grande quantité), pour des fins productives ou d'investissement (appui aux activités de commerce à petite échelle), de même que pour l'organisation de funérailles et de fêtes ou réceptions qui aident à établir ou renforcer le réseau social. Elles apparaissent comme un investissement social. Cela est typique des communautés dont les économies sont plus relationnelles que rationnelles (Zaoual). Pour le pauvre, il est vital d'appartenir à une série de réseaux sociaux auxquels une aide peut être demandée en cas de besoin. La réciprocité qui est profondément ancrée dans de nombreuses cultures et que l'anthropologue Marcel Mauss et d'autres ont décrite, est encore opératoire, en dépit de sa coexistence avec l'échange par vente. L'économie du don et du contre-don n'exige pas d'équivalent exact ni de date définie, alors que la vente implique paiement à prix et temps fixés.

Même les nantis, ou au moins les mieux lotis des Sud Africains dans les zones urbaines, font partie de stokvels. Pour eux, le gain social et culturel est même plus important que l'intérêt économique. L'interaction régulière, l'appartenance à un groupe dans une société o- l'aliénation est grande, l'appui affectif aux moments douloureux, sont autant de fonctions très appréciées. Ces classes moyennes n'ont souvent pas de besoins financiers mais ont par contre de fortes attentes psychologiques, sociales et culturelles. Les Stokvels apparaissent dans de tels cas comme le moyen de rétablir, voire de réinventer, les communautés éclatées.

La réciprocité dément l'affirmation selon laquelle tout est actuellement réduit à l'argent et au profit. Cette réciprocité ne se réfère pas nécessairement à un quelconque altruisme idéaliste désintéressé. Les gens ne sont pas des saints ! Quand ils "donnent" (crédit, fête, aide), beaucoup d'entre eux savent qu'ils ne peuvent être "perdants" : d'abord en termes de prestige puisque l'autre partie devient un "obligé" qui doit gratitude et "retour"; ensuite en termes de retour réel, lequel est certain, même si l'on ne sait pas exactement ce qui sera offert en retour, ni quand.

Les stokvels sont en somme des formes modernes de familles étendues, de lignages ou de ce que Ndione a appelé des néo-lignages (basés sur le choix plus que sur la parenté): ils remplissent le même rôle en termes de sécurité et d'esprit communautaire. Dans un stokvel appelé "Ikageng Social Club", un membre disait : "Le nôtre existe depuis plus de 10 ans. Notre club est comme une famille maintenant".

Les stokvels appartiennent à l'économie communautaire (Morton) ou à ce qui est aussi appelé l'économie de l'affection (G. Hyden). La réciprocité est leur premier principe d'échange, en dépit du fait que les stokvels opèrent dans un environnement pleinement monétarisé et commercialisé.

Quoique les stokvels réfèrent à d'anciennes valeurs culturelles relevant de structures sociales traditionnelles telles que le lignage, elles répondent aux besoins d'un système économique moderne. Aujourd'hui, un quart de la population africaine totale des plus grandes zones métropolitaines d'Afrique du Sud font partie de stokvels. Les contributions aux 24.000 stokvels existantes dans ces zones se montent à environ 52 millions de Rands par mois.

5.4. L'égalité et la justice dans la culture occidentale

Les mouvements de travailleurs et les partis de gauche ont tiré leur inspiration des idéaux occidentaux "modernes" de justice, égalité, socialisme, de souci pour les pauvres et les sans-voix. Karl Marx a été une référence-clé pour la famille socialiste. Le marxisme est évidemment une partie intégrante de la culture occidentale. Bien qu'il soit conçu dans le Sud comme une attaque frontale de l'Occident, le marxisme est en fait une critique certes radicale mais interne du capitalisme (Ziegler); il vient du dedans de la culture qui conduisit au capitalisme. Le marxisme est aussi matérialiste/économiste que le capitalisme qu'il critique, bien qu'avec un dessein généreux d'accession à l'égalité et à des buts méta-matériels.

A côté de Marx, une série de réformateurs issus de la culture occidentale méritent d'être cités : Owen, Saint-Simon, Fourier, Proudhon, Benjamin Franklin, Henry Thoreau, Ralph W. Emerson ... Plus récemment, la résistance fut animée par les courants écologistes et féministes. De nouvelles tendances anti-consuméristes émergent. Ne relevant pas (pas encore ?) de véritables stratégies de résistance, à défaut d'avoir la force politique et la dimension sociale suffisantes, elles seront discutées au chapitre 7 (nouveaux paradigmes).

L'accent fut davantage mis dans notre recherche sur les types de résistance qui ne sont pas communément connus, étant enchâssés dans des valeurs non occidentales et des formes organisationnelles souvent ignorées. Ainsi au Chili, les "pobladores", groupes de voisinage pour l'entraide et la solidarité dont il a été question au point 4.8. Comme le "secteur informel" croissait dramatiquement, des voisins mirent en place de tels groupes de solidarité dans les domaines de la consommation, de la distribution de biens et services, et de manière croissante aussi, dans celui de la production. Ce type de résistance populaire conduisit finalement à ce qu'on appelle maintenant les Organisations Economiques Populaires (OEP) à propos desquelles des développements seront apportés aux chapitres 6 (alternatives populaires) et 7 (changements épistémologiques et paradigmatiques).

5.5. Tradi-compétition parmi les Bamileke

La tradi-compétition parmi les Bamileke au Cameroun est un exemple frappant de liaison fructueuse entre ethnicité et gestion. Au Cameroun, il y a environ 120 groupes ethniques. L'un d'entre eux est particulièrement actif dans l'industrie et le commerce : les Bamileke du Cameroun occidental. Ils sont 1.5 millions sur une population totale de 12 millions. Politiquement, ils ont toujours été dans l'opposition.

Les Bamileke sont organisés en réseaux sociaux fonctionnant selon un modèle très hiérarchisé et centralisé. Cependant la mobilité sociale y est très poussée. Elle est réalisée à travers l'accumulation matérielle et symbolique : d'argent, de propriété, de terrain. On accumule de même des femmes, des enfants, des amis. Avoir beaucoup de membres de la famille appartenant à un dense réseau social est un actif dans la vie économique. Le but est de devenir "un grand homme".

L'appauvrissement, la diminution de l'accumulation est une source de grande honte. La règle est la reproduction de ce qui a été accumulé et, à la différence de beaucoup d'autres groupes africains, la redistribution ne porte seulement que sur une part limitée du capital accumulé. Aussi le mot Nkwa a deux significations : étranger à la communauté; membre dont le comportement contribue à la désaccumulation (dépenses ostentatoires, etc..). Cette double signification se passe de commentaires.

La plupart des entrepreneurs du Cameroun sont Bamileke. Parmi eux, peu restent les employés de quelqu'un d'autre car le travail payé est perçu comme infâmant et presque comme une servitude. Les valeurs sont l'épargne, la sobriété du style de vie, l'accumulation. Ceci cause de nombreux conflits avec les autres groupes ethniques. Beaucoup d'hommes d'affaire ayant réussi sont sans instruction et .... font souvent mieux que les diplômés de la Harvard Business School! Leur succès suscite de la jalousie dans le pays et est la raison pour laquelle ils demeurent à l'écart de la politique. Jean-Pierre Warnier a écrit un ouvrage important sur ce point : L'esprit d'entreprise au Cameroun (Karthala 1993). Les Bamileke sont l'un des cas assez exceptionnels de groupes ethniques réalisant un heureux mélange entre leur culture spécifique (a-typique?) et le capitalisme moderne.

5.6. Continuité dans le changement

Il résulte de nos travaux sur le rôle des cultures dans l'économie un peu partout que le vieil "habitus", cher à Pierre Bourdieu, se mélange avec de nouvelles attitudes. L'ancien passé précolonial n'est pas éliminé mais se mêle à quelque chose de postcolonial qui est nouveau. Il y a transformation par adaptation. La vendeuse ouest-africaine analphabète fait confiance aux liens traditionnels et utilise son téléphone cellulaire pour demander à son neveu d'acheter des titres à New-York o- il se trouve !

