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Tisser la vie
Récits de femmes

Par Edith Sizoo


INTRODUCTION

Ce numéro spécial de Cultures et Développement - Quid Pro Quo est entièrement consacré aux résultats d'un projet de livre, initié par le Réseau Cultures et intitulé " TISSER LA VIE : récits de femmes ". L'objectif de ce projet était de rendre explicite la diversité et la complexité des perceptions,par des femmes, des réalités qu'elles vivent et leurs manières de " tisser leurs vies ".

Quinze femmes de divers groupes d'âge et d'origines culturelles, religieuses, sociales et géographiques différentes ont accepté de raconter par écrit la vie de leur grand-mère, de leur mère, d'elles-mêmes et de leurs filles (ou, si cela ne s'avérait pas possible, d'autres femmes de ces générations proches de la famille).

Esperanza ABELLANA, Philippines: The act of breathing
Durre S. AHMED, Pakistan: Changing faces of tradition
Janaa AIRAKSINEN, Finlande: Giving and taking space
Ethel CROWLEY, Irlande: An Irish gender diary
Yvonne DEUTSCH, Israël: Belonging
Kamala GANESH, Inde: Etchings on a grain of rice
Shanti GEORGE, Inde: Women's work and 'fulfilment'
Christina GUALINGA, Equateur: Rowing against the stream
Amal KRIESHEH, Palestine: No isolation anymore
Nicole NOTE, Belgique: Subtlety in perception
Eliane PONTIGUARA, Brésil: Travelling in a stone
Dolores ROJAS, Mexique: Left to invent the future
Safia SAFWAT, Soudan: Advocating Islamic rights
Safiatu SINGHATEH, La Gambie: Breaking culture's chains
Edith SIZOO, Pays-Bas: Sweet and sour fruits

Ces récits de vie ont servi de base à la préparation d'un Atelier lors duquel les auteurs ont eu l'occasion de partager leurs perceptions des courants sous-jacents des récits.

D'après les commentaires de ces quinze femmes, la principale incitation à prendre part à ce processus assez exigeant était précisément cette requête d'écrire l'histoire de quatre générations. Dans le cadre de leur profession, jamais il n'avait été demandé à aucune de ces femmes d'écrire sur sa vie à elle ou celle de ses proches. Cet acte n'a pas laissé inchangées leurs relations. Les participantes furent obligées de se pencher sur les perceptions que leur mère et leur grand-mère avaient elles-mêmes de leur vie. Cet effort a donné lieu à des discussions entre grands-mères, mères et filles sur leurs visions respectives de leur vie et de celle des autres - discussions qui, dans certains cas, n'avaient jamais eu lieu.

Les récits racontent les histoires de 54 femmes en Asie, Afrique, Amérique Latine et Europe. Ils couvrent une période de plus de cent ans.

L'analyse des récits a renforcé la motivation pour le thème dans le sens qu'elle illustre la nécessité d'approches (plus) nuancées et spécifiques des manières dont des femmes perçoivent leurs réalités et y réagissent. Les récits anéantissent des images stéréotypées. Ils dépassent des préoccupations féministes traditionnelles. Ils font ressortir des manières implicites, mais toutes concrètes, de femmes de détourner des tendances dominantes, de définir la réalité en termes de dichotomies. Elles entremêlent des éléments en apparence opposés plutôt que de les séparer. Les récits dévoilent des différences visibles et des similarités invisibles. Et ils font prendre conscience des similarités trompeuses créées par l'utilisation de langues dominantes dans des relations interculturelles.

Le livre en soi se composera de trois parties principales : une introduction sur le thème et la méthode de travail, les Récits de Vie et les Découvertes de l'analyse des récits. Dans ce numéro spécial de notre revue, nous aimerions partager avec nos lecteurs la richesse des idées qui en ont émergé. En même temps, nous espérons que cette lecture incitera à lire les récits eux-mêmes. Car une histoire ne parle pas à chacun de la même façon ...

1. EXPLORER LA NATURE DES DIFFERENCES

"L'Atelier s'est transformé en une réelle rencontre de vie. Venue avec un stylo et du papier, je me suis trouvée dans l'incapacité de coucher sur papier le secret même de la réciprocité qui, à mon avis, a caractérisé nos échanges, le secret dont dépend le vrai dialogue entre les personnes et les cultures".

(une participante)

* Des pavés supplémentaires sur une voie historique

Au cours des dernières décennies, d'immenses efforts ont été consentis pour arriver à une meilleure compréhension des problèmes des femmes dans la société et pour élaborer des stratégies en vue d'en résoudre les causes. Pour beaucoup de femmes, la prise de conscience croissante d'une solidarité féminine mondiale a été une étincelle vitale dans leur vie personnelle qui a déclenché la conscience de la spécificité de leur propre réalité.

Lentement mais sûrement, les femmes ont commencé à s'exprimer, en public et en privé, voulant être entendues et écoutées en leurs termes à elles - termes peut-être différents. Bien que les mouvements féministes aient été les plus éloquents pour exprimer les sentiments des femmes sur le fait d'être femme au sein de leurs propres sociétés, des femmes moins organisées et moins instruites avaient elles aussi leurs propres perceptions d'elles-mêmes et de leurs sociétés.

La pensée et l'action féministes ne se sont pas toujours encombrées de nuances. Elles ont peut-être donné l'impression de ne voir partout qu'un seul et même problème universel de soumission à des modèles de sociétés patriarcales, et de travailler à des stratégies globales, uniformes, visant à donner du pouvoir aux femmes. Cependant, lorsqu'on regarde de plus près l'accent mis sur les divers aspects de la question, on s'aperçoit non seulement que la pensée féministe recouvre différents courants, mais aussi qu'elle est intrinsèquement hétérogène. On ne peut pas parler d'un féminisme, mais d'une variété de féminismes, chacun avec ses propres angles et intérêts(1).

Selon les lieux et les époques, on constate une variation de l'importance accordée à des thèmes comme les droits des femmes dans la société(2), les politiques d'émancipation et les politiques de vie(3). Beaucoup de féministes se concentrent plus particulièrement sur l'égalité des sexes et l'accès égal à la prise de décision(4), ou sur les relations de pouvoir(5). D'autres, en particulier celles de l'hémisphère sud, ont le sentiment que les féministes ne devraient pas tant se focaliser sur la sexualité(6). Elles mettent en question les hiérarchies au sein de la sphère féministe en général et qualifient les écrits féministes occidentaux de "discours colonial" sur "la femme du tiers-monde", discours qui ignore les différences. Dans le même temps, de nombreuses formes de féminisme au Nord reconnaissent ou militent en faveur du pluralisme(7). Parfois, elles vont même plus loin en mettant en question la catégorie générale de "la femme", la trouvant trop rigide et dichotomique, alors que la vie est en réalité plus fluide(8). Pour certaines au sein de ce mouvement féministe hétérogène, le principal souci est une action politique explicite menée par un mouvement bien organisé(9). Pour d'autres, cela ne figure même pas à l'ordre du jour.

* Célébrer les différences

Après les discussions des "questions des femmes" à l'échelon mondial au cours des dernières décennies, nous sommes apparemment entrés dans une période où l'on se penche sur les façons dont les femmes réagissent à leurs environnements immédiats, souvent très différents. Le centre d'attention se déplace vers une découverte de la nature et de la qualité des différences et des caractéristiques de leur signification.

Des études sont consacrées aux similitudes et différences parmi les femmes(10). D'autres traitent de la construction sociale de la femme/de l'homme et ses conséquences sur leurs rapports respectifs avec leur environnement(11)(12). En ce sens, on constate un glissement vers une définition et une explication des différences en vue d'élargir notre compréhension de la contribution qu'elles peuvent apporter. On pourrait même dire qu'au lieu de se concentrer sur la féminité, on commence à tâcher de comprendre les différences en général.

Il se peut que cette tendance rapproche la pensée féministe de ceux - tant les femmes que les hommes - qui s'en sont distanciés dans le passé à cause de son manque de subtilité et de nuances. Elle rapprocha peut-être les féministes elles-mêmes. Car même des femmes qui ont été actives dans des mouvements féministes reconnaissent qu'il y a dans leur propre vie des différences manifestes entre leurs positions publiques sur le féminisme et l'égalité des sexes, d'une part, et les adaptations ou les compromis qu'elles consentent dans leur propre vie en tant que femmes, amies, amantes et mères d'autre part. Comme cela arrive souvent dans de nombreux domaines de la vie, nous hésitons parfois à révéler les incohérences entre nos discours, nos actions, nos écrits et ce que nous vivons - pourtant, elles existent bel et bien.

* Un parallèle avec l'idée de développement

Il y a ici un parallèle à tirer avec l'histoire de l'idée de "développement" et de son application. Pendant des décennies, le "développement" a été défini en termes universels et considéré comme le projet directeur pour le bien-être de l'humanité. Les "développés" étaient glorieusement placés au sommet de l'échelle de Rostow, que tous les êtres humains devaient gravir afin d'atteindre "l'American way of life". Le "développement" était supposé souhaitable et applicable partout, en tout temps, pour tous. Malheureusement, cependant, cette ascension héroïque a causé en chemin des dégâts considérables à la nature, aux cultures, aux communautés humaines et aux individus(13).

La démarche universaliste et par conséquent réductionniste dans la pensée et la pratique du développement a ignoré la diversité historique et culturelle des divers environnements locaux ciblés comme étant ses "bénéficiaires". Cependant, les nombreux échecs des programmes de développement à grande échelle ont peu à peu suscité une certaine prise de conscience de la nécessité d'une démarche de résolution des problèmes qui soit plus sensible à la diversité des cultures(14).

La Décennie des Nations Unies pour le Développement Culturel (1988-1997) qui -et c'est significatif- a suivi la Décennie des Nations Unies pour les Femmes et le Développement et coïncidé avec la Conférence des Nations Unies à Rio de Janeiro sur l'Environnement et le Développement, atteste de la reconnaissance inévitable que "le développement" reste un mythe tant qu'il n'est pas adapté à "notre diversité créatrice" (titre donné à son rapport final par la Commission Mondiale sur la Culture et le Développement présidée par l'ancien secrétaire général des Nations Unies, Pérez de Cuellar).

L'initiative de beaucoup de projets de développement pour les femmes est venue de l'extérieur, d'agences gouvernementales ou non gouvernementales voulant améliorer la situation socio-économique des femmes. L'expérience de ces projets montre de manière toujours plus évidente que des femmes de différentes parties du monde, appartenant à des contextes culturels, des classes sociales et des confessions différents, peuvent percevoir leur féminité et leur vie (en partie) différemment et agir sur cette perception (en partie) différemment. Parfois elles résistent même à une "intégration" dans un modèle de développement qui ne répond pas à leur propre perception de leurs propres aspirations. Des questions-clefs dans de tels phénomènes de résistance sont les soi-disant programmes de "développement" qui violent les ressources naturelles, comme l'a démontré le mouvement Chipko en Inde, où les femmes sont sorties des forêts pour enlacer les arbres destinés à être abattus par les bulldozers du développement(15).

Cette tendance vers une plus grande différenciation peut être considérée comme caractéristique d'une nouvelle phase. A l'origine, la "question des femmes", tout comme la "question du développement", tendait à être affirmée en termes universels: c'était considéré comme la seule manière de convaincre avec suffisamment de force. A présent qu'il faut appliquer cette analyse globale à des micro-niveaux spécifiques, la diversité des situations devient davantage perceptible ainsi que -ce qui est encore plus important- les différences dans les perceptions et les appréciations de ces situations. C'est une tentative d'explorer ce dernier phénomène et ses implications qui a conduit à la production de ce livre. Cette exploration a été menée dans un souci de comprendre plutôt que d'expliquer.