Les rapports d'autres participants se référant à divers pays de différents continents corroborent les constats relevés ci-dessus (5.1 à 5.5) au sujet de la prévalence ou, au moins, de la maintenance des valeurs culturelles telles que :

- loyauté, amitié, convivialité, proximité, esprit communautaire, fraternité, coopération, aide mutuelle et travail collectif (Zaoual pour le Maroc, Akpokavie pour le Ghana, Santikoro pour la Thaïlande, Nyssens pour le Chili et l'Europe);

- préférence pour le consensus dans la prise de décision, respect pour les gens âgés, paternalisme institutionnalisé comme système de sécurité au plan social, importance de l'accumulation symbolique à côté de l'accumulation matérielle (Kamdem au Cameroun);

- approche désintéressée du travail qui n'est pas considéré comme une denrée ayant une valeur économique (Oling en Ouganda);

- confiance et importance de la soumission aux engagements dans la Russie du 19ème siècle et à nouveau, aujourd'hui, avec un nouvel accent mis sur l'autonomie, l'auto-suffisance et l'amoindrissement de la dépendance à l'égard de l'Etat (Apressyan);

- épargne et habitude de ne pas dépenser plus que le disponible (Wu en Chine);

- importance du prestige et de la dépense ostentatoire (De Boeck au Zaïre);

- sens de la justice à travers la redistribution, sens de l'appartenance, fierté de sa propre identité et de ses capacités locales comme source de dynamisme économique (Price pour le Pays de Galles, Nyssens pour le Chili);

- autonomie, liberté, estime de soi, responsabilité assumée, justice et égalité (Price au Pays de Galles, Nyssens au Chili et en Europe);

- confiance en ses propres ressources basée sur la force de la communauté (Santikoro en Thaïlande).

Quel que soit le formidable impact du capitalisme moderne, ces traits culturels de base tendent à demeurer. Les exemples tirés du Zaïre sont particulièrement clairs à cet égard (De Boeck) mais également ceux issus d'autres lieux, qu'il s'agisse de l'Afrique (Kamdem, Laleye, Wild, Keulder), des communautés chinoises du monde entier évoquées auparavant (Wu), de l'Amérique Centrale ou du Sud (Nyssens), de pays bouddhistes comme la Thaïlande (Santikaro) ou musulmans comme le Maroc (Zaoual) et, comme on le verra au chapitre 6 suivant, des cultures européennes en Amérique du Nord, en Europe ou en Australie (Carmen, Pradervand, Commenne, Price).

Tout le monde ne s'est pas livré au consumérisme et à la compétition. Il y a "continuité dans le changement". Le changement est là mais n'implique ni rupture totale avec le passé ni perte définitive de ses propres racines. Il y a souvent mélange étonnant entre images et notions locales et globales (De Boeck). On constate l'existence d'un habitus profondément enraciné d'un passé. Ce passé offre le fondement de matrices morales permettant la réaffirmation et le refaçonnage de l'identité ainsi que la ré-génération - à des degrés variables - d'environnements économiques et sociaux viables (De Boeck). L'homo oeconomicus rationnel n'est pas universel comme voudrait nous le faire croire un économisme étroit.

6. DES ALTERNATIVES POPULAIRES EN GESTATION ?

6.1. L'Economie populaire au Sud porteuse du facteur "C"

Nous venons de le voir, les populations réagissent ou résistent de différentes manières (chapitre 4) qui sont inspirées, au moins en partie, par leurs traits culturels spécifiques (chapitre 5). Voyons maintenant si elles recourent aussi à de véritables alternatives au système dominant. Des différentes contributions au présent Projet de Recherche, il apparaît que ces alternatives sont souvent fort locales et bien modestes quant à leur impact global. Toutefois, nous disposons d'exemples d'alternatives relatives à l'économie en général, la monnaie, la richesse, la consommation.

Au Chili, l'économie populaire revendique le statut de sujet économique actif (Nyssens). L'économie populaire ne peut être plus longtemps réduite à un entrelac de stratégies de survie. Elle a évolué vers un ensemble stable d'organisations économiques génératrices d'emplois et de revenus. A Santiago, 20 à 25% de la force de travail est occupée dans l'économie populaire. Alors qu'un certain nombre d'unités de survie ont disparu, d'autres unités ont consolidé leur position. De nouvelles sont apparues. Des organisations de second niveau leur confèrent un degré accru de structuration. Le tableau de l'économie populaire urbaine chilienne présenté au point 4.8 est à cet égard significatif.

L'analyse orthodoxe en reste à une conception du développement vu comme processus spécifique de modernisation. Même si les moyens proposés peuvent varier, la référence au processus d'industrialisation suivi par les pays développés du Nord est encore la règle. Le développement équivaut à l'accumulation industrielle. Dans cette perspective, tout ce qui est en dehors de la sphère de l'industrie moderne est jugée par sa contribution à l'accumulation industrielle. Cet objectif sert d'étalon de référence pour l'évaluation de toutes les structures sociales, économiques et culturelles existantes. Les structures qui ne contribuent pas à l'accumulation sont considérées, soit comme nuisibles et irrationnelles, soit comme arriérées. Au mieux, elles jouent un rôle passif comme dans les modèles dualistes (Frei et Ranis 1964) ou sont perçues comme transitoires sur la voie du vrai développement (Hugon 1990). Le concept même de "secteur informel" est étayé par la présupposition implicite d'absence de structure. En conséquence, du point de vue de beaucoup de sociologues et d'économistes, le secteur informel est voué à disparaître ou à être normalisé ou formalisé en vue de l'accumulation.

A l'heure actuelle, cependant, une réévaluation critique du modèle de développement occidental met en question cette vision linéaire du développement. Beaucoup d'observateurs reconnaissent que la masse des sans emplois ne saurait être absorbée par l'économie formelle. Ils commencent à réexaminer les articulations entre les formes variées d'organisation socio-économique, et certains reconnaissent un rôle durable au "secteur informel". Certains mêmes, comme S. Latouche, prétendent que ce secteur bouillonnant de vie, aux marges de l'économie mondiale et des Etats-Nations est, dans une large mesure, une "Société contre l'Etat". Il fonctionne, écrivait un participant africain, en opposition à l'économie globale "car la logique absolue du marché conduit au désespoir".

La référence aux pauvres comme acteurs sous-tend un bon nombre d'analyses et, en particulier, caractérise les observations intéressantes présentées par Luis Razeto sur l'économie populaire chilienne. Contrairement à ce qui est le cas dans les entreprises industrielles capitalistes, le sujet organisateur n'est pas nécessairement celui ou celle qui apporte le capital. Au contraire, ces entreprises populaires sont organisées par le sujet qui apporte le facteur travail - un patron qui embauche des travailleurs de la communauté locale ou de sa famille. La coopération et la communauté y jouent un rôle central. En effet, la cohésion et la solidarité sociales semblent être le facteur-clé de la stabilité et de l'efficacité économique dans ce type d'entreprise. Les pauvres dans le secteur d'économie populaire décrit par Razeto, ne sont pas seulement les bénéficiaires potentiels du capitalisme industriel ou commercial promu par le secteur privé ou par l'Etat, mais apparaissent comme des protagonistes véritables. Ils ne sont pas un objet à moderniser. Ils sont acteurs.

Pour Luis Razeto, on ne doit pas prendre seulement le capital et le travail en compte comme facteurs économiques. Il existe aussi un facteur "C" pour : Co-opération, Com-munauté, Col-laboration. Prendre une initiative collective, travailler ensemble constitue un facteur économique en soi-même. Le facteur C génère la productivité. Il possède une existence et une logique qui s'auto-alimentent. Dans chaque entreprise, un fondateur-organisateur fixe les objectifs, structure, organise les facteurs de production selon ces objectifs et décide de la destination du surplus. Dans l'entreprise classique, le but est d'accumuler du capital. Le "capital" humain sert de moyen à cette fin. Dans une entreprise organisée selon le facteur C, c'est, non seulement générer du revenu qui compte, mais aussi élargir et intensifier les relations sociales.

Les organisations économiques de l'économie populaire répondent à une multiplicité d'objectifs qui sont en même temps, économiques, sociaux et culturels. Elles semblent être l'embryon d'un secteur différent du secteur privé (capitaliste) et public (étatique), c'est-à-dire, un secteur de travail et de solidarité enraciné dans le tissu social et la culture locale. Ce secteur constitue un défi épistémologique à la science économique et au management des affaires. Il constitue une contribution des sans-voix à la recherche d'une autre société.