2. LE PROCESSUS: UN POLYLOGUE

"Tisser la vie" est avant tout un recueil de récits de vie. Cette compilation a été précédée par un processus au centre duquel se trouvait la préoccupation de ce que les femmes considèrent et estiment personnellement comme des dimensions fondamentales de leur propre vie, les sources de leur force et ce qui donne un sens à leur vie. Plutôt que d'adresser objectivement la situation socio-économique des femmes dans divers contextes culturels, ce livre s'intéresse à la façon propre -donc subjective- aux femmes de percevoir leur environnement et les forces qui les poussent à façonner leur vie de telle ou telle manière.

Le processus qui a finalement abouti à ce livre a rassemblé lors d'un Atelier quinze femmes qui étaient prêtes à examiner leurs propres réalités, imbriquées dans celles d'autres personnes de leur milieu : quinze individualités dont les situations différaient mais qui avaient au moins deux choses en commun -être des femmes et posséder la curiosité d'accroître leur conscience de la manière dont elles-mêmes et d'autres femmes à travers le monde façonnent les réalités dans lesquelles elles vivent et sont façonnées par elles.

Le critère de base pour la composition du groupe était de réaliser une diversité géographique, socio-économique, culturelle, religieuse et professionnelle, ainsi que sur le plan de l'âge. A ce stade, l'information sur les candidates se limitait à leurs activités en dehors du cercle familial : les organisatrices de l'Atelier ne savaient quasiment rien de leur vie personnelle.

Il va sans dire que le groupe ainsi formé n'était pas censé être représentatif des "femmes dans le monde", ni des femmes de leur propre pays, de leur milieu, de leur classe d'âge ou de leur confession -ni même de leur propre famille. Les attentes n'allaient pas au-delà de la supposition que chacune des participantes invitées possèderait son propre cadre de référence à partir duquel observer et analyser la réalité, ainsi que son approche personnelle de cet exercice commun. Par exemple, il est probable qu'une chef indigène n'abordera pas la réalité de la même façon qu'une femme au foyer finlandaise, qu'une psychiatre musulmane, qu'une politicienne mexicaine, qu'une gourou indienne, qu'une paysanne africaine ou qu'une linguiste européenne. Non seulement sa perception sera probablement différente, mais également ses conclusions. Cette combinaison de perspectives culturelles, religieuses et professionnelles diverses devrait offrir une perspective plus globale sur les manières dont les femmes de ces récits tissent leurs vies.

La rencontre de ces quinze femmes lors de l'Atelier a été marquée de façon frappante par l'acceptation de cette diversité parmi elles. Leur manière d'écrire ou de parler a révélé des nuances importantes entre des modes de communication influencés par l'écrit ou caractérisés par l'expression orale. Une sereine volonté d'écouter était omniprésente. Au préalable, chacune des participantes avait lu les récits de vie des autres : le fait d'être déjà familiarisées avec ces récits partagés a créé un fort sentiment que la distance mentale entre les participantes était déjà réduite de façon significative avant que soit abolie la distance géographique lors de l'Atelier. Il y régnait un sentiment de familiarité avec l'inconnu et de curiosité pour le connu.

Les participantes n'ont pas vraiment tenté de "dis-cutere", de dé-battre dans le sens d'un empressement à con-vaincre les autres de la validité de sa propre position. Au contraire, la meilleure façon de caractériser l'interaction entre les participantes se trouve dans le sens du mot dialogue : "dia-legein", converser, s'immerger mentalement dans la situation d'un autre et permettre la mise en question de sa propre position.

Cette disposition d'esprit a marqué l'Atelier d'une manière ingénieuse et non conventionnelle. Des présentations non convenues au préalable ont surgi, et l'ordre du jour pouvait être modifié de façon tout à fait spontanée et productive. Si la conversation le réclamait, un sujet pouvait être approfondi, et des thèmes figurant à l'ordre du jour mais ne survenant pas de manière naturelle étaient purement et simplement abandonnés. Tout cela a contribué à faire de cet Atelier un polylogue vivant et profond.

* Le choix de récits de vie

Compte tenu de la motivation qui sous-tend ce projet, la méthode de travail guidant le polylogue devait refléter la nécessité de mettre l'accent sur les différences de perception et d'appréciation des réalités. En outre, les relations qui existent entre ces perceptions et appréciations différentes, et les manières dont les femmes façonnent leurs réalités en des lieux et des temps différents, ont été jugées pertinentes et importantes. Ces deux préoccupations ont présidé au choix du récit de vie comme "outil" pour rendre explicites ces différences et ces interrelations.

Que des femmes relatent l'histoire de leur propre vie ou celle d'autres femmes afin de mieux comprendre leurs perceptions des réalités n'est pas en soi une nouveauté. L'histoire du roman regorge d'exemples de femmes écrivant sur elles-mêmes ou à propos d'autres femmes et de leurs représentations de la vie(16). Le mouvement féministe a également suscité un important regain d'intérêt pour la tradition orale comme objet de recherche par, sur et pour les femmes(17).

Le récit de vie traduit une perception des événements. Il est analytique de façon intuitive. Il présente les causes et les effets de manière sélective. Il fait référence à des faits, des expériences et des comptes-rendus de faits, et révèle le sens qu'ont ceux-ci pour le narrateur. Il montre comment le narrateur perçoit et façonne sa propre identité ainsi que celle des autres, et comment il est ainsi guidé dans ses actions(18).

Les récits présentés dans ce livre révèlent principalement les perceptions des auteurs et, dans une moindre mesure, celles des femmes faisant l'objet des récits. Certains auteurs font montre de davantage d'hésitation que d'autres en ce qui concerne la dimension morale de la sélection et de la ré-interprétation des événements. Chacun a résolu ce problème à sa façon. Certains ont discuté de leur texte avec les femmes concernées et/ou avec d'autres membres de la famille. Certains ont soigneusement sélectionné les événements décrits et laissé de côté leurs interprétations personnelles. Certains n'ont fourni qu'un minimum de renseignements personnels et insisté sur le contexte historique et socio-économique. Cette diversité a été intentionnellement maintenue car nous estimions que cela correspondait à l'objectif d'accorder un maximum de place aux différences dans la perception de ce qui était significatif dans la vie des femmes décrites.

Cependant, ces limitations par rapport à la tension entre la vérité narrative et la vérité historique ne contrarient pas l'objectif de ce livre. Le fait de soumettre des récits de vie extrêmement personnels et sélectifs à un échange d'idées interculturel dans un processus interactif a fait ressortir de manière explicite certaines motivations implicites qui sous-tendent la grande diversité de choix effectués par les femmes dans ces récits. Ces découvertes ont à leur tour révélé, de façon non intentionnelle, des points communs supplémentaires.

Le lecteur assidu découvrira pour lui-même des nuances, des subtilités, et la richesse des différences dans le contenu, les événements, dans les façons de décrire, les accents, les questions soulevées et les solutions apportées. De même pour les auteurs : suite à leurs découvertes, des personnes différentes ont été frappées par des choses différentes, des courants majeurs et mineurs ont été perçus et identifiés. Ces découvertes ont été partagées au cours de l'Atelier, où il a été décidé de les faire partager également aux lecteurs de "Tisser la vie".

Ces récits de vie diffèrent par leur longueur, leur style et leur degré d'informations personnelles. Il y a des accents individuels distincts, des expériences diverses et des perceptions différentes de ces expériences. Bien que quelques corrections aient été apportées au niveau de la langue, aucune tentative n'a été faite pour mouler les récits dans un style et un format standards. Ce choix a été effectué consciemment afin de rester fidèle à l'observation d'une des participantes : "Nous nous sommes rencontrées en tant qu'individualités aux multiples facettes et non en tant que personnes-ressources unidimensionnelles".

* Le traitement des récits

Première étape : l'aspect personnel dans un contexte historique

Pour démarrer le processus, les participantes ont été invitées à rédiger un premier papier décrivant brièvement -de préférence sur base d'interviews- la vie de leur grand-mère, de leur mère, d'elle-même et de leurs filles (ou, si ce n'est pas possible, la vie d'autres femmes de ces quatre générations proches de la famille). Cette description devait plus particulièrement se concentrer sur :

De cette première étape sont issus quinze récits regroupant l'histoire de 54 femmes. Ils se situent dans 24 pays et couvrent une période de plus de 100 ans. Le Comité de Coordination chargé de superviser le processus s'est réuni et a analysé les résultats de cette première étape. Sur base de cette analyse, une nouvelle série de questions a été formulée en vue de la deuxième étape. Tous les articles de la première étape ont été envoyés à l'ensemble des participantes avec les nouvelles questions.

La deuxième étape : au-delà de l'aspect personnel

Toutes les participantes ont été invitées à lire les quatorze autres récits et à envoyer aux auteurs concernés des commentaires ou des questions de clarification. Cette correspondance s'est avérée être un moment de découverte en ce qui concerne la subjectivité de ses propres perceptions: ce qui semblait pour l'auteur aller de soi n'était pas toujours aussi évident pour le lecteur.

En outre, les participantes ont été invitées à rédiger un deuxième papier. Tout en s'appuyant sur les récits de vie, les auteurs étaient maintenant invités à passer du descriptif à l'analytique, du personnel au collectif, et de faire un effort pour approfondir les aspects historique et culturel de leurs récits.

Les questions de réflexion suggérées pour la deuxième série d'articles étaient les suivantes:

L'Atelier

L'Atelier lui-même (tenu à Bruxelles du 12 au 16 octobre 1994) était envisagé comme une étape distincte et un pas supplémentaire dans le processus de réflexion. Les écrits préparatoires n'ont pas été utilisés comme documents de base pour l'Atelier, mais ont plutôt servi de points de référence.

Les participantes elles-mêmes ont établi l'ordre du jour en suggérant les thèmes à débattre au cours de l'Atelier. Cet ordre du jour était ciblé mais ouvert -ciblé dans le sens qu'il visait à trouver des tentatives de réponses aux préoccupations majeures qui étaient à l'origine de l'initiative de l'Atelier, mais ouvert quant au choix des cadres analytiques utilisés pour tâcher de saisir les réalités décrites. Cela a permis des apports additionnels des participantes concernant leurs expériences de "façonner les réalités au féminin" et leurs perspectives analytiques sur la problématique de la femme dans la société. Cela a débouché sur l'émergence de thèmes spécifiques tels "le corps féminin comme cible de l'identité religieuse et culturelle", l'attitude des participantes envers la spiritualité et la religion institutionnalisée, et les écueils de l'utilisation de langues dominantes. Ces questions ont été explorées au cours de l'Atelier lui-même.

En guise de suivi, les participantes ont décidé de poursuivre le processus après l'Atelier en s'accordant du temps pour améliorer leurs contributions écrites, lesquelles pourraient alors être publiées dans un même livre.

Le Livre

Le livre en soi se compose de trois parties principales:

I l'Introduction, II les Récits de Vie, et III les Découvertes. La dernière partie constitue une tentative de mettre en évidence les courants sous-jacents. Cette présentation relève du désir de partager avec le lecteur la richesse des idées qui ont émergé du polylogue. En même temps, nous espérons que les lecteurs découvriront par eux-mêmes d'autres richesses car une histoire ne parle pas à chacun de la même façon ...

IIIème PARTIE LES DECOUVERTES : AU-DELA DES DICHOTOMIES

Tâcher de présenter une analyse des récits de vie est à la fois stimulant et fourmille d'écueils. Le matériau est du vécu, semblable à un océan alimenté par des rivières issues des divers points cardinaux, avançant et reculant au gré des courants, se mélangeant, difficiles à saisir. Le moindre effort pour maîtriser ces courants, pour immobiliser les vagues, court le risque de forcer ce foisonnement dans un modèle standard qui réduit son ampleur.

Nous n'essayerons pas de fournir une discussion exhaustive des thèmes variés qui parsèment ces récits. Dans ce qui suit, nous nous concentrerons sur quelques questions essentielles. Certaines ont été extraites des récits de vie eux-mêmes. D'autres ont émergé de discussions pendant l'Atelier et ont entraîné les participantes au-delà des récits.