6.2. L'Economie Sociale au Nord, actrice intermédiaire entre Etat et Marché

En Europe, les associations de travailleurs émergeant au 19ème siècle ont conduit à la mise en place d'une "Economie Sociale" (Nyssens) faite d'organisations socio-économiques variées. Cette économie n'appartenait ni à la sphère des firmes capitalistes polarisées par la recherche du profit, ni à celle de l'économie publique administrée par l'Etat. Elle ne pouvait pas non plus être comptée parmi les activités domestiques. Elle couvrait les sociétés mutuelles, les coopératives, les organisations non lucratives. Elle avait une dynamique commune, différente de celle prévalant dans la sphère du capitalisme privé (et de ce qui allait devenir plus tard le capitalisme d'Etat). Ces associations étaient multifonctionnelles : leur but n'était pas seulement de créer un espace micro-social pour la solidarité mais aussi de franchir un pas dans le domaine économique et d'y intervenir en tant qu'acteurs. Non seulement, elles assuraient la protection sociale de leurs membres, mais elles développaient aussi une approche de l'économie qui était basée sur l'esprit communautaire.

Malheureusement cette économie sociale bourgeonnante au 19ème siècle fut supplantée par l'économie privée et d'Etat. Les acteurs, s'étant tournés vers l'Etat pour obtenir sa protection à travers une législation sociale, furent progressivement absorbés et abandonnèrent le côté économique de ce qui était si typique de leur "Economie Sociale". Ceci signifia la fin de la multifonctionnalité, économique, sociale, politique, etc... de ces premières associations de travailleurs. L'économique fut dissocié du social, au détriment de l'Economie sociale et de son identité, mais au bénéfice de la régulation par le marché et/ou par l'Etat. Les coopératives de production arrivèrent presque toutes à extinction au 20ème siècle tandis que seules des coopératives d'épargne et de consommation subsistèrent. Elles devinrent bientôt une partie du marché. La notion de solidarité évolua d'une dimension horizontale de type relationnel, à une dimension verticale, l'Etat devenant l'organisateur de la solidarité.

Curieusement, le concept d'Economie Sociale réémerge en Occident dans les dernières décennies du 20ème siècle. Le but des coopératives de travailleurs dans le contexte prévalant de crise économique, est de créer leurs propres sources d'emploi dans une perspective d'auto-gestion (Defourny).

L'économie sociale en Europe Occidentale est caractérisée par une logique plurielle combinant des dimensions volontaires (importance des réseaux sociaux; usage du volontariat, etc...), celles du marché (vente/achat de biens et services sur le marché) et celles non-marchandes (subventions reçues de l'autorité publique). Les biens et services circulant dans ces organisations servent de liens entre les personnes et facilitent les interactions entre acteurs variés : travailleurs, usagers, agents publics locaux, etc..

Les associations actives dans l'Economie Sociale pourraient être le moyen de générer des solutions inattendues à la crise de l'emploi et de l'Etat-Providence. Elles occupent un espace intermédiaire situé à l'intersection de l'Etat et de la Société Civile, de l'économique et du social (Favreau). Le développement de ces associations défie la synergie Etat-marché qui réduit les modes d'organisation socio-économique à la dichotomie marché/non-marché et par conséquent, maintient la séparation entre le social et l'économique. Les nouvelles formes d'Economie Sociale sont construites sur une logique plurielle combinant différents principes (marché, non-marché, volontariat). Il s'agira de nous habituer mentalement à une pluralité de modes d'organisations socio-économiques ou il y a une économie plurielle entrain de naître.

Il est intéressant de noter que l'Economie Populaire dans le Sud et l'Economie Sociale dans le Nord arrivent dans des circonstances analogues : l'urbanisation et de nouveaux besoins sociaux que ni l'Etat, ni le marché ne peuvent satisfaire. Les deux types d'économie étaient et sont encore enchâssés dans des réseaux sociaux denses. Un auteur (Defourny) conclut que les conditions de nécessité (besoins non satisfaits) et d'identité (cohésion du groupe) sont centrales dans le développement de telles initiatives.

6.3. Une organisation tri-polaire : marché - état - société civile

La dichotomie prévalente marché/non marché est ambigu‰ et bornée. Elle exclut les dynamismes socio-économiques basés sur d'autres principes que le profit. Elle exclut le monde des coopératives, des organisations économiques populaires (OEP), des associations mutuelles, des organisations sans but lucratif (ASBL, Assoc. Loi 1901), etc..., dont les logiques ne dérivent ni des firmes capitalistes, ni de l'Etat.

Une participante suggère le diagramme suivant pour illustrer ce, qu'avec des auteurs comme Fr. Perroux, L. Razeto et d'autres, elle voit comme une organisation tripolaire de l'activité économique. Le pôle capitaliste, le pôle étatique et le pôle communautaire doivent être clairement distingués si nous désirons voir leur potentiel spécifique dans le champ socio-économique.

Le pôle capitaliste est constitué de firmes qui sont organisées par le capital et donc orientées vers l'accumulation de type capitaliste. Ces firmes fonctionnent sur la base de relations compétitives, elles mêmes basées sur la poursuite d'intérêts personnels, et développent des formes de propriété individuelle.

Le pôle public organisé par l'Etat fonctionne grâce à l'intervention d'une autorité centrale et développe des formes de propriété institutionnelle.

Le pôle communautaire est celui dans lequel les "firmes" sont organisées par le facteur humain (facteur travail ou usagers) et adoptent des formes de propriété "commune". Le travail est la catégorie dominante des firmes appartenant à l'Economie Populaire / Economie Sociale. Les relations de réciprocité y sont dominantes. Il s'agit essentiellement d'une reconnaissance mutuelle d-e au partage d'un passé commun, d'une identité de vie quotidienne, des "exclus", des "marginalisés", des "sans-emploi", des "pobladores", etc.... Très souvent, l'existence du groupe prime l'activité économique (club de chômeurs, micro-entreprises socio- familiales, etc...).

Une telle grille conceptuelle et une telle reconnaissance d'une économie véritablement plurielle nous permet d'approcher à la fois l'Economie Populaire dans le Sud et l'Economie Sociale dans le Nord dans une perspective nouvelle.

L'identité de l'Economie Populaire/l'Economie Sociale est à certains égards proche du pôle communautaire. Cependant, elle est aussi étroitement intégrée à la logique du marché. Tandis que certaines structures de propriété sont communautaires, d'autres sont individuelles. Certaines unités opèrent de façon très isolée et individuelle. En conséquence la logique de cette économie est fondamentalement hybride.

Les organisations économiques basées sur le pôle communautaire, combinent profit, localité et redistribution. Les expériences couronnées de succès enregistrées dans les régions industrielles à forte prégnance familiale et géo-sociale du Nord-Est de l'Italie (Veneto) conduisent à la conclusion, également soulignée par un auteur originaire du pays de Galles, que l'identité locale peut contribuer au dynamisme industriel, notamment en facilitant l'intensification de liens sociaux (Price, Nyssens).

Dans le Sud comme dans le Nord, il peut y avoir une combinaison et une complémentarité heureuse entre le sentiment communautaire, le profit et la régulation d'Etat.

6.4. L'homo socialis contre l'homo oeconomicus en Afrique

L'homo economicus n'est pas le seul type d'homo sapiens!

Dans un précédent Projet de Recherches du Réseau Cultures (1992-1994) conduit avec des chercheurs et praticiens africains et africanistes, des résultats significatifs furent mis en évidence qui pointaient le doigt vers l'émergence d'un comportement économique et social alternatif en Afrique. La citation suivante, tirée de notre synthèse de ce Projet, concernant la motivation du profit dans les sociétés africaines en général, et dans les affaires en Afrique en particulier, montre à l'évidence que le comportement des entrepreneurs et travailleurs africains est à la fois source d'immenses difficultés mais aussi peut-être de promesses insoupçonnées :

"Si la notion de profit n'est certes pas absente, elle n'est pas non plus illimitée. En Occident, le gestionnaire du capital anonyme d'une entreprise du même nom (la S.A.) est condamné à accumuler sans fin, en toute rationnalité économique et donc sans affectivité. Ce capital est abstrait, autonome. Dans la gestion africaine, il existe un ordre des priorités. F.R. Mahieu cite la communauté d'abord, puis la subsistance, enfin le profit. Les relations sociales et la sécurité l'emportent sur le gain, l'homo socialis sur l'homo economicus, les obligations sociales sur la productivité. C'est "le welfarisme africain" (H. Zaoual). La redistribution limite la capitalisation (A. Henry).

Ce système de droits et obligations communautaires, s'il assure un minimum de sécurité, peut paralyser gravement l'esprit d'initiative et d'accumulation en redistribuant les richesses par d'innombrables transferts (en argent, en services, en temps) (I. Sidibe) et en étouffant le go-t du risque et "la saisie des opportunités" selon la logique du profit capitaliste (G. Dokou).

Pour comprendre l'approche traditionnelle du profit, il faut se rappeler ce qui a été mentionné précédemment sur le primat du relationnel sur le gain pécunaire. Mais pour rendre compte de ce qui se passe aujourd'hui en Afrique, il faut rappeler le caractère métissé de la nouvelle culture africaine o- s'entrelacent les réflexes individualistes et communautaires, modernes et traditionnels. Il y a dans le profit une composante, qualitative, symbolique (prestige, autorité, relations) et une partie quantitative, monétaire (I.P. Laléyê). Dans les entreprises de l'économie populaire chilienne, on signale de même qu'on n'y cherche pas uniquement le profit et l'accumulation mais aussi la valorisation du travail et de la solidarité (I. Larraechea, M. Nyssens).

Le principe du respect communautaire est antérieur au "self-interest" utilitariste. Ceci signifie que le calcul utilitariste peut se développer dans l'entreprise, mais reste subordonné à l'impératif communautaire et au besoin de sécurité. Ainsi le Mukongo du Zaïre et du Congo se sent, partout o- il est, relié à son terroir par un sentiment d'attachement indéfectible. L'exode vers les villes ne supprime pas ce sentiment. L'accumulation individuelle est l'objet de redistribution par de multiples transferts communautaires, lesquels sécurisent à la fois le groupe (qui dispose d'un notable puissant sur qui compter) et l'individu en question (il a démontré son attachement à sa communauté, ce qui lui vaut prestige et autorité) (B. Nsumbu).

Faute de jouer ce rôle, l'entreprise est l'objet d'une stratégie de prédation : "on vise non pas à entreprendre mais à prendre" (H. Zaoual). On enregistre alors fuite des responsabilités et gaspillage (G. Dokou) et un manque d'esprit d'entreprise dans l'ensemble du personnel (I. Sidibe). Même dans les entreprises privées, "l'esprit fonctionnaire" prévaut (Colloque Centre Djoliba). L'entreprise n'est alors qu'une "vache laitière" (id).

L'entreprise n'est pas d'abord appelée à faire du profit mais à offrir à ses employés un environnement social à la fois convivial et sécurisant. L'entreprise africaine doit faire la preuve qu'elle est capable de résoudre les problèmes de l'ensemble de la communauté des employés. Elle n'est pas un microcosme isolé. Les Africains veulent une économie soumise à la société et non l'inverse (H. Zaoual)".

Dans le présent Projet de Recherche, deux auteurs montrent comment réussit l'économie africaine quand elle est basée sur des approches économiques qui combinent les cultures africaines locales, telles quelles ont évolué, et le profit fondé sur la logique du marché.

Un auteur qui a étudié la formidable efficacité et le dynamisme du groupe ethnique Bamileke du Cameroun (dont il a déjà été question ici) montre, sur la base de trois études de cas, que ces Africains sont parfaitement aptes à mixer le style de management occidental et le "repli stratégique sur les valeurs locales", à savoir l'esprit communautaire et de famille, la solidarité, la spiritualité et l'intérêt pour les dimensions invisibles de la réalité, le respect pour la sagesse des vieux, le consensus, l'amitié et même, le paternalisme. Typique de la culture Bamileke, semble être, de surcroît, un culte solide de l'austérité et un comportement ascétique, et - au moins dans un cas - une réduction habile des formes variées d'exclusion dans une société pourtant généralement divisée, en termes d'âge, de sexe, d'origine ethnique, de diplômes, etc ...

L'Afrique semble se développer sur un modèle d'entreprise citoyenne qui est celui des compagnies ayant atteint une sorte d'équilibre entre valeurs locales d'une part, productivité et efficacité d'autre part (Kamdem, Zaoual). "Ni Taylor, ni folklore" est la conclusion d'un expert en management africain (Kamdem) : les africains doivent éviter aussi bien la recherche obsessionnelle du profit que le culturalisme "non progressiste".

6.5. Culture d'entreprise contre culture des gens

Un expert africain de la Banque mondiale conclut au besoin de réconciliation institutionnelle entre attitudes et institutions informelles endogènes et organisations formelles transplantées de l'extérieur. Citant la recherche de la Banque Mondiale de 1996 "Africa's Management in the 1990's and Beyond", travail conduit par Mamadou Dia, il stigmatise la déconnexion, l'absence de congruence, entre la culture formelle d'entreprise (à l'occidentale) et la culture informelle de la société (africaine) (Atomate).

Cet expert souligne qu'à côté de leurs inconvénients, il voit dans les cultures africaines, les germes d'alternatives présentes dans les organisations économiques enchâssées. Les institutions indigènes peuvent compter sur les piliers solides de la légitimité et de la responsabilité. Elles exercent un fort appel à l'engagement des gens, à leur dévouement, à leur sens de l'appartenance. De nombreux succès enregistrés en Afrique ont partie liée avec des pratiques de gestion qui considèrent le lieu de travail comme une extension de la maison, du village, de la famille, avec une sorte d'équilibre accepté entre profit et redistribution. Ce succès peut seulement être acquis quand les résultats sont atteints à la fois aux niveaux de la production matérielle, du profit financier et des relations inter-personnelles et sociales (Kamdem).

"Les Africains ne refusent pas le progrès matériel. Ils refusent le capitalisme" dit Jean-Marc Ela, se réfèrant à un article (Verhelst) publié dans Cultures et Développement, Quid Pro Quo, nø19/11/1994 intitulé "Les Africains sont-ils de mauvais capitalistes ? "

Il est intéressant de noter que cette position africaine apparemment d'avant-garde n'est pas aussi éloignée qu'on peut le penser des attitudes prévalant dans certaines régions européennes. Ainsi parmi les Gallois de Grande-Bretagne, des revendications semblables se font entendre.

La préoccupation traditionnelle des Gallois à l'égard de la justice sociale a signifié que toujours le débat politique et l'expression culturelle ont été centrés autour de questions liées à la redistribution de la richesse davantage qu'à sa création (Price). Les Gallois ressentent aujourd'hui un besoin de rétablir la connexion entre société et économie. Ils éprouvent aussi un besoin de croire à l'existence de modèles alternatifs à l'exploitation des travailleurs et de leur environnement. En effet, le développement d'un modèle gallois de développement économique, une voie galloise de faire des affaires qui soit socialement, linguistiquement, culturellement et écologiquement responsable, n'a même pas été considérée comme possibilité jusqu'à récemment. L'auteur croit que le temps d'un changement est venu.

6.6. LETS de Manchester à Mexico

Deux auteurs étudièrent les approches alternatives dans le domaine monétaire et bancaire. L'un se réfère à un LETS, l'autre à une banque alternative.

LETS correspond à " Local Exchange and Trading System " mieux connu en France sous le nom de SEL (Système d'Echange Local). Il permet aux gens d'échanger leurs services, compétences et forces de travail entre eux sans recourir à la monnaie officielle. Il s'agit d'autre chose que d'un simple troc entre deux individus car c'est tout un groupe qui est entraîné dans des échanges variés et c'est leur propre argent qui est concerné, celui-ci étant émis par les membres eux-mêmes.

L'alternative que représente un LETS est-elle significative, extrapolable ? Un participant affirme avec optisme : "des communautés locales seraient grâce aux LETS en position d'arracher une part de leur pouvoir de monopole aux banques, aux supermarchés, aux Ministères des Finances ainsi qu'à l'infernal et mystérieux système économique supranational".