* L'effondrement des stéréotypes

Au cours de ce polylogue, la présentation et l'analyse des récits de vie a graduellement permis de dépasser les stéréotypes. Par exemple, des idées toutes faites concernant le "Nord" et le "Sud" (telles que riche/pauvre, assertif/timoré, moderne/traditionnel, actif/passif, etc) semblent n'avoir que peu de sens en ce qui concerne les perceptions qu'ont les femmes d'elles-mêmes et de leur rôle dans la société. Les descriptions de ces femmes dans ces quinze récits, que ce soit dans des situations défavorisées ou privilégiées, dans des pays du Sud et du Nord, permettent d'anéantir les images stéréotypées. Bien que les femmes qui figurent dans les récits ne donnent pas une image grandiose et héroïque d'elles-mêmes, elles ne se définissent pas non plus comme typiquement passives, faibles, opprimées, irrationnelles et promptes au sacrifice. Et il y a bien sûr des personnalités très diverses, celles qui sont de fins stratèges, celles qui cherchent la confrontation, les introverties et les extraverties.

Même dans des conditions de mauvais traitement physique et de peur pour la vie et l'existence de leurs communautés, que ce soit dans l'hémisphère sud ou dans l'hémisphère nord, pratiquement aucune des femmes dans ces récits ne se décrit comme une victime. Sans nier la présence de structures de pouvoir opprimantes, ce que ces femmes considèrent comme important, ce sont les forces qui ont donné à leur vie une signification et un sens. Ces stimuli, les sources de cette énergie, peuvent être très variés. Il est apparu évident que "l'identité" est contextuelle et en ce sens multiple. Les femmes, tout comme les hommes, changent leurs priorités en fonction de la situation et du moment.

Les récits révèlent un mélange de force et de vulnérabilité. Les femmes de ces récits allient souvent le sentiment de ne pas être épanouies ou de ne pas pouvoir réaliser tout leur potentiel avec la détermination de se battre pour que leur vie vaille la peine pour elles-mêmes et pour les autres. Elles établissent souvent un lien entre les "responsabilités" imposées et la conscience de leur "capacité à répondre". Le fait qu'elles s'occupent des autres est souvent une question de choix plutôt que d'obligation. Pourtant, beaucoup doivent s'accommoder de ce que le souci d'autrui leur soit imposé comme allant de soi -ce que beaucoup d'entre elles n'apprécient pas.

Certaines personnes dans ces récits choisissent d'opérer dans la sphère publique; les femmes ne répugnent pas toujours à occuper les positions dominantes qui impliquent du pouvoir. Elles ne sont cependant pas prêtes à endosser ces rôles aux dépens d'autres choses qui contribuent à leur épanouissement personnel. Par contraste avec l'image créée par certaines femmes mondialement connues qui ont occupé des postes politiques importants, il semble que de nombreuses femmes dans ces récits vivent plutôt la difficulté de trouver un équilibre entre "le pouvoir sur" et "le pouvoir de". Or, dans l'arène politique, il est plus fréquent de rechercher le premier plutôt que le second.

Tandis que certaines féministes du sud ont réagi face à un discours féministe occidental présentant "la femme du tiers-monde" comme une catégorie d'êtres humains qui acceptent passivement l'oppression et la victimisation, les récits de vie suggèrent que l'on peut blâmer les féministes à travers le monde pour des généralisations comparables. En mettant l'accent publiquement et avec tant d'insistance sur la subordination des femmes, les féministes tant au nord qu'au sud ont implicitement renforcé l'image déformée des femmes comme acceptant passivement cette situation. Leur utilisation sans discrimination de termes comme "l'obtention du pouvoir" (en anglais : "empowerment") a contribué à cette image. Il suggère implicitement que les femmes n'ont pas de "pouvoir", voilant ainsi le fait que "le pouvoir" est un phénomène à multiples facettes qui peut prendre des formes différentes et s'exercer de diverses manières, y compris lorsque des femmes exercent de façon oppressive un pouvoir sur d'autres femmes. La famille égypto-soudanaise de Safia Safwat donne un exemple de remise en question des images stéréotypées de la relation entre les femmes et le pouvoir.

Safia Safwat est née d'une mère égyptienne et d'un père soudanais. Sa grand-mère paternelle était la fille d'un très riche marchand d'esclaves. Malgré que l'esclavage ait été officiellement aboli au Soudan en 1933, les esclaves de sa grand-mère restèrent avec celle-ci jusqu'à sa mort, n'ayant nulle part où aller. La grand-mère était une femme puissante qui, étant à la tête d'une grande famille étendue et riche patronne aussi bien d'hommes que de femmes, avait l'habitude de diriger.

Elle avait rêvé pour son fils aîné d'une mariée traditionnelle ce qui lui aurait permis d'organiser un mariage traditionnel avec tout ce qu'il comporte de préparatifs élaborés, exotiques, de festoiement sans fin et d'échange de cadeaux. Son fils a cependant voulu épouser une étrangère, une Egyptienne. Elle ne lui pardonna jamais et reporta sa rancoeur sur sa belle-fille: ce furent en partie ses plaintes incessantes qui causèrent finalement l'échec du mariage.

La mère de Safia épousa le père de Safia à l'âge de quinze ans. Malgré la résistance de sa propre mère et de sa belle-mère, la mère de Safia croyait fermement en l'éducation des filles, et elle apprit à ses belles-soeurs à lire et à écrire. Après un divorce pénible, elle choisit de se charger elle-même de l'éducation de ses quatre enfants. Malgré l'extrême richesse de sa belle-famille, la mère de Safia puisa dans ses propres ressources sociales, émotionnelles et financières pour élever ses enfants. Elle resta au Soudan et se lança dans la confection. Elle réussit à mener ses enfants jusqu'aux études secondaires et à l'université.

Safia fit un doctorat en droit. Elle rejoignit le Parquet général du Procureur de la République en qualité de conseillère juridique et fut choisie pour représenter le Ministère public à la prestigieuse Commission juridique nationale, dont elle serait la seule femme. Ses activités politiques lui gagnèrent la colère du régime et elle dut quitter le Soudan pour Londres. Elle vit là-bas avec son mari et ses deux fils. Elle pratique le métier d'avocate et donne cours de Loi Islamique et Droits de l'Homme à l'Université de Londres, espérant pouvoir retourner un jour dans sa patrie et être en mesure d'appliquer ce qu'elle enseigne actuellement.

* Similitudes et différences

A part l'accent mis sur la vie familiale, l'un des points communs les plus frappants dans ces récits est l'importance que les femmes attribuent à l'éducation, tant pour les filles que pour les garçons, sans oublier la lutte que certaines d'entre elles ont dû mener pour leur propre éducation.

Cependant, les similitudes les plus profondes et les plus étonnantes résidaient dans les courants sous-jacents, dans les forces qui poussaient les femmes de ces récits à tisser leurs vies de telle ou telle manière. Les formes, sous lesquelles ces forces motrices étaient exprimées dans la réalité quotidienne, rendent manifestes ces différences.

Au-delà des dichotomies

Tandis que les participantes au polylogue discutaient de leurs difficultés à gérer les modes dominants de concevoir la réalité, elles ont découvert des similitudes fondamentales entre leurs propres réactions et celles des femmes de ces récits.

Des phénomènes, qui sont différents mais cependant liés, se voient souvent présentés de manière dichotomique par la pensée dominante. Cette tendance conduit à des images déformées de la réalité, qui se retrouve divisée, par exemple, en psychique contre physique, rationalité contre intuition, savoir scientifique contre sagesse populaire, privé contre public, mâle contre femelle, développement contre sous-développement, etc. Ces dichotomies déformantes sont souvent associées à des jugements de valeur à priori, avec un côté de la dichotomie fréquemment considéré supérieur à l'autre. En outre, ces dichotomies sont bien trop souvent présentées comme étant composées de forces en opposition dont l'une doit faire place à l'autre. La création de ces catégories opposées est un acte de séparation, ce qui fait que ces catégories séparées acquièrent un statut propre.

En réalité cependant, ces catégories sont de pures constructions et ne reflètent pas la réalité. Les opposés n'existent que l'un par rapport à l'autre et se manifestent à des degrés divers selon les situations. Ce sont des éléments interagissants d'un même tout, comme le symbolise le principe du Yin et du Yang. Ils sont corrélés, et leurs frontières varient constamment.

Une analyse des récits semble suggérer que de nombreuses femmes de ces récits (sans le dire explicitement) ne sont pas nécessairement d'accord avec cette tendance à valoriser une catégorie au détriment de l'autre, ni cette inclination à opposer les deux de manière potentiellement destructrice. Dans des situations de vie concrètes, certaines femmes vont même plus loin en tâchant de relier ces "opposés" de telle façon qu'ils deviennent non seulement complémentaires mais aussi mutuellement enrichissants. Ce faisant, elles dépassent cette dichotomisation de la réalité.

Cette réticence ou même ce refus de simplifier la réalité en la réduisant à des proportions plus faciles à gérer mentalement et pratiquement, explique peut-être également pourquoi beaucoup des femmes décrites dans ces récits de vie combinent plusieurs objectifs et recourent à différentes stratégies en même temps. Cette façon d'agir sur la perception de la réalité peut être considérée comme un signe de "confusion" mentale mais peut aussi être interprétée comme une "fusion" des diverses facettes de la vie. Les exemples qui suivent illustrent cette observation.

Entremêler attachement et détachement

Kamala Ganesh, née en Inde et vivant là-bas, décrit comment la grand-mère de son mari (1906-1969) a découvert qu'elle possédait un don particulier pour aider les personnes en quête de soulagement physique et d'élévation spirituelle. Elle devint gourou et ouvrit son propre ashram. Contrairement à l'habitude des gourous masculins, les membres de sa famille y habitaient avec elle. Elle a conjugué son rôle de mère qui crée et nourrit son foyer et celui de gourou dont le foyer est le monde entier, effaçant les frontières entre son foyer et le monde tout en maintenant une distinction, entremêlant attachement et détachement. Elle était capable d'aller au devant du public et également de sonder les profondeurs de son moi intérieur.

La réaction des femmes dans des situations de grande pauvreté matérielle et d'exploitation ou bien d'oppression psychologique, révèlent d'étonnantes similitudes. Malgré la souffrance physique et la menace d'annihilation du sentiment d'être une personne de plein droit, de nombreuses femmes dans ces récits témoignent d'efforts remarquables pour résister à cette érosion du moi. Elles recherchent souvent force et consolation en liant identité personnelle et identité partagée ou en instaurant une relation étroite avec des manifestations non-humaines de la vie comme la nature ou encore dans des symboles de la dignité d'être humain. Esperanza Abellana des Philippines et Nicole Note de Belgique donnent des descriptions saisissantes des réactions à ce problème d'identité.

Maintenir un équilibre entre l'identité personnelle et partagée

Les femmes philippines décrites par Esperanza n'ont rien d'exceptionnel: la vie de nombreuses femmes pauvres est une histoire de privations physiques et psychologiques. Des femmes qui se chargent de la lourde tâche de s'occuper d'une famille finissent par ne plus être capables de séparer leur propre identité de celle-ci. Elles ont tellement l'habitude de se nier elles-mêmes qu'elles semblent être devenues des non-entités. Néanmoins, il n'est pas inhabituel qu'elles deviennent des membres actifs ou des chefs d'organisations de leur communauté. Il semble que le sentiment de "plénitude" de la femme dépende de la mesure dans laquelle elle parvient à maintenir un équilibre entre son identité personnelle et son identité partagée en situant l'aspect personnel dans une perspective plus large, en liant ses besoins personnels aux intérêts collectifs, en s'identifiant aux deux et en les vivant comme un entrelacs.