LETS n'est pas un phénomène isolé ni complètement nouveau. Les monnaies locales ont existé depuis des millénaires et apparaissent même aujourd'hui dans les communautés confrontées à des perturbations externes telles que guerres et effondrements économiques. Certaines régions du Zaïre, telles que le Kasaï, en offrent une bonne illustration. L'argent qui circule dans les LETS n'est qu'un des nombreux types possibles de monnaie locale. En fait, les monnaies locales, rurales et régionales, ont été la règle jusqu'au siècle dernier quand la banque et la monnaie globale établirent leur monopole. La vaste richesse des Cités-Etats européennes de la Renaissance était construite sur des monnaies locales et citadines: une monnaie locale servait aux besoins du commerce local tandis qu'une variété de monnaies internationales étaient utilisées pour les besoins de l'export-import, renforçant donc la sécurité et la cohésion économiques internes tout en permettant le grand commerce mercantile.

En Grande-Bretagne, un certain nombre de séminaires sur le concept de monnaie à base communautaire ont été tenus depuis 1985 sous les auspices de la "New Economic Foundation" (NEF, avec Ed. Mayo et Paul Ekins). Les systèmes LETS se sont répandus rapidement depuis 1990, entièrement équipés au plan informatique, non seulement en Grande-Bretagne mais en Europe continentale : il y a une centaine de groupes estimés dans 16 pays, allant de la Norvège à l'Espagne et de la Pologne à la Belgique. De nouveaux systèmes sont aussi en train d'être mis en place en Afrique, en Amérique Latine (par exemple "La otra bolsa de valores" soit "L'autre bourse de valeurs", Tlaxpana, Mexico) et dans d'autres pays des Tiers-Mondes.

Les LETS fournissent un moyen par lequel les gens peuvent continuer à commercer et travailler sans avoir à attendre le lubrifiant social de l'argent. Les systèmes LETS offrent un environnement dans lequel ceux qui ne trouvent ni emplois ni revenu de remplacement peuvent réintégrer la société en réaffirmant leur dignité et démarrer en contribuant à nouveau à leur propre bien-être et à celui des autres. Ils obtiennent par leur travail des biens et des services plutôt que de vivre d'aumônes. Ils permettent du même coup à l'économie locale de rester active, même s'il y a très peu d'argent disponible. Notre observateur anglais est saisi par une allégresse non déguisée à la vue de ces économies parallèles. Les LETS sont comme un ciment assurant la cohésion et la force des groupes à la base. Ils sont enchâssés dans une culture de bon voisinage, de simplicité, de convivialité, de créativité et d'humour.

6.7. Des Quakers aux coopératives Mondragon

Les Quakers ou "La Société Religieuse des Amis" ont survécu depuis plus de 300 ans et se présentent comme les défenseurs d'un modèle anti-autoritaire de société. Ils trouvèrent dans la Bible l'inspiration de programmes sociaux radicaux. Gerald Winstanley, par exemple, fait penser à Karl Marx. Quoique les disciples radicaux de Winstanley n'arrivèrent pas à mettre en oeuvre ses idées sociales, celles-ci ont survécu pour refaire surface à nouveau, sous une forme remarquablement similaire, dans le San-Francisco du milieu des années 60, o- une culture hippie surgit de la Nouvelle Gauche et de la vieille " beat generation ". Ces mêmes tendances se rejoignirent à Amsterdam au sein du mouvement "provo". Les Kabouters - gnomes en néerlandais par référence au besoin d'une "nouvelle citoyenneté rurbaine" composée de "jardiniers intellectuels et d'égoïstes altruistes" -furent inspirés par les idées de Kropotkin sur les coopératives de travail et par sa vision de la vie en communauté villageoise, maintenue par l'aide mutuelle. C'est une vision inspirée par le double idéal narodniki - sarvodaya. A la différence de Gandhi, Kropotkin voyait dans la société industrielle l'ouverture aux loisirs, à la créativité et à la libération. Les Vélos blancs (vélos peints en blanc et mis gracieusement à la disposition de tous, libres de toute taxe, à travers la cité) devinrent l'une des marques distinctives du "kaboutérisme" en Hollande.

La Scott Bader Operating Company, qui donna aussi naissance à l'ICOM (Industrial Common Ownership Movement), était déjà une entreprise active depuis 72 ans quand elle devint une coopérative en 1951. Scott Bader était organisée de manière à refléter les principes incarnés dans la tradition socialiste de Robert Owen et dans celle des Quakers. Les membres étaient égaux, disposaient d'une seule voix à l'Assemblée Générale, et les employés bénéficiaient d'une plus grande égalité de revenus qu'il n'est de coutume dans une firme classique. On prétend que plus de 1000 sociétés ont depuis suivi le modèle Scott-Bader. Il n'est pas fortuit que Fritz Schumacher, dont le "Small is beautiful" eut tant d'influence dans les années 70, notamment sur les partis verts, fut l'un des premiers directeurs de Scott-Bader.

D'autres types de liens directs entre producteurs et consommateurs existent de par le monde. Ainsi les "Seikatsu", réseaux coopératifs de consommation japonais basés sur la famille. Ils sont principalement aux mains des femmes. Citons aussi les Employee Share Ownership Plans (ESOP) en Grande-Bretagne et aux Etats-Unis qui montrent combien une relation directe entre producteurs et usagers peut être bénéfique aux deux parties tout en assurant le respect des normes écologiques.

Le "Mouvement du Commerce Loyal" ("Fair Trade Movement") cherche à assurer plus de justice dans le commerce international par la mise en liaison de réseaux de producteurs du Sud et de consommateurs du Nord. Les "magasins du monde" qui en sont les artisans cherchent à réaliser à la fois l'équité sociale et le respect de l'environnement dans le développement.

Mondragon dans le Pays Basque espagnol est sans doute la plus fameuse coopérative du monde. Fondée en 1956, elle dispose maintenant d'un système intégré d'entreprises, avec ses unités industrielles, ses banques, ses écoles, ses collèges... La participation "au ras du sol" y est si élevée que les assemblées générales annuelles sont tenues dans un stade de football. La bataille est en cours pour éviter à la coopérative de devoir se soumettre à la logique capitaliste ou de tomber aux mains d'investisseurs extérieurs. Les actions sont contrôlées et limitées à la "famille étendue" de Mondragon. On vient même de Chine - autrefois la Mecque des coopératives de production !? - pour étudier Mondragon.

Egalité, prise de décisions démocratique, insistance sur le contrôle de l'économie, du profit et de l'argent afin d'assurer le bien commun, sens de la justice et de l'humanité: tout ceci est présent dans les formes récentes et plus anciennes d'alternatives allant des coopératives basques aux Clubs de consommateurs japonais en passant par un éventail de formules originales initiées dans les diverses autres régions industrialisées.

6.8. Une Banque qui produit de l'intérêt social

A travers l'Europe de l'Ouest, nombreux sont ceux qui commencent à s'interroger sur le rôle exorbitant pris par l'argent et le profit dans leur société. Ils appartiennent encore à une minorité mais leurs voix se font entendre. Un auteur fait un rapport sur la croissance des moyens alternatifs d'épargne et d'investissement en Belgique (Commenne). Dans sa contribution, il mentionne que la raison pour laquelle des épargnants recherchent de telles alternatives est leur souci croissant porté aux normes éthiques et à la simple humanité dans l'économie.

Au cours des 25 dernières années, plusieurs formules ont été expérimentées permettant aux épargnants de se sentir plus responsables de l'utilisation de leur argent. Ainsi, il est possible de placer une part de son capital, libre d'intérêts, dans un pot commun destiné à consentir des prêts à taux d'intérêts modiques ou nuls à des personnes extérieures proposant des projets socio-économiques valables. Certaines de ces caisses furent mises en place entre amis avec un minimum de structure légale; d'autres sont plus sophistiquées (coopératives d'épargne).

La Banque Triodos est l'une des dix véritables banques alternatives existant dans le monde. Institution bancaire internationale siégeant en Hollande et opérant en Grande-Bretagne et en Belgique, Triodos fut instaurée spécifiquement pour financer des initiatives et des firmes qui sont financièrement viables et réalisent un objectif positif au plan social.