Lier le moi à la nature

Maria, bien que née dans les Flandres, a passé sa prime jeunesse dans un village destiné aux soldats belges stationnés en Allemagne. Après cette période d'insouciance, elle revint en Belgique où les contraintes d'un environnement urbain et d'une éducation catholique assez rigide eurent raison de son sentiment de plénitude, de joie et de liberté. Elle commença à percevoir la réalité et elle-même de façon négative et développa un complexe d'infériorité. Elle rapporte que sa relation avec la nature, vécue dans un silence et une solitude profonds, l'a aidée tout au long de sa vie à trouver la force de continuer:

Assise dans l'herbe à l'heure de midi, avec pour seul bruit le son des alouettes, enveloppée d'une chaleur lourde, encerclée par l'odeur chaude de la terre - alors seulement elle sentait ses batteries se recharger. Elle avait ressenti la même sensation d'harmonie dans la ferme de sa marraine. Là-bas, elle passait des heures sur les genoux et les mains à fouiller la terre sèche à la recherche de pommes de terre fraîches, le soleil lui brûlant le dos. Ne faire qu'une avec la nature lui procurait un sentiment de force, d'accomplissement et d'utilité, de complétude.

Ces expériences ont eu, et ont encore, une influence déterminante sur la façon dont Maria perçoit la vie, l'éducation de ses enfants et ses priorités vis-à-vis de la société.

Les récits d'Eliane Pontiguara du Brésil, et de Kamala Ganesh de l'Inde, illustrent comment des femmes dans des situations de dénuement extrême réagissent en s'occupant d'abord de ce qui est utile dans l'immédiat tout en le reliant au symbolique afin de sauvegarder leur dignité.

La pauvreté et l'utilisation de ressources limitées comme symboles de la dignité

Eliane est une fille de la Nation Indigène Pontiguara, habitants d'une terre qui s'appelle le Brésil depuis l'arrivée des colonisateurs. Aujourd'hui, la Nation Indigène Pontiguara ne possède ni terres ni Etat, et même leur langue s'est perdue au cours du processus de colonisation et de modernisation. Pourtant, le peuple Pontiguara possède un sentiment d'appartenance. Eliane décrit comment cette appartenance s'exprime à travers les plats simples qu'ils préparent et qui symbolisent la dignité de leur peuple: le manioc est un aliment de base pour les peuples indigènes du Brésil. Il les unifie. Il est la dignité. La dignité s'obtient pas à pas. Il faut l'arroser tous les jours, tout comme le manioc.

Anjana vit dans les bidonvilles de Bombay. Elle travaille à temps partiel comme aide ménagère. Elle a deux jeunes enfants. Au moment des affrontements entre Hindous et Musulmans à Bombay en 1992, sa hutte fut brûlée et elle perdit tout ce qu'elle possédait. Elle se rendit à la maison de Kamala et lui raconta ce qui s'était passé. Lorsque Kamala lui demanda ce qu'elle pouvait faire pour elle, de quoi elle avait besoin dans l'immédiat, Anjana répondit: "un fer à repasser". Pourquoi un fer à repasser? N'y avait-il rien de plus urgent? Non. Elle voulait laver et repasser les quelques saris qu'il lui restait, car un sari froissé révélerait ses jambes, affectant ainsi son sentiment de dignité.

Ce type de réaction semble correspondre aux manières dont beaucoup de femmes au cours des siècles ont tissé leurs vies : utiliser comme symboles de dignité des ressources limitées, combiner l'épanouissement de leur vie personnelle avec l'intérêt collectif de la famille, trouver du sens en soignant la progéniture de l'espèce humaine et ressentir la plénitude englobante de la nature. Souvent, ces réactions peuvent aussi refléter un mécanisme de survie: combler le vide laissé par l'érosion de son identité individuelle en vivant à travers les autres et/ou à travers diverses manifestations de la vie, comme la nature. Comme c'est parfois évident en période de crise majeure, c'est grâce aux petites nécessités et préoccupations immédiates que les gens survivent. En ce sens, les réactions aux conditions d'oppression, de non-reconnaissance, de marginalisation physique et spirituelle révèlent des similitudes.

Les récits de vie fournissent également une multitude d'exemples des façons concrètes dont les femmes intègrent, au lieu de les séparer,"tradition" et "modernité".

Intégrer la tradition dans la modernité

Durre-Sameen Ahmed est née et a été élevée au Pakistan dans un milieu musulman profondément religieux. Aujourd'hui, elle et ses deux enfants vivent toujours dans un cercle familial qui s'étend à quatre générations. Dans sa jeunesse, elle apprit à monter à cheval, à tirer à la carabine et à jouer du piano. Elle fut malheureuse à l'école des soeurs françaises, mais dit que cette souffrance était compensée par une atmosphère au foyer où l'on mettait l'accent sur ce qui était considéré comme le meilleur de la culture occidentale: la musique, la littérature, les penseurs et un grand respect pour la science et le savoir en général. Bien que ses parents aient également essayé de lui inculquer la connaissance de la culture orientale, celle-ci fut largement éclipsée par une sincère admiration de l'Occident. Durre fit ses études au Pakistan, en Europe et aux USA et devint psychologue. A l'approche de la quarantaine, elle commença à réaliser, principalement par son métier de psychologue, que beaucoup de concepts "modernes" de ce savoir entraient en collision frontale avec la nature spirituelle des humains. C'était un savoir qui postulait "la mort de Dieu" et voyait la nature humaine en termes extrêmes, blanc et noir. Elle commença à réaliser la mesure de cette dichotomie en constatant qu'elle existait non seulement dans la psychologie moderne, mais également dans ses propres relations sociales et intellectuelles. C'est en grande partie grâce à la connaissance étendue qu'avait sa mère au sujet de la spiritualité dans son rapport avec les conceptions indigènes/islamiques de santé et de guérison, que Durre parvint à conserver tant sa foi que la discipline intellectuelle considérable acquise dans les universités occidentales.

Parvenir à gérer à la fois le désir d'une carrière professionnelle et de maternité semble constituer une préoccupation pour la plupart des femmes entre dix-huit et cinquante ans dans les récits qui nous occupent.

L'épanouissement dans la profession et/ou dans la famille?

Dans la famille de Shanti George, ancrée dans le contexte historico-culturel de la communauté chrétienne syrienne de l'Etat indien de Kerala, il était devenu acquis que la femme exerce une activité professionnelle (la médecine et les sciences) et ceci depuis la jeunesse de sa grand-mère. La mère de Shanti, docteur en médecine, a choisi de combiner les tâches professionnelles et domestiques. Elle considère les "compromis" entre son métier de médecin et sa famille comme des "trocs" qui lui ont permis de combiner son épanouissement tant sur le plan professionnel que domestique.

Shanti quant à elle, fut nommée, à l'âge de trente-deux ans, chargée de cours en anthropologie sociale et en sociologie. Elle démissionna de ce poste pour se marier et s'établir à l'étranger. Depuis, elle a occupé des postes d'enseignement divers mais sans être titularisée. Maintenant qu'elle a de nouvelles responsabilités en tant que mère et qu'elle a décidé de rester à la maison pendant la première partie de la vie de sa fille, il est probable qu'elle n'aura jamais plus une telle situation. Shanti déclare qu'elle ne voit pas les choses en termes de bien ou mal : bien qu'elle n'estime pas que ses choix de vie constituent un recul par rapport à "l'ordre du jour" féministe, elle n'essaie pas non plus de les présenter comme une avancée. Elle préfère considérer cette période de sa vie comme un pas de côté qui lui permet d'explorer de nouveaux choix et de nouvelles combinaisons en sus des habituelles, et aussi de prendre ses distances par rapport aux notions d'"avancée" et de "recul" sur une échelle linéaire où "avancée" dénote souvent la réalisation personnelle par la compétitivité.

Janaa Airaksinen (Finlande) combine carrière professionnelle et famille avec de jeunes enfants. Les notions de "privé" et de "public" prennent pour elle un sens nouveau et sont redéfinies. Si nous considérons le monde et nous-mêmes qui y vivons en termes d'interaction mutuelle, de nombreux concepts tendent à devenir plus universels. Une personne autonome peut se définir comme quelqu'un qui n'a pas peur de se perdre dans les autres et est par là même capable de rendre poreuse les limites et de se fondre dans les autres, plutôt que comme une personne qui n'établit pas de contacts.

Dépasser les limites, lier ses intérêts personnels aux besoins collectifs, poser des choix, tâcher de trouver un juste milieu, tout cela ne constitue pas nécessairement une façon d'être constamment en harmonie avec soi-même et son entourage, ni une tentative d'éviter à tout prix les risques et les conflits. Les récits de vie fournissent de nombreux exemples d'actes courageux, souvent douloureux pour rompre avec un comportement acquis. Cependant, ces actes de rupture ont souvent pour résultat de relier d'une autre manière: avec soi-même pour ce qui est de la confiance en soi, des priorités, de la spiritualité, et même avec ses ennemis supposés.

Acquérir de la confiance en soi en affrontant résolument le conflit et la douleur, tel est le fil rouge des récits fournis (entre autres) par Amal Kriesheh de Palestine et par Yvonne Deutsch d'Israël.

Rompre et relier

La grand-mère de Amal (1887-1987), Mas'uda ("femme veinarde"), vivait au nord de la Trans-Jordanie, en Palestine. Elle fut mariée à son cousin à l'âge de seize ans. Celui-ci mourut jeune au cours du soulèvement populaire contre le mandat anglais. Elle-même était illettrée, mais elle envoya ses fils à la ville pour étudier. Lorsque son second fils reçut son diplôme de l'Université de Damas, elle alla lui rendre visite, chose qu'aucune femme de son village n'avait jamais faite. Les activités politiques d'un autre de ses fils lui donnèrent une autre occasion de sortir du lot: cela lui donna de l'assurance pour parler de politique. Son indépendance généra de la haine entre elle et le mari de sa fille ainsi qu'avec d'autres femmes du village, car elle était une femme hors du commun qui avait réussi là où les autres avaient échoué.

Sa fille Nabiba ("la douée") ne fut pas autorisée à aller à l'école et dut épouser un parent proche à l'âge de dix-huit ans. Lorsque son mari décida de bâtir une maison dans le village et la chargea d'en superviser la construction, elle entra en conflit avec sa mère et son père. Mais elle prit confiance et osa discuter des affaires publiques devant des hommes. Elle décida de suivre des cours d'alphabétisation, ce qui provoqua un sérieux conflit avec son mari et son milieu social.

La mère de Amal (Nabiba) la libéra du port du voile. Le grand-père, le père et les frères étaient furieux, mais elle persista. L'école, les activités extra-scolaires, et en particulier le théâtre, permirent à Amal de s'épanouir. Elle scandalisa sa famille en participant secrètement à une pièce télévisée. Lorsque son père refusa de la laisser aller à l'université, elle fit la grève de la faim... et gagna. A l'université en Jordanie, elle eut sa première aventure amoureuse, qui prit fin quand elle s'engagea dans les mouvements de femmes dans les camps de réfugiés palestiniens et ne put plus consacrer entièrement sa vie à son petit ami. Elle devint active sur le plan politique, prenant la tête d'un soulèvement auquel participèrent 5000 étudiants, et rejoignit un syndicat ouvrier. Elle commença à organiser des comités d'ouvrières. Elle découvrit alors que les partis politiques s'intéressaient à ces femmes uniquement parce qu'elles leur permettaient d'accroître leur propre pouvoir et non pour favoriser l'égalité entre hommes et femmes. Sa décision d'épouser l'homme qu'elle aimait provoqua une autre bataille avec ses parents.

Yvonne Deutsch, Israélienne juive, est devenue directement engagée dans le mouvement des femmes israéliennes qui s'opposent à la culture militaire. C'est l'Intifada qui a suscité une opposition active à l'occupation israélienne des territoires palestiniens. Tous les vendredi, les 'Femmes en Noir' se rendaient dans différents sites publics affairés des grandes villes d'Israël et manifestaient en silence, brandissant des pancartes portant le slogan "fin à l'occupation". Le noir représentait le deuil. C'est que les 'Femmes en Noir' estiment que le peuple juif appartenant à l'Etat sioniste d'Israël n'a pas réussi à intégrer sa propre expérience de perte, de destruction et d'extermination. Elles craignent que ce manque soit dangereux car il empêche l'âme de guérir les craintes et les traumatismes du passé. Elles considèrent l'usage de la force militaire comme une forme destructive de compensation.