Comme Banque reconnue par la législation bancaire nationale, Triodos cherche à utiliser les fonds qui lui sont confiés par ses clients à des fins très spécifiques qui contrastent avec celles d'autres banques. Seuls trois domaines sont ouverts au crédit accordé par Triodos : préoccupations environnementales, développement social, culture. Elle offre des comptes d'épargne et des carnets de dépôts à moyen et long terme produisant des taux d'intérêt comparables à ceux des autres banques. Les clients peuvent soit collecter leurs intérêts annuels sur leurs dépôts soit choisir de renoncer à une part de ceux-ci en faveur d'un champ d'intérêt qu'ils choisissent. Exemples de firmes ou projets financés : ateliers pour handicapés, projets alternatifs de logements sociaux, fermes biologiques, consultance en technologies appropriées, écoles pratiquant une pédagogie alternative, instituts de formation dans les arts d'interprétation, etc... Implantée en Belgique, Triodos enregistre des résultats encourageants qui témoignent de l'ouverture du public aux voies alternatives de répartition du profit et de l'argent. La croissance de Triodos est rapide : 30% annuels au cours des cinq dernières années. Fin 1996, la banque comptait pour l'ensemble des trois pays d'implantation, quelques 20.000 clients dont les dépôts totalisaient 7,4 milliards de francs belges.Son capital de départ fut apporté par des actionnaires qui avaient renoncé au droit de vote dans les réunions du conseil d'administration, le pouvoir de décision étant confié à un nombre limité de personnes qui partagent et garantissent la vision sociale de l'institution. Ce capital est investi exclusivement en bons d'Etat qui offrent des garanties morales convenables. Aucune opération étrangère "juteuse" n'y est intervenue car le développement local y est privilégié.

Quant aux firmes et initiatives financées par la banque, elles jouissent de taux meilleurs que ceux généralement exigés sur le marché. En ce qui concerne les garanties, la banque admet qu'un groupe de personnes qui ne présente ni immeubles à hypothéquer, ni garantie personnelle à apporter, puisse agir comme "club de garants", chacun étant responsable d'une part du crédit pour un montant qui est fixé selon son revenu individuel. Ces personnes ont évidemment besoin d'être parfaitement au courant du projet. Elles se sentent dès lors très motivées par celui-ci et se comportent véritablement comme des garants au sens fort du terme. Le ratio de remboursement des prêts est très bon.

Réfléchir aux moyens alternatifs de création et d'utilisation de l'argent et s'engager concrètement dans des voies nouvelles est, aux yeux de beaucoup d'Européens, un défi fondamental non seulement pour le futur de leur continent et de sa culture, mais aussi pour le futur de l'humanité et de la terre. Des Européens et des Nord-Américains sont de plus en plus circonspects quant à la détermination de quelques " privilégiés " à accumuler richesse et puissance sans égards pour le bien commun.

Il n'est pas exclu que les Occidentaux, se détournent progressivement d'un système dans lequel quelques uns gagnent ... et beaucoup perdent. Les petits actionnaires, les travailleurs dits non qualifiés remplacés par des machines aussi rapidement que possible, les employés renvoyés au foyer en raison de la délocalisation dans des pays à bas salaires, tous ceux-là serrent les rangs et deviennent une masse avec laquelle les partis politiques auront à compter. La brutale fermeture de l'usine Renault à Vilvorde a provoqué la première manifestation ouvrière européenne et la première " Euro-grève "

En conclusion, on peut dire qu'une banque telle que Triodos est capable d'attirer un nombre croissant de gens pour lesquels l'intérêt social est aussi important que l'intérêt financier : ils sont pleinement concernés par une éthique sociale forte. La motivation du profit, si elle n'est pas ignorée, est seconde par rapport aux préoccupations sociales et environnementales.

7. VERS UN NOUVEAU PARADIGME OCCIDENTAL ?

7.1. "Vous ne pouvez pas consommer comme nous" !

Si la Chine et l'Inde s'appliquaient soudainement à consommer à des niveaux comparables à ceux d'Europe ou d'Amérique du Nord, cela signifierait une catastrophe instantanée pour la planète terre. Mais est-il possible, éthiquement et politiquement, de dire aux citoyens des Tiers Mondes : "Vous ne pouvez pas consommer comme nous " ?

Trois auteurs occidentaux de notre Projet de Recherche ont accordé une attention particulière à la délicate et pourtant vitale question du changement en Occident même. Leur pensée tourne autour des questions suivantes :

- quel est le but et la signification de l'argent et de la richesse ?

- quand a-t-on assez ?

7.2. L'argent pour la liberté ou pour le pouvoir ?

Quelle est l'origine de notre propension à accumuler de plus en plus d'argent, souvent trop ..., même aux dépens des autres qui n'en ont pas assez ?

Un participant nous rappelle que l'argent a été inventé pour faciliter l'échange de biens et services (Commenne). L'argent est un moyen prodigieux pour augmenter notre liberté : un moyen pratique au service d'un objectif respectable. Plutôt que de rester un moyen cependant, l'argent est devenu un objectif en soi. Plutôt que d'augmenter leur liberté, il tend à attacher ou même à asservir les gens à leurs possessions. De surcroît, il génère du pouvoir et, conséquemment, la capacité - si l'on n'y prend garde - de limiter la liberté des autres. Inversement, l'argent joue un rôle très positif si les êtres humains arrivent à dépasser leurs tendances egocentriques et à s'élèver à un niveau social plus large : famille, clan, tribu, région, nation, humanité ... L'argent peut alors être utilisé pour financer des initiatives socialement positives comme celles mentionnées ci-dessus au chapitre 6. Malheureusement, la culture dominante étiquette comme "irréaliste" les façons plus humaines de considérer l'argent. Contre-information et conscientisation sont dès lors nécessaires.

Il est également nécessaire de mettre en place des alternatives concrètes. Aujourd'hui, des fonds communs de placements éthiques, des banques alternatives et d'autres mécanismes d'investissement alternatifs sont entrain d'être créés. Toutes ces initiatives, qui sont encore assez marginales mais qui ont tendance à devenir plus populaires, pointent peut-être vers une nouvelle approche paradigmatique de l'argent et de son usage éthique.

Certains sont entrain de prendre conscience que l'"argent officiel" présente une série de caractéristiques dommageables: il est rare et rendu disponible à taux d'intérêt onéreux; il est très mobile et peut brusquement déserter les économies locales; il est créé par l'Etat, contrôlé et distribué par les Pouvoirs en place; il est potentiellement destructeur, recherchant l'exploitation et les sources d'approvisionnement les moins chères; il dicte ce qui est le "travail", celui-ci étant défini comme "ce-qu'on-doit-faire-pour-gagner-de-l'argent" sans égard à ses effets négatifs tandis que les activités constructives (travail ménager notamment) ne sont pas classées comme "travail" parce qu'elles ne procurent pas d'argent.

7.3. "Quand a-t-on assez ?" : ralentir la consommation

Mettre un frein à la consommation, voilà qui se trouve assurément en lien avec le changement de mentalité et de vision relative à l'argent. En Occident, des gens commencent à poser une question fondamentale, à savoir : "quand a-t-on assez ?" Schumacher attirait l'attention sur les approches bouddhistes fondées sur le Juste Milieu de modération et d'équilibre. Un participant thaï rapporte que, dans les enseignements bouddhistes, il convient de se satisfaire de peu. La frugalité y est plus valorisée que l'accumulation et la quantité. Néanmoins, la consommation moderne est aujourd'hui entrain de modifier vigoureusement la culture thaï, comme elle a changé auparavant la culture européenne. Mais en Occident, des voix s'élèvent qui en appellent à un cheminement vers plus de modération.

Aux Etats-Unis, des ouvrages de grande diffusion analysent ce qu'ils appellent "la maladie du matérialisme" et la définissent comme "la recherche d'accomplissement intérieur par la possession extérieure" (Dominguez et Robin). Ils questionnent même l'un des monstres les plus sacrés des Etats-Unis en écrivant: "Nous souffrons d'une mobilité montante ... et d'une noblesse descendante". Ils démystifient le slogan "plus est mieux" qui sous-tend la publicité et écrivent carrément : "si vous vivez pour avoir tout, ce que vous aurez n'est jamais assez!". Commentant la réponse suggérée par Joe Dominguez (ex-consultant boursier à Wall Street) et Vicky Robin, auteurs d'un best-seller américain intitulé Votre argent ou votre vie, l'un des contributeurs à notre Projet de Recherche soutient que "assez" ne signifie pas ascèse ou minimum vital mais plutôt l'exacte quantité qui procure une réelle satisfaction (Pradervand). "Il y a assez sur la planète pour les besoins de tous, non pour la convoitise de chacun" : la formule du Mahatma Gandhi est tout-à-fait applicable aujourd'hui, maintenant plus que jamais ! "Celui qui sait qu'il a assez est riche" dit le Tao-Te-King chinois. Cette connaissance qui est proche de la sagesse peut varier de personne à personne, de culture à culture mais on la retouve un peu partout.