Cet acte de protestation des femmes a suscité de fortes réactions négatives au sein de la société israélienne, y compris des femmes israéliennes, mais cela a accru la conscience de certaines femmes de la nécessité d'instaurer une culture politique féminine de la paix basée sur les expériences vécues des femmes comme alternative aux valeurs militaires comme la guerre, l'oppression, l'exploitation, la violence et le viol. Cette revendication politique autant que féminine a aussi amené les 'Femmes en Noir' en contact direct avec des Palestiniennes qui - contrairement à beaucoup d'Israéliens - ont compris le message. Yvonne a maintenant l'impression de vivre dans un vide culturel: adulte elle a rejeté la culture politique de l'Israël sioniste et veut maintenant s'intégrer dans la culture du Moyen-Orient. Elle est en quête d'une culture féminine moyen-orientale. Elle veut appartenir, d'une façon ou d'une autre.

Les femmes les plus jeunes des récits commencent à exercer une expérience professionnelle; elles sont en train d'essayer de mettre de l'ordre dans leurs priorités. Alors qu'aux yeux de leurs mères il semblait évident que davantage de liberté et de choix devaient procurer plus de bonheur, cette liberté - que ces jeunes femmes veulent aussi - s'avère une acquisition complexe et ambiguë. Le problème semble se déplacer de l'intégration de la tradition et de la modernité, et de l'obtention de davantage de liberté, à la conservation d'un sentiment de "complétude" dans un monde comportant davantage de choix.

Le défi des choix: au-delà des alternatives dichotomiques

Dolores Rojas, trente-deux ans, raconte comment, à plusieurs reprises, elle a rompu avec le schéma habituel d'une jeune femme de classe moyenne à Mexico, censée grandir dans la maison de ses parents, aller à l'école, peut-être aspirer à l'enseignement supérieur, se marier, s'établir et avoir des enfants. Mais qu'en est-il de celles qui ne respectent pas ce schéma? Pour Dolorès, un conflit avec son père la fit décider de quitter la maison alors qu'elle était encore à l'école. Elle se souvient toujours de la dernière phrase de son père qui lui fait toujours mal: "Quand une pomme est pourrie, il faut s'en débarrasser avant qu'elle ne contamine tout le panier".

Dolores tomba amoureuse, se maria, trouva du travail comme ingénieur, s'intéressa au théâtre et réalisa qu'il y avait encore beaucoup d'autres choses importantes dans sa vie : les droits de l'Homme, la politique... Elle voulut associer son mari à tout cela. Mission impossible : "Ne crois-tu pas que nous devrions fonder une famille, tu pourrais rester à la maison et t'en occuper". Elle y réfléchit mais décida qu'elle ne voulait pas être enfermée à la maison. Pourquoi abandonner son travail et ses propres intérêts? Pourquoi taire ce qu'elle pensait ? Elle constata avec surprise à quel point elle avait l'habitude de se blâmer, de se sentir angoissée lorsqu'elle commencait à faire ce qu'elle voulait et ce qui selon elle était juste. Elle en conclut qu'elle ne voulait plus rester avec lui : "J'éprouvais une drôle de sensation comme si j'étais débarrassée d'un poids. J'avais l'impression de pouvoir voler..."

Solange, trente et un ans, (Pays-Bas) met l'accent sur le fait que c'est la multiplicité des insécurités qui, pour le moment, la retient d'avoir des enfants: insécurité professionnelle, insécurité relationnelle et insécurité quant à l'avenir des générations futures.

Pour sa soeur Manon, vingt-neuf ans, il s'agit plutôt de faire des choix clairs et de fixer ses priorités, chose qu'à son avis les jeunes femmes de notre époque hésitent à faire: elles sont ambivalentes. Elles font des demi-choix et accusent ensuite les hommes de les exploiter. En réalité, elles sont malheureuses que leur ambivalence ne leur permette pas de s'épanouir pleinement des deux manières. Il faut faire des choix clairs et ensuite adopter un type de vie qui s'accorde avec ces choix.

Eman Ahmed, vingt-cinq ans, (Pakistan) déclare que jusqu'il y a deux ans, se marier figurait en tête de ses priorités. A présent, elle veut accomplir quelque chose avant de se consacrer à un mari et des enfants. Elle veut s'affirmer en tant que personne et pas seulement en tant que femme. Elle veut être capable de subvenir à ses propres besoins si nécessaire. Cependant, elle pense qu'une fois mariée, dépendre de son mari, tant sur le plan émotionnel que financier, ne lui posera pas de problèmes.

Itisal, vingt-trois ans, (Palestine) a fait des études en gestion d'entreprise. Elle travaille à présent à Jérusalem et, dès le début, elle a fait valoir ses droits en vertu de la Législation du Travail. Elle a participé à un cours destiné à soutenir les femmes victimes de viol et de harcèlement sexuel. Pour le moment, elle estime qu'on ne peut pas se fier aux hommes: elle est dégoûtée par le fait que les hommes ne voient en elle qu'un corps. Elle a néanmoins des amis masculins ainsi que des correspondants d'autres pays et a participé à des rencontres en Angleterre entre jeunes gens de Palestine et d'Israël.

* Le corps féminin: merveille et champ de bataille

Si l'on regarde de près les récits de vie, on constate que les femmes décrites ne sont pas confrontées aux mêmes pressions sociales en tout lieu et en tout temps. Cependant, il y a au moins un domaine de tensions auquel toutes les femmes doivent faire face: les réactions au corps féminin de la part de l'entourage social. Le corps de la femme est depuis longtemps considéré comme une merveille, admiré pour sa valeur esthétique: il suffit d'entrer dans n'importe quel musée d'art pour constater que le corps de la femme est et a toujours été considéré comme un objet de beauté. Pourtant, à cause de la manière dont certaines réactions à ce corps ont été institutionnalisées et sanctionnées par des institutions religieuses, des pratiques culturelles, des pouvoirs politiques et des besoins commerciaux, le corps féminin est devenu un champ de bataille de l'identité culturelle et religieuse ainsi que de la compétition économique.

Aux exemples des récits sont venus s'ajouter d'autres exemples qui ont émergé au cours des discussions de l'Atelier. Ils mettent en évidence trois aspects de ce domaine de tension: le contrôle masculin sur le corps féminin, l'imposition au corps féminin de perspectives patriarcales et commerciales, et aussi la complicité des institutions religieuses à prendre pour cible le corps féminin à des fins de pouvoir.

Contrôle masculin sur le corps féminin

. La circoncision des femmes dans certaines régions d'Afrique: l'histoire de Sharia (relatée par Safiatu Singhateh) montre que cette mutilation lui a été imposée, contre sa volonté et celle de sa mère, par une tante dont elle tirait son nom. Cet acte fut exécuté en secret par des femmes âgées. La tante trouvait que les qualités remarquables de Sharia (ses résultats scolaires, son caractère assuré) constituaient un obstacle pour son avenir et que ces rites initiatiques contribueraient à "ré-orienter son ego".

La conviction de cette tante montre qu'elle-même avait manifestement intériorisé un système de société qui sanctionne le désir des hommes de contrôler la sexualité des femmes. Elle croyait que pour être acceptée par la communauté, Sharia devait passer par "ses rites de passage à lui".

. Yvonne Deutsch raconte comment, en Israël, l'utérus de la femme est transformé en un "utérus de recrutement" pour l'effort militaire. C'est le besoin de contrôler et de co-opter le pouvoir de reproduction de la femme et son étroite relation avec la nature qui se trouve à la source de "l'envie du sein maternel" (par comparaison au concept freudien de "l'envie du pénis") qui sous-tend de nombreuses structures patriarcales dans le monde.

Imposition au corps féminin de perspectives patriarcales et commerciales

. En Equateur, du temps des ancêtres de Christina Gualinga, les peuples indiens ont vu arriver les premiers "civilisateurs": les prêtres catholiques célibataires, couverts de la tête aux pieds, certains vêtus de blanc, d'autres de noir. Evangéliser le peuple indigène impliquait de le "sortir" de son mode de vie très proche de la nature: les civilisateurs considéraient apparemment la nature comme pleine de péché. Les femmes durent abandonner leurs traditionnelles jupes courtes bariolées car c'était perçu comme une provocation vis-à-vis des hommes (quels hommes?).

. En Inde sous la domination britannique, les hommes prirent l'habitude de se vêtir à l'occidentale. A cette époque, les femmes continuèrent à porter les vêtements indiens traditionnels. Kamala Ganesh pense que le traumatisme de la colonisation a probablement été plus lourd pour les hommes que pour les femmes. Pour les hommes, l'estime de soi était lié à la reconnaissance par le colonisateur. Imiter les signes extérieurs d'appartenance à une certaine classe en s'habillant de la même façon est un moyen bien connu pour rehausser l'estime de soi. Cependant, en faisant cela, les hommes ont sans doute eu besoin de compenser la frustration d'abandonner une partie de leur identité culturelle. Peut-être la manière de s'habiller de l'épouse et son comportement général étaient-ils une façon pour l'homme de maintenir sa propre tradition. En ce sens, les femmes ont probablement agi comme sources de "sécurité" mentale pour les hommes dans la lutte pour la sécurité économique ainsi que dans la transition vers la "modernité". On observe des phénomènes similaires au sein de groupes fondamentalistes islamiques et chrétiens.

. Dolores Rojas parle d'expérience lorsqu'elle affirme que dans le milieu politique au Mexique, il est extrêmement difficile pour une femme qui est belle d'être reconnue comme intelligente, et encore plus comme étant capable d'exercer des fonctions politiques.

. dans la culture occidental(isée), le tourisme sexuel, les concours de beauté et le sexisme présent dans la publicité font partie de la même vision des capacités féminines et de la même tentative pour dégrader la femme en la rabaissant au niveau d'une arme corporelle sur le champ de bataille des intérêts commerciaux. Le phénomène d'anorexie nerveuse parmi les jeunes femmes qui veulent répondre à l'image de la femme parfaite, promue dans des publicités pour des voitures ou du dentifrice, est un exemple de l'efficacité de cette arme, puisqu'elle fait des ravages dans l'esprit des jeunes femmes en question.

Complicité des religions à prendre pour cible le corps féminin à des fins de contrôle ou d'identité

. Les récits fourmillent d'exemples moins frappants, mais répandus, de la façon dont la religion exerce un pouvoir sur le corps féminin. Les efforts des églises chrétiennes pour imposer leurs vues sur la procréation et les pratiques sexuelles constituent un exemple banal. De nombreuses femmes ont intériorisé ces vues jusqu'à un certain point, notamment à cause d'un manque de connaissance au sujet des pratiques et des moyens de contrôle des naissances (surtout dans un passé plus lointain). Elles ont rarement mis en question l'imposition de telles idées: mais quant à dire qu'elles les approuvent, c'est une autre affaire. Truus Hoeksma, mère d'Edith Sizoo et de neuf autres enfants, a un jour dit en soupirant: "Si Dieu m'avait consultée ne fut-ce qu'une fois pour me demander si ces `bénédictions du Seigneur` me convenaient à moi aussi..."

. En Irlande, jusqu'au Concile Vatican II (1962), les femmes qui avaient donné naissance à un enfant devaient être "purifiées" avant d'aller à la messe. Le rituel était effectué par le prêtre pour sauver la femme du statut `souillé` dans lequel elle se trouvait selon l'Ancien Testament. Cette cérémonie lui permettait de rentrer dans l'église `en état de grâce`.