Dans Votre Argent ou Votre Vie, Dominguez et Robin rapportent que dans les Etats-Unis d'aujourd'hui, il y a un désir croissant parmi les cadres ayant réussi, de retourner à la "vie simple". Ne faisons pas l'injure au nombre toujours croissant de "pauvres" en Occident de leur conseiller moins de consommation. Ce n'est évidemment pas à eux que s'adressent les avocats de la frugalité, mais aux gagnants, à ces 20% de la population du monde qui absorbent 85% des ressources de la planète. Une enquête réalisée en avril 1991 par le magazine Time en collaboration avec CNN, révélait les faits suivants :

- 69% des 500 adultes interrogés disent qu'ils aimeraient "ralentir" leur consommation;

- 61% s'accordent à penser qu'il est difficile de trouver du temps pour jouir de la vie.

Le magazine Fortune annonçait ce retour à la frugalité dans son article du 14 ao-t 1989 intitulé : "L'avidité est-elle morte ?" 75% des américains travaillant désiraient "Voir notre pays retourner à un style de vie plus simple, avec moins d'insistance sur le succès matériel". Seulement 10% des sondés pensaient que "gagner un paquet d'argent" était un indicateur de succès. L'auteur souligne que ces idées-là ne sont plus l'apanage d'une poignée d'idéalistes excessifs. Certains des plus grands journaux américains présentent maintenant des rubriques consacrées à une nouvelle tendance de la vie américaine, appelée "Baisser l'échelle" ("down scaling"), "Frugalité", "Détachement", "Futurs positifs", "Désir d'équilibre". Le message est simple : vous pouvez mener une vie plus heureuse avec moins de consommation. La frugalité, autrefois recommandée par Benjamin Franklin, Henry Thoreau, Ralph Waldo Emerson... est à la mode, du moins dans certaines couches de la société américaine. Et avec elle, un appel à l'éveil et à la liberté intérieure. Elle en appelle, non au masochisme, mais à la créativité, à la décence, à l'élégance.

Il y aurait beaucoup à dire à propos de la frugalité et du "courant frugaliste" qui se développe dans certains milieux sociaux et culturels. Pour Dominguez et Robin, cités par notre contributeur, avoir assez est l'état de la personne qui a écarté la possession superflue ou excessive. Mais, qu'est-ce qui est excessif ? Au cours d'un débat animé et profond qui eut lieu dans l'Atelier de synthèse de notre Projet de Recherche, certains ont estimé que nous pourrions considérer comme "excessifs" les biens dont nous devenons incapables de jouir vraiment ou, plus profondément encore, les biens pour lesquels nous n'avons plus de sentiment de gratitude... On dirait qu'un nouvel art de vivre se développe peu à peu, du moins dans une minorité au sein des classes moyennes et supérieures (en voie de précarisation ou non) lesquelles se sont parfois fourvoyées dans le consumérisme. Cet art de vivre trouve son origine dans la culture européenne, dans le sens grec de la modération et de l'équilibre; dans celui, judéo-chrétien, de la louange et de la gratitude; dans l'approche généralement humaine popularisée tant par le monachisme que par le mouvement hippie de la première heure et si bellement chantée par les Beatles dans leur chanson "Let it be". Ces valeurs qui sont partie intégrante du "génie occidental" mais que le consumérisme moderne a semblé étouffer ne sont-elles pas en train de réapparaître ? Du tréfonds des cultures européennes resurgissent l'envie d'un style de vie simple, le sens du bien commun, le souci du voisin, la coopération. Sont-il des rêves pieux et irréalistes ou une nécessité concrète pour notre futur ... ? Maurice Strong ne disait-il pas juste avant le Sommet de Rio : "Ce qui compte le plus, ce sont nos motivations éthiques et spirituelles les plus profondes. Toutes les religions ont prêché la compassion et des styles de vie simples. Nous avons besoin de redécouvrir leur message le plus profond". Le monde riche, est peut-être entrain de redecouvrir lentement, trop lentement certes, cet ancien message.

Cet appel à la frugalité, adressé principalement aux 20% privilégiés de la planète, est lié à une nouvelle approche de l'argent et peut constituer le ferment d'une autre culture. Une culture plus humaine qui devrait être capable d'assurer à l'économie un devenir lui-même plus humain, donc réenchâssé dans l'éthique ...

8. CULTURES ET TRANSFORMATION ECONOMIQUE

"Nos problèmes actuels n'ont guère de chance d'être résolus en y appliquant les moyens qui les ont engendrés."

Albert Einstein.

8.1. Les réactions et les résistances des gens : l'histoire en marche

L'avenir de la planète ne peut être et ne sera pas la simple continuation de l'actuel capitalisme néo-libéral. Ce système économique n'arrivera pas à distribuer à tous les bienfaits du développement et l'Etat-Providence.

L'exploitation, la domination, la marginalisation conduisent certains à la résignation et au désespoir, d'autres à l'adaptation plus ou moins réussie. Cependant, il en est beaucoup d'autres qui résistent et se révoltent. Tous ces types de réaction constituent et sont constitués par la culture. La frustration et l'angoisse des sans-emplois et des affamés seront de plus en plus corroborées par la perte de confiance d'une part croissante de l'humanité dans le progrès et le bonheur promis par le capitalisme et son développement. Immanuel Wallerstein croit que le capitalisme peut s'effondrer, non essentiellement parce qu'il lui manque une technologie économique pour s'ajuster à la crise, mais en raison de son manque fondamental de légitimité aux yeux des peuples du Sud et du Nord.

Certaines communautés résistent plus victorieusement que d'autres à l'étroite rationalité de la "mégamachine" et à son obsession compétitive. Leur résistance contient les germes d'alternatives et les semences d'espoir pour un futur différent. Par conséquent, on ne peut que constater que nous ne sommes pas, loin s'en faut, les témoins de la "Fin de l'Histoire". Ceci, en dépit de la prophétie ethnocentrique arrogante du Professeur Fukuyama, l'ex-Conseiller à la Maison Blanche de l'Administration de G. Bush, lequel a d'ailleurs d- quelque peu réviser sa position dans son dernier ouvrage "La confiance et la puissance".

Cette soit-disant Fin de l'Histoire devait suivre la chute du mur de Berlin et l'universalisation subséquente de la rationalité économique et de la démocratie. La prophétie est démentie de manière criante par les nombreuses luttes et mouvements sociaux qui continuent à changer la société et à "faire l'histoire", par les multiples formes de réaction/résistance qui se déploient et par le comportement alternatif dans les domaines de l'organisation politique et économique, ce dernier étant l'objet principal de notre recherche.

"Nous ne pouvons plus longtemps nous satisfaire d'écrire seulement l'histoire des élites victorieuses (...). Il nous faut donc découvrir l'histoire des "peuples sans histoire": les histoires actives des "primitifs", des paysanneries, des travailleurs, des immigrés et des minorités assiégées". Voilà ce à quoi nous invite le rapport de la Fondation Gulbenkian "Open the Social Sciences", 1996, dirigé par I. Wallerstein.

8.2. Au delà du syndrome de Caïn ?

Le "syndrome de Caïn" qui caractérise l'actuelle économie-celle-ci étant fondée sur le principe "je gagne-tu-perds" (win-loose economy")- baigne dans une ambiance agressive, excessivement "mâle", de conquête et de domination. Il relève d'une culture de compétition, de hiérarchie, de rationalisme (apparent). Il est caractérisque d'un paradigme non-participatif, mécaniste, darwinien. Cette culture " moderne " est peut-être entrain d'atteindre son point culminant et serait donc proche de son écroulement, ou de sa transformation (Pradervand).

Dans les époques primitives, les hommes assuraient leur existence en dehors des cavernes tandis que les femmes vaquaient aux travaux du ménage. Jo‰l de Rosnay a montré que, depuis le début de l'histoire de l'Homme, ces qualités mâles étaient nécessaires pour conquérir le monde. Mais ces qualités-là ne sont plus requises aujourd'hui. Nous avons maintenant atteint la limite. La planète entière a été conquise. Elle est devenue notre habitat commun. La gardienne de la caverne est maintenant au moins aussi utile que le conquérant du monde extérieur. Les qualités de "gestion de la maison", signification littérale de Economie (Oikonomia), sont maintenant exigées autant que la capacité de conquête. Ce sont les valeurs davantage associées à la féminité : préoccupations holistes d'interdépendance, de partenariat, d'harmonie, de coordination, de dialogue, de compassion, de respect de la vie, etc ...