L'église en Irlande a également utilisé l'Etat pour imposer ses vues. Selon Ethel Crowley, les deux se sont indûment alliés afin de contrôler le corps de la femme en se servant de la loi pour interdire le divorce et l'avortement. La force (et l'hypocrisie) de cette alliance s'est à nouveau manifestée lors du référendum de 1992 qui a abouti à l'interdiction du divorce, l'autorisation de s'informer sur l'avortement et d'aller à l'étranger pour se faire avorter, mais décrétant illégal que l'avortement ait lieu en Irlande.

. Mais le phénomène de religions prenant pour cible le corps de la femme à des fins d'identité ou de pouvoir se manifeste aussi de façon plus violente. L'histoire récente a montré qu'en Algérie, par exemple, des femmes marchant dans la rue ont été abattues tant par des extrémistes de la modernité que par des extrémistes du fondamentalisme islamique, pour la simple raison qu'elles portaient soit le voile soit des vêtements occidentaux.

De même en ex-Yougoslavie, on encourageait les soldats serbes à violer des Musulmanes afin de les empêcher de se marier et de porter d'autres enfants pour la communauté musulmane.

Pour être honnête, il faut noter que ce n'est pas exclusivement à cause des hommes que le corps féminin est pris pour cible à des fins d'identité culturelle et religieuse ou pour des objectifs commerciaux. Les systèmes patriarcaux ne pourraient pas fonctionner sans la complicité des femmes: elles contribuent à soutenir des sociétés militaristes, au maintien de traditions comme la clitoridectomie et elles collaborent à l'utilisation du corps féminin pour vanter des produits commerciaux. Affirmer qu'elles sont simplement forcées de le faire serait présenter une conception trop passive de la femme.

Dans une certaine mesure, des défis similaires se posent en des temps et des lieux différents. Cependant, ils ne sont pas toujours et partout présents avec la même force. On constate une diversité croissante d'opinions et de pratiques au sein des familles, au sein des sociétés et entre les sociétés. Grâce aux nouvelles possibilités (notamment techniques) de contrôle du corps féminin par les femmes, ainsi qu'à la solidarité via les mouvements de femmes, le contrôle masculin sur le corps de la femme se heurte à une modification de l'opinion en divers endroits du monde. De même, l'imposition de perspectives patriarcales ou commerciales et la complicité des institutions religieuses n'ont pas la même force au sein de groupes différents d'une même société ou dans différentes parties du monde.

Cette variation contribue au fait que dans une période donnée, des femmes dans différentes parties du monde et dans différents secteurs de la société luttent, et doivent lutter, sur différents fronts. Elles assignent des priorités différentes à l'arène dans laquelle elles veulent et peuvent se battre. Leurs actions varient de la confrontation directe à l'action pacifique, l'humour, l'ironie, la dramatisation, ou bien s'attaquent durement aux intérêts économiques, souvent en utilisant leur corps dans un acte de ju-jitsu symbolique.

Ju-jitsu symbolique

. Janaa Airaksinen raconte comment une érudite universitaire féministe en Finlande a projeté une vidéo sur la façon dont les arts visuels présentent la prostitution et le corps féminin. Elle a prononcé son sérieux discours académique en sous-vêtements en dentelle.

. Durre S. Ahmed relate un incident au Pakistan, où l'alliance entre l'Etat et l'Islam devient de plus en plus effrayante. Un groupe de mullahs était en train de parler à des femmes à propos de la nécessité de porter le voile afin de se protéger des regards des hommes, lorsque ces femmes les giflèrent en public et, pis encore, les accusèrent ensuite de les avoir molestées en public.

. Amal Kriesheh (Palestine) fit la grève de la faim lorsqu'on lui refusa de poursuivre ses études. Pour elle, c'était une manière de dire: si vous ne me permettez pas de nourrir mon esprit, je ne nourrirai pas mon corps.

. Aux Philippines, une équipe d'experts de la plus grande société minière vint un jour dans la Cordillère afin de voir quelles perspectives offrirait l'ouverture de mines d'or. Les femmes indigènes de la région n'approuvèrent pas cette violation de leurs terres ancestrales. Elles dénudèrent leurs seins afin d'effrayer les experts ... L'équipe s'enfuit du village.

* Le défi de la religion institutionnalisée

Même si, dans le même laps de temps et dans de nombreuses parties du monde, des femmes luttent sur des fronts semblables, elles peuvent réagir différemment. C'est en partie dû au fait que les tensions, bien que similaires, ne sont pas identiques; mais d'autres facteurs interviennent également, comme les différences dans l'histoire des générations et, bien sûr, les personnalités individuelles. Même les réponses à des défis similaires peuvent différer.

Dans les récits, les réactions à la religion institutionnalisée en donnent un exemple frappant. La `religion` est présente dans pratiquement tous les récits de vie. Pour les générations des grand-mères et des mères, il y a très peu de remise en question ouverte ou rebelle de l'institution religieuse en tant que réceptacle d'un système de croyance. Les récits témoignent aussi que les femmes constituent en général la majorité des gens actifs dans la vie religieuse hindoue et dans les églises chrétiennes. Dans les récits, la génération des filles ne mentionne quasiment pas la religion; c'est un sujet qui ne les préoccupe pas outre mesure.

Les femmes présentes à l'Atelier ont exprimé beaucoup de réserves quant à la religion institutionnalisée. Certaines ont rejeté `la religion` en bloc, d'autres y adhèrent toujours mais remettent en question certaines manifestations de la religion à laquelle elles appartiennent. La plupart d'entre elles sont ouvertes à la spiritualité, ou explicitement en quête de spiritualité, comme nécessité existentielle.

La formulation utilisée par Durre S. Ahmed, du Pakistan, résume bien la question fondamentale dans ce domaine des défis: "comment reconquérir ou nourrir, découvrir ou redécouvrir une vie spirituelle quand `la religion` est rendue repoussante de toutes parts? En d'autres termes: serait-il exact de penser que `la religion (institutionnalisée) constitue une barrière contre l'expérience spirituelle`, ainsi que l'a suggéré Jung?"

Durre estime que les choix auxquels seront confrontées les femmes à l'avenir seront dominés par deux éléments: l'environnement et la religion. Elle voit dans la montée du fondamentalisme islamique au Pakistan une quête du pouvoir par certains groupes et peut-être avant tout une réaction à un gouvernement corrompu et inefficace. L'islamisation de la société implique des lois et des restrictions qui sont horribles pour les femmes. Durre a le sentiment que l'intelligentsia laïque pakistanaise, qui se dit `progressiste`, a souvent beaucoup en commun avec les `fondamentalistes`. Leurs idées arrêtées sur des questions de société telles que `la modernité`, `le progrès` et `le développement` sont tout aussi dogmatiques que le rejet de ces mêmes concepts par leurs frères fondamentalistes. A son avis, c'est en partie parce que cette intelligentsia `moderne` de gauche ne prend pas au sérieux la légitimité des questions adressées par la religion institutionnalisée, que le fondamentalisme islamique (et n'importe quel autre fondamentalisme religieux) a sa chance.

La science et les systèmes de savoir occidentaux donnent - depuis quelques décennies - une voix aux femmes mais ne laissent aucune place à la religion. Selon Durre, l'homme `moderne`, `rationnel` est tout aussi incapable que le fondamentaliste religieux de gérer la complexité et l'ambivalence19.

Durre estime que le sécularisme n'est pas la solution, que le fondamentalisme religieux ne peut être combattu qu'avec de bons arguments religieux tirés de la religion concernée. Toutes les formes d'interprétations fondamentalistes excluent la notion de féminin. Pourtant, le Coran ne fait pas référence à l'homme (mâle) comme étant le premier être humain. Le nom d'Eve n'est pas mentionné. Elle n'est pas née de la côte d'Adam et n'est certainement pas la tentatrice responsable de la Chute. En réalité, c'est Adam le responsable. Dans son sens originel, l'Islam a libéré les femmes bien avant l'Europe. Durre est convaincue que ce sont les femmes - parce que ce sont les plus menacées par le fondamentalisme - qui doivent s'atteler au niveau mondial à une révision de l'Islam (et de toute autre religion fondamentaliste). C'est d'autant plus nécessaire que l'Islam n'est pas confiné à une zone géographique particulière comme l'Hindouisme, mais est en train de devenir une puissance mondiale.

Réviser l'Islam va entraîner un double problème pour les femmes musulmanes: non seulement elles seront assiégées à l'intérieur de l'Islam par les mullahs et leurs alliés politiques, mais aussi de l'extérieur par leurs propres amis `progressistes`, séculiers et chrétiens, tant hommes que femmes. Il est nécessaire de rechercher ensemble une spiritualité féminine. D'après l'expérience de Durre, les femmes en Occident aspirent à une spiritualité qui ne soit pas encline à séparer le corps et l'esprit.

Elle rappelle que le fondement de toutes les traditions religieuses, atteint suite à une profonde contemplation de la réalité et fermement enraciné dans le spirituel, indique une certaine féminisation du moi intérieur en termes d'une attitude de réceptivité. C'est là où les différences féminin/masculin deviennent importantes, en particulier telles qu'elles sont reflétées dans les métaphores du corps, par exemple dans la notion d'intériorité illustrée par le féminin.

Pour Kamala Ganesh (Inde), la religion ne se laisse pas aisément définir. Alors qu'à certains égards elle se considère Hindoue, défendant des aspects positifs tels que la philosophie, la spiritualité et un sentiment d'ancrage, elle se dissocie pourtant d'autres aspects: les castes, les inégalités, l'obscurantisme, les superstitions et l'orthodoxie. Le discours séculier, libéral et marxiste typique du développement met l'accent sur la pauvreté et considère la religion comme insignifiante, embarrassante et dangereuse. Pourtant, en Inde, pour la plupart des gens, la coexistence religieuse pacifique constitue à la fois une norme et une nécessité. Les efforts de Kamala pour lutter contre les pressions religieuses exercées par la famille n'ont pas abouti à un rejet total. Elle pense cependant que de nombreux textes ont une orientation masculine et renforcent les idées fausses au sujet de l'intériorité des femmes. Ils se peut qu'ils comportent des aspects émancipateurs mais l'on ne peut pas trop les infléchir pour les conformer à nos penchants. Pourquoi s'acharner à vouloir réinterpréter `les livres`? D'un autre côté, dans le sous-continent indien, il existe parallèlement des traditions où la femme occupe le centre. Pour Kamala, il est plus sensé de rechercher une réappropriation sélective des valeurs et des pratiques religieuses.

Eliane (Nation Pontiguara, Brésil) dit que, selon elle, les forces d'oppression résident dans les philosophies dominantes, les dogmes religieux et les idées conflictuelles, dans l'opportunisme et la cruauté. Elle tire sa force spirituelle du dialogue avec les ancêtres et avec certains chefs indigènes (bien que certainement pas tous), et de la dignité qu'elle a reçue via sa mère et sa grand-mère.

Edith Sizoo (Pays-Bas) écrit que l'expression protestante de la foi chrétienne n'a pas induit chez elle d'expérience spirituelle. Les cultes se concentraient sur des explications cérébrales de textes bibliques. La tête n'avait pratiquement pas de lien avec le corps, le coeur et la nature. Elle n'y a pas trouvé ce qu'elle recherchait: une expression du mystère plus profond de la Vie, le genre de spiritualité qui transcende les limitations du rationnel et du cérébral, qui fasse ressentir le lien étroit avec l'entièreté du mystère de la Création. La religion devrait créer un espace pour permettre de vivre et d'exprimer de l'intérieur ce lien étroit.

Elle estime nécessaire d'explorer avec des femmes de différentes origines culturelles (y compris religieuses et séculières) ce que signifie pour elles la spiritualité et si l'on peut parler d'une spiritualité féminine. Les femmes devraient aller plus loin que se plaindre des mécanismes de pouvoir d'institutions religieuses dominées par des hommes et s'attaquer au coeur du problème.