Nous avons maintenant besoin d'une symbiose des valeurs "masculines" et "féminines" en chacun de nous et dans notre vie économique et sociale. Prendre soin de notre "caverne" est aussi important que maîtriser la brousse au dehors. La coopération est aussi importante que la compétition si nous voulons survivre comme espèce sur une planète viable. L'actuelle économie "win-loose" ne permet pas de vivre dignement aux 5,8 milliards d'humains qui peuplent notre fragile planète. La question n'est pas "comment avoir plus?" mais "combien est assez ?". Notre planète peut porter 10, et même 20 milliards ou plus (?) de citoyens, non 10 milliards d'individualistes invétérés ! Il est peu probable que la masse grandissante des exclus se satisfasse de contempler paisiblement la manière dont les ressources mondiales sont consommées par une minorité privilégiée et prédatrice... Dans cette planète interdépendante qui est la nôtre, le paradigme "je gagne-tu gagnes" ("win-win economy"), basé sur la solidarité, est autant une nécessité démographique et écologique qu'un impératif éthique. Hazel Henderson est tout à fait catégorique à ce sujet: nous serons tous perdants si chacun veut être gagnant. Il est temps de voir la réalité en face : les gagnants d'aujourd'hui sont, dans le moyen et long terme, perdants.

Comme le dit notre chercheur boudhiste, l'économie "je gagne-tu perds" ("win-loose economy") détruit les chances des autres, compromet l'environnement et en définitive détériore notre fibre humaine, notre intégrité comme être humain.

8.3. Une recherche de sens

"Tout ce que vous voulez qu'on fasse pour vous, faites-le de même pour les autres". Ce principe de base, tiré des Evangiles (Mathieu 7, 12) est présent dans au moins huit grandes religions et systèmes éthiques. Un participant notait son équivalent dans le Bouddhisme, l'Islam, le Judaïsme, l'Hindouisme, le Taoïsme, le Zoroastrisme. Des moralistes imprégnés d'une spiritualité laïque (E. Fromm, M. Rosenberg, I. Boszormenyi Nagy, H. Comte-Sponville notamment), partagent eux aussi ce principe de vie. L'être humain est fait pour donner et aimer. Certes, les humains ne vivent pas toujours selon ce principe. Loin s'en faut. Cependant, les faits sont là qui parlent d'eux-mêmes : il existe de par le monde des citoyens solidaires et responsables dont les normes éthiques personnelles sont assez fortes pour les conduire à une volonté de changement profond. Les tentatives variées pour résister au modèle dominant au Nord et au Sud et pour créer des alternatives telles que celles mentionnées dans le présent texte, indiquent la volonté humaine, profondément ressentie, d'un changement éthique à la fois personnel et collectif débouchant sur un changement culturel et social.

Là o- l'homme vit dans l'aisance matérielle, règnent souvent l'insatisfaction et la misère affective et spirituelle. L'obsédé du profit et du pouvoir fonctionnant dans une économie "je gagne-tu perds" est non seulement un danger public au plan écologique et social. Il est aussi un être stressé, habité d'une nostalgie que seul peut alléger le regain de sens que renferment la culture et la spiritualité.

8.4. Réenchâsser l'économie dans la société réelle

Karl Polanyi a développé à partir des travaux de Karl Marx son concept d'enchâssement de l'économie dans la vie sociale locale. Il a démontré à quel point le capitalisme a arraché l'économie d'autres préoccupations et de la nécessaire régulation sociale. Sa logique basée sur le profit tend à contaminer tous les aspects de la vie. D'o- le besoin de réenchâsser l'économie dans la société. Il s'agit là d'une nécessité politique, éthique et environnementale. C'est aussi une clé importante de compréhension des sociétés qui sont relativement plus traditionnelles et moins occidentalisées. Le concept d'enchâssement permet de se détacher de la vision mécaniste et ethnocentrique, de l'économie. Il permet de s'ouvrir à une approche interdisciplinaire et interculturelle.

8.5. Au delà du déterminisme matérialiste et culturaliste

Il est peut être tragiquement correct de dire que l'homme d'aujourd'hui ne sera pas capable de changer sa culture économique assez vite pour prévenir un effondrement total ou du moins, éviter une longue période de désordre. Par ailleurs, et même si notre culture changeait rapidement, l'ajustement ne saurait être que douloureux. Quel que soit le scénario, la culture apparaît comme devant jouer un rôle-clé pour venir à bout du changement requis.

Cette dernière conclusion peut paraître idéaliste en mettant trop l'accent sur un facteur "doux" comme la culture. Il n'en est rien. Les contributions à cette recherche montrent qu'il existe, pour employer les mots de Maurice Godelier, une influence réciproque constante entre le monde des idées - l'idéel - et le monde de la matière - le matériel -, donc entre la culture et les modes de production, entre les valeurs et les techniques. Loin d'être réduite à une superstructure déterminée par l'économie et la technologie, comme beaucoup de " marxistes " simplistes l'ont écrit autrefois, la culture est une part indissociable des relations économiques et sociales. Il y a une relation dialectique entre culture et facteurs "durs" comme on les appelle. La culture organise la vie et est influencée par elle. Ceci est un principe de base au sein du Réseau Cultures, loin des illusions d'un quelconque culturalisme abstrait ou d'un certain déterminisme matérialiste. L'être humain se meut dans une toile de relations et de conflits sociaux, de structures économiques, d'innovations techniques et d'informations. Pourtant, il n'est pas une simple marionnette déterminée par des forces qui le dépassent. Sa capacité à interpréter le passé, à donner une signification au présent et à anticiper le futur, en d'autres termes, sa culture, peut être une puissante source de réaction et de résistance.

C'est dans nos cultures que nous trouverons le moteur invisible de la réaction et de la résistance à la globalisation. La culture incite à l'action et est nourrie par notre action. Il y a un lien dialectique entre action et culture comme entre conditions matérielles, technologies et cultures. La culture est comme une nappe phréatique. Elle peut ne pas être visible mais elle garantit notre fertilité.

La fonction majeure de la culture est la dation de sens. Le sens que nous donnons à la vie produit des pratiques et des organisations. Elles sont la concrétisation visible de notre culture. Certes, il peut arriver que ces actions et organisations (par exemple, une coopérative basque, un naam burkinabe, un LETS gallois), soient manipulées ou détruites par le capitalisme. Cependant, si la capacité de la culture de résister et de donner du sens est encore vivante, il y a encore de l'espoir. Aussi longtemps que les humains ne seront pas soumis à une "culture du silence" (P. Freire), aussi longtemps qu'ils pourront se mettre debout comme acteurs créateurs, donneurs de sens, aussi longtemps qu'ils pourront être des sujets et non des objets de leur histoire, tout est encore possible.

8.6. L'espoir au delà des incertitudes

Des changements formidables nous attendent. Quant à savoir s'ils seront pour le meilleur plutôt que pour le pire, la réponse est incertaine.

Y aura-t-il sur terre une conscience globale suffisante ? Le changement de paradigme interviendra-t-il à une échelle suffisamment large et profonde ? Y aura-t-il des mouvements suffisamment denses, efficaces et organisés de lutte sociale, de créativité et de solidarité aux niveaux locaux, régionaux et transnationaux ?

Faute de prévisions séduisantes et de recettes rassurantes, les temps actuels n'inspirent pas beaucoup d'optimisme. Il nous reste cependant ce qu'Edgar Morin appelle "l'improbable espérance", l'espérance fondamentale mais jamais garantie dans les luttes, la créativité, le bons sens et la dignité des hommes et des femmes, dans l'inattendu, le non-programmé, l'inusité, le sursaut salvateur... Ici réside la responsabilité civique de chacun de nous.

"Tout ce qui dégrade la culture raccourcit les chemins de la servitude", écrivait Albert Camus. En conséquence, chaque effort pour trouver plus de sens à nos vies et à notre système économique et social peut conduire à plus de liberté. Non celle des marchés, mais celle des peuples.

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Réseau Culture - Septembre 1997

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