A l'opposé, Safiatu Singhateh (Gambie) parle de l'impact positif de la morale chrétienne en ce qui concerne le respect de l'intégrité de la personne. D'après son expérience, c'est grâce à la présence de l'église chrétienne en Afrique que les femmes ont pu être instruites et que certaines pratiques culturelles préjudiciables aux femmes ont été (partiellement) abolies. Son récit montre par exemple que les femmes ne sont pas favorables à la polygamie; et bien que les hommes chrétiens ne soient pas monogames, l'église remet en question le comportement des hommes infidèles.

Esperanza Abellana fait remarquer qu'aux Philippines, l'église catholique renforce la non-identité de la femme dans la famille en mettant en exergue son rôle subordonné envers son mari. Malgré cela, davantage de femmes que d'hommes assistent aux services religieux. Elle se demande si la religiosité des femmes est basée sur leur besoin d'obtenir en implorant davantage de force et de s'allier avec quiconque est à leur avis source de pouvoir. Une des activités de l'église qui attire le plus de monde est la neuvaine à la Mère Vierge du Perpétuel Secours qui a lieu tous les mercredi. Cela démontre un genre de spiritualité qui relie étroitement le physique et le spirituel. Les femmes témoignent-elles d'une vision du monde qui cherche à intégrer plutôt qu'à séparer? Dans quelle mesure leur religiosité est-elle un signe d'impuissance et de fatalisme, ou bien une appropriation de pouvoir et un acte de force? Une compréhension et une perception culturelles de la conception qu'ont les femmes du pouvoir seraient utiles pour éclairer ce comportement.

Esperanza tend à penser que la pratique religieuse est une façon pour la femme d'être `en harmonie` avec des `forces` qui la dépassent. Cela provient de la réalisation (ou peut-être d'une intuition fondamentale) qu'elle existe en tant que partie d'un monde plus vaste - d'où son sentiment de connexion et son caractère relationnel, qu'elle affirme et exprime à travers sa religiosité.

Il semble que l'élément commun à toutes ces réponses soit du domaine de l'établissement de connexions. Ces femmes s'opposent à la tendance des institutions religieuses à séparer plutôt qu'à relier: séparation entre les institutions, conflit au sujet des interprétations `des livres` de la religion en question, rupture des connexions entre l'esprit, le coeur et le corps20. Ce qu'elles recherchent, c'est une spiritualité qui unit au lieu de diviser21. Pourtant, les réponses à cette quête commune n'ont pas été et ne seront vraisemblablement pas les mêmes. Heureusement, car la diversité des réponses ne peut manquer d'être mutuellement enrichissante, pour autant que cette quête soit considérée comme une tentative de faire l'expérience du miracle qu'est la Vie.

* Similitudes trompeuses: que renferment les mots?

Les écueils de l'utilisation d'une langue dominante

Redécouvrir l'évidence est passionnant lorsqu'elle s'avère encore plus pertinente qu'on ne le pensait. Chacun sait que les langues sont différentes mais qu'il est possible de les traduire l'une vers l'autre. On peut aussi être conscient de la mesure limitée dans laquelle un mot traduit recouvre le champ d'associations du mot originel. Cependant, ce savoir commun est rarement jugé pertinent jusqu'à ce que l'on tâche de communiquer en profondeur dans une langue étrangère.

L'anglais a constitué la langue de communication des récits de vie et lors de l'atelier lui-même. Pourtant, l'anglais s'est avéré être la langue maternelle d'une seule des quinze participantes - il s'agissait en plus d'une Irlandaise, qui peut prétendre que l'anglais est une langue imposée et que ses racines sont gaéliques.

A cause de la nécessité de communiquer dans une langue `commune`, les participantes se sont presque laissées prendre au piège de réduire leurs découvertes à ce que cette langue commune pouvait partiellement véhiculer. Le premier signal d'alarme est venu de la rédaction des récits. Par exemple, ceux-ci ont révélé que les questions sur `l'intégrité personnelle` et le sentiment de 'plénitude` formulées dans les directives pour les récits, envoyées par les organisatrices de l'Atelier, étaient inadéquates. Ces concepts ont tout simplement été laissés de côté et, en lieu et place, ont émergé d'autres notions plus dynamiques exprimant quelque chose à quoi on puisse aspirer, qui procure du sens à sa propre vie et un certain épanouissement personnel.

Un deuxième signal a été émis au cours de l'atelier, quand les participantes ont tâché de distiller à partir des récits quelles étaient les forces qui poussaient les femmes en question à façonner leurs réalités. Lorsqu'elles ont essayé de trouver les termes anglais adéquats, les participantes ont découvert que les champs d'association de ces termes, bien que se recouvrant partiellement, étaient différents dans leur propre langue maternelle.

Cette vérité est apparue limpide lorsque certaines participantes, au cours de la discussion sur le sens de ces termes, ont déclaré qu'en réalité les femmes dans ces récits avaient utilisé des mots ou des concepts tout-à-fait intraduisibles en anglais. A la demande du groupe, elles ont expliqué ce que signifiaient ces mots intraduisibles.

. A propos du mot `dignité` que tant Christina Gualinga qu'Eliane Pontiguara ont utilisé comme étant le moteur des femmes indigènes, Christina raconte que dans sa langue il n'existe pas de mot pour `dignité` en tant que tel. Le terme adéquat serait samay qui signifie plusieurs choses à la fois: respirer au sens spirituel, vivre en harmonie avec les autres, une vie pure en relation avec la nature mais aussi en relation avec le passé, le présent et l'avenir. Conserver le samay est au coeur de ce que recherchent les femmes Quechua. Il leur procure tranquillité, sécurité, équilibre mental, force et sérénité. Elles doivent s'opposer à tout ce qui détruit le `samay` - comme les bulldozers, l'armée et la pollution, qui détruisent en même temps le `souffle` spirituel et physique, étant donné qu'ils ne font qu'un.

. Kamala Ganesh, d'Inde, ajoute que dans sa langue Tamil, il n'existe pas non plus de mot pour `dignité`. Comme force motrice, elle utiliserait plutôt un mot Tamil pour `statut` qui est proche de `valeur propre` et de `respect de soi` par opposition à l'arrogance et à l'amour propre.

. Durre S. Ahmed du Pakistan mentionne que dans l'Islam l'un des innombrables Noms-Attributs de Dieu est `Al-Rahman`, une notion centrale pour les motivations des femmes. Ce terme a de multiples significations et connotations comme il est courant dans les langues arabes, où de nombreux mots sont liés à au moins trois racines différentes. `Al-Rahman` signifie le Gracieux, le Miséricordieux, le Bienfaisant, le Compatissant, et est également lié étymologiquement à l'`utérus` et au `sanctuaire`.

. Pour Yvonne Deutsch, qui vit dans une culture militariste, la notion de shaloom semble constituer un moteur essentiel, mais signifie bien davantage que la simple `paix` au sens politique. Shaloom dénote aussi `l'intégrité`, `la plénitude`, une manière de vivre dans une relation de respect avec l'univers.

. De même pour le mot `solidarité`, une participante a fait remarquer qu'en Afrique cette notion a des connotations différentes de la façon dont il est compris en Europe. En Afrique, ce concept est lié à des obligations qu'a l'individu vis-à-vis du groupe dont il fait partie et au sein duquel il a des relations de face-à-face (à comparer au concept d'`amalima` au Zimbabwe, qui fait référence à des `unités familiales mettant en commun leurs idées, leur savoir, leur travail et leurs ressources en vue d'améliorer leur niveau de vie`).22

En Europe, la notion de `solidarité` est associée à un libre choix de soutenir d'autres personnes. On ne connaît pas forcément ces autres en personne (par exemple, des groupes de solidarité qui soutiennent les indigènes guatémaliens, ou une solidarité économique par le biais du système de sécurité sociale de l'Etat qui est anonyme).

. Esperanza Abellana explique que, aux Philippines, lorsqu'elle demandait aux femmes quelles étaient leurs aspirations, ce qu'elles voulaient atteindre, elles répondaient `makaginhawa`, qui signifie l'acte de respirer. Au delà de ce sens littéral, ce terme implique une aspiration au bien-être ou au soulagement dans une situation difficile - besoins économiques de la famille, éducation des enfants - mais toujours lié au fait de voir l'enfant développer une relation harmonieuse avec Dieu, la communauté et la famille. L'identité de la femme n'est pas distincte de ses expériences d'épanouissement, de lutte et de crise. Tel est le contexte de son `intégrité` lorsqu'elle répond aux défis personnels par rapport à la famille et à la communauté.

Telle la vague dans l'océan qui apparaît pendant un instant visible et distincte sous la forme d'une vague, l'identité individuelle de la femme est constamment en mouvement: s'élevant et s'enfonçant au rythme de l'identité partagée des personnes avec qui elle est en relation. L'instant d'après, la vague de l'océan se fond dans l'écume et les eaux en des cercles toujours plus larges. A mesure qu'elle fait face à toutes les attentes et les responsabilités, elle souffre de la sensation d'être submergée, de perdre haleine. Paradoxalement, elle émerge avec un lakas ng loob (un moi intérieur fort), parce qu'elle choisit ou qu'elle a le buot (la conscience et l'obstination) de répondre aux besoins vitaux de sa famille et de sa société.

Approfondir le contenu de ces notions-là et d'autres valait vraiment la peine. D'une part, nous avons pu mettre en évidence de manière concrète dans quelle mesure considérable l'on est effectivement prisonnier de sa propre langue; et encore davantage d'un mode de communication particulier dans les relations internationales, dans ce cas-ci l'anglais. D'autre part, cela a démontré qu'une tentative consciente de franchir les limites de cette prison ouvre en réalité la porte à des perspectives complémentaires sur la vie.

Se pencher sur la question "Que renferment les mots ?" souligne également le fait que ce type d'exploration permet de mettre en lumière une grande variété de motivations et leurs conséquences sur le comportement quotidien des femmes. Un effort beaucoup plus systématique pour développer cette méthode pourrait fournir un matériau de base précieux pour des approches de soutien aux femmes dans diverses parties du monde qui soient sensibles à la culture locale. Cela vaut en particulier pour les politiques et des pratiques de développement.


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* Post-scriptum: L'Atelier vécu de l'intérieur

L'une des participantes, Shanti George, a ainsi décrit l'expérience de sa participation à ce projet.

"J'ai pris part à de nombreux projets et conférences, mais le projet du Réseau Cultures intitulé "Tisser la vie, récits de femmes" a impliqué une participation inhabituelle.

La première caractéristique inhabituelle a été d'être sélectionnée pour prendre part à ce projet sur base de ma familiarité avec certaines réalités quotidiennes, avec des contextes plutôt qu'avec des textes. (D'habitude, je suis invitée à me joindre à un projet parce que j'ai écrit telle ou telle chose ou parce que je connais bien telle ou telle littérature.) Il en allait de même pour les autres membres du Comité de Coordination, ce qui fait que discuter de ce que nous avions vécu était au moins aussi important que débattre de ce que nous avions étudié. C'était une rupture avec ce à quoi je suis habituée, le "professionnalisme" qui exige que l'on reste en dehors du champ.

Cet accent sur ce qui est généralement considéré comme "informel" (et en dehors du monde formel de la plupart des projets d'étude) a été transposé dans les réunions du Comité de Coordination, où nous nous sommes rencontrées en tant qu'individus aux multiples facettes et non en tant que "personnes-ressources" unidimensionnelles. Un autre trait inhabituel de ces réunions était l'ordre du jour très décousu des discussions, rendu encore plus décousu par ce que beaucoup qualifieraient de digressions et de vagabondage. Tout d'abord, mentalement, j'ai abandonné l'idée de voir traiter toutes les questions dans le temps imparti, mais d'une certaine manière elles l'ont généralement été (parfois au cours d'une dernière demi-heure inspirée de "Finissons-en avec ce pourquoi nous sommes venues") - ce qui fait qu'en fin de compte nous en sortions satisfaites et en même temps relaxées par ce vagabondage!

Tout comme les autres participantes, l'idée d'écrire à propos de ma propre expérience me séduisait, semblait jeter un pont entre contexte et texte. Après une formation de plusieurs années en sciences sociales, j'ai braqué quelques uns des projecteurs de cette branche sur moi-même au lieu des autres. Le processus d'écrire sur ma propre famille a fait tomber quelques barrières : cela a légitimé ma formation professionnelle par rapport au matériau qui m'était le plus cher et en même temps cela a suscité au sein du cercle familial un intérêt accru et plus étendu que tous mes écrits précédents.

Simultanément, je me "révélais" au nouveau cercle des participantes à ce projet. En lisant leurs textes, je suis entrée dans l'intimité de la vie de femmes que, pour la plupart, je n'avais jamais rencontrées - et par conséquent lorsque nous nous sommes rencontrées, dans des domaines essentiels nous n'étions plus des étrangères. Je ne savais pas à quoi elles ressembleraient ou ce qu'elles diraient, mais je connaissais à leur sujet des éléments significatifs en profondeur. Cela contrastait nettement avec les autres projets et ateliers où les détails personnels ne sont jamais à l'avant-plan.

L'atelier du projet a été caractérisé par une discussion tout à fait libre plutôt que par une discussion structurée sur base de documents. J'y ai découvert la possibilité de tester mes perceptions et mes interprétations au sein d'un cercle de femmes intéressantes et riches en expériences qui -tout en étant d'une diversité fascinante- partageaient certaines préoccupations majeures quant à la vie des femmes. Sur l'ordre du jour figurait le genre de choses que, lors d'autres ateliers, j'avais discuté brièvement et souvent avec une ironie désabusée avec d'autres co-participantes, mais seulement en quelques occasions et encore uniquement lors de pauses dans le déroulement formel.

Tout personnellement, j'ai été encouragée à amener à l'atelier mon bébé de sept mois ainsi que mon mari pour qu'il s'en occupe. Il m'a apporté le bébé pendant les sessions pour que je l'allaite, même une fois quand je présidais une session. A ce moment-là, c'était pour moi la seule façon de pouvoir participer à un atelier (et il y a probablement peu d'ateliers auxquels j'aurais pu assister de cette façon).

En résumé, ce furent un projet et un atelier auxquels j'ai participé en tant que personne à multiples dimensions, avec à la fois une vie personnelle et une vie professionnelle qui pouvaient être intégrée aux travaux de ce projet. Bien sûr, de nombreux projets et ateliers, de par leur nature même, ne pourraient pas fonctionner ainsi.

Dans ce projet, la manière d'étudier comment des femmes tissent leurs vies a reflété ce qui pour beaucoup est la façon idéale-typique et stéréotypée dont agissent traditionnellement les femmes, habituellement qualifiée d'informelle plutôt que formelle, en spirale plutôt que linéaire, elliptique plutôt que directe, expressive plutôt qu'instrumentale, holistique plutôt que fragmentée, et collective plutôt qu'individualiste. Bien que je ne considère pas ces qualités comme représentatives de "l'essence" du féminin, je concède qu'elles tendent à caractériser les "façons" des femmes dans toute une série de cultures. Ce projet a ainsi atteint une harmonie peu commune entre son sujet et sa manière de procéder."

NOTES

1 . Teresa de Lauretis a rassemblé les travaux de spécialistes féministes dans les domaines de l'histoire, des sciences, des écrits littéraires, de la critique et la théorie sociale, avec pour principale préoccupation les rapports de la politique féministe avec les études critiques (voir de Lauretis, 1986). Elle constate qu'`il y a une incertitude générale et, parmi les féministes, de profondes différences concernant quelle est, ou quelle devrait être, la spécificité des préoccupations, des valeurs et des méthodes des travaux critiques féministes`. Dans son introduction, elle reconnaît que `ces débats nous mettent mal à l'aise car ils prouvent de manière incontestable que la solidarité féminine est puissante mais difficile, et qu'elle n'est pas achevée; que le féminisme lui-même, le plus original de ce que nous pouvons appeler `nos propres créations culturelles` n'est pas un terrain sûr ou stable mais un sol hautement perméable infiltré par des nappes souterraines qui le font glisser sous nos pieds et parfois le transforment en marécage` (ibid: p.7). 2

. `Les droits des femmes sont des droits de l'homme!' s'est exclamée la Première Dame des Etats-Unis lors de la Conférence des Nations-Unies sur les Femmes à Pékin en 1995. Apparemment, il est encore besoin de le répéter malgré des décennies d'intérêt mondial porté à l'absence d'égalité des droits pour les femmes dans de nombreux domaines de la vie publique et privée. Le principal slogan du Rapport 1995 sur le Développement Humain du PNUD qui proclamait que `le Développement Humain est en danger s'il n'est pas engendré` commence à sembler tout aussi répétitif. Ajoutez à cela le fait que la Commission Mondiale pour la Culture et le Développement, dans son rapport Notre Diversité Créatrice, recommande l'établissement d'un calendrier concret pour les pays qui n'ont pas encore signé ou ratifié sans réserves la Convention pour Eliminer Toutes Formes de Discrimination Contre les Femmes (CEDAN). Cela peut paraître étrange, mais aussi étrangement familier: façonner les réalités à la manière des politiciens... 3

. Giddens explique la distinction entre `politique d'émancipation` et `politique de vie`: `la politique de vie ne se soucie pas d'abord des conditions qui nous libèrent afin d'opérer des choix: c'est une politique de choix. Tandis que la politique d'émancipation est une politique de hasards de vie, la politique de vie est une politique de style de vie. [...] En explorant la notion que "le personnel est politique", le mouvement étudiant, plus particulièrement le mouvement des femmes, fut l'un des premiers à étudier cet aspect de la politique de vie` (Giddens, 1991: 214-15). 4

. A partir de 1975, obtenir l'égalité pour les femmes dans le processus de développement figurait en tête de l'agenda de l'école de pensée de l'Intégration des Femmes dans le Développement (IFD) . La seconde approche de l'IFD déplaçait l'accent sur la redistribution avec la croissance économique et les besoins élémentaires. La troisième approche de l'IFD, et la plus populaire, est de d'assurer un développement plus efficace et plus effectif pour les femmes (Moser, 1989).

Ce n'est pas le concept de `développement` en soi mais la façon de le mettre en pratique qui a été examiné à la loupe par l'école WID. Helen Brown reproche à ce qu'elle appelle `l'Ecole Féministe Libérale (WID)` (qui a débuté avec Esther Boserup) d'être déformée par une `approche modernisatrice du développement, qui est née en Occident [...], son évolution unidirectionnelle optimiste, la conceptualisation dichotomique du changement, la vision diffusioniste du développement et la référence à l'Occident comme modèle normatif de la modernité` (Brown, 1992). Sa position est que `le glissement vers des approches "efficaces" dans le cadre de l'IFD marque la transition vers une instrumentalité plus ouverte vis-à-vis des femmes de la part de la bureaucratie du développement, intensifiant la subordination des femmes les plus pauvres dans les Sociétés du Tiers-Monde. Les dérivés politiques de l'IFD féministe libéral font en réalité partie du problème plutôt que de la solution`.

Quoique le terme "genre" (anglais "gender") fût déjà lancé en 1972 (Ann Oackley), il ne gagnait du terrain que vers la fin des années '80. Il reprend l'expression fameuse de Simone de Beauvoir (1949, Le deuxième sexe) : 'On ne naît pas femme. On le devient'. Le concept du genre 'fait référence aux aspects culturels et sociaux, au caractère acquis, et non inné, des rôles et des tâches que les femmes et les hommes remplissent dans leurs activités politiques, sociales et économiques. Le concept se démarque essentiellement de tout déterminisme biologique' (Jacquet, p.23). En tant que construction théorique, le concept a prouvé son utilité pour classifier les différents rôles (reproductifs, économiques, sociaux), pour distinguer entre besoins pratiques et stratégiques et pour appliquer ces distinctions dans une typologie d'approches dans des projets de développement (ibid. p.31-60). 5

. Le terme `relations de gouvernance' a été introduit par Dorothy Smith (1987). Elle détermine la `gouvernance` comme `un complexe de pratiques organisées, comprenant le gouvernement, la loi, la gestion commerciale et financière, l'organisation professionnelle et les institutions d'enseignement ainsi que les discours dans des textes qui interpénètrent les multiples sites de pouvoir`. 6

. Chandra Talpade Mohanty est l'une des nombreuses féministes du Sud à critiquer sans équivoque le féminisme occidental. Son article bien connu, Under Western Eyes, témoigne d'une profonde frustration à propos `de l'impact de diverses stratégies textuelles utilisées par des écrivains qui codifient les Autres comme non-occidentaux et par conséquent eux-mêmes comme (implicitement) occidentaux` (Mohanty et al., 1991: 52). Elle suggère que de nombreux écrits féministes `colonisent les hétérogénéités matérielles et historiques des vies des femmes du tiers-monde, produisant/re-présentant ainsi une `femme du tiers-monde` composite, singulière - une image qui paraît construite de manière arbitraire mais qui porte en elle la signature agréée du discours humaniste occidental`. `La solidarité féminine ne peut pas être assumée sur base du sexe; elle doit être forgée par une pratique et une analyse historiques et politiques concrètes' (ibid: 58).

Les féministes du Sud refusent non seulement que leurs pratiques culturelles soient généralisées et dépeintes comme des `résidus féodaux`, et elles-mêmes comme `des femmes politiquement immaturées qu'il faut éduquer et instruire selon l'éthos du féminisme occidental` (voir Amos et Parmar, 1984). Elles observent également que le féminisme occidental se préoccupe obsessivement de la sexualité.

Cette préoccupation a causé des frictions considérables à la Réunion des Femmes pour la Mi-Décennie à Copenhague en 1980, où des femmes occidentales ont soulevé le problème de la clitoridectomie et de l'infibulation des organes génitaux féminins comme constituant une violation des droits de l'homme. Des femmes des pays arabes et africains concernés ont estimé que des expressions comme `coutumes de sauvages` laissent entendre que leurs cultures sont `arriérées` et doivent être occidentalisées. Elles ont vu aussi dans cette attaque une alliance implicite aux tendances politiques anti-islamiques croissantes de l'Occident. En conséquence, des femmes qui n'étaient pas elles-mêmes en faveur de ces pratiques se sont senties forcées de les défendre.

Cheryl Johnson-Odim formule ainsi le problème: `Bien qu'il soit légitime d'argumenter qu'il n'existe pas qu'une seule école de pensée sur le féminisme parmi les féministes du Premier Monde - qui, après tout, ne sont pas monolithiques - on constate encore, chez les féministes du Tiers Monde, une perception largement acceptée que le féminisme issu de femmes occidentales blanches de classe moyenne s'enferme étroitement dans un combat contre la discrimination basée sur le sexe [...], beaucoup l'ont qualifié de féminisme libéral, bourgeois ou réformiste, et le critiquent à cause de sa conception étroite du terrain féministe comme un combat presque exclusivement anti-sexiste' (Johnson-Odim, 1992: 315). 7

. La sociologue irlandaise Ethel Crowley reconnaît les `insuffisances du féminisme occidental' pour les femmes du tiers monde. Elle critique le féminisme tant marxiste que radical comme étant `aveugle à la culture`. Tout en affirmant que `la domination masculine est effectivement universelle`, elle croit que `le vide dans le féminisme tel que nous le connaissons résulte de l'intégration imparfaite de la dimension culturelle dans les analyses politiques et économiques`. Elle adhère à l'idée que `la culture est "le filtre" à travers lequel nous percevons le monde qui nous entoure. La structure sociale à la fois crée les significations attachées aux aspects quotidiens de la vie et est créée par elles`. Elle plaide ensuite pour une reconceptualisation du `militantisme` qui reconnaisse différentes stratégies féminines dans des contextes différents: `Les femmes résistent souvent à la domination capitaliste et patriarcale de façons invisibles anonymes qui, au bout du compte, peuvent servir leurs intérêts bien plus efficacement que de défier ouvertement le système existant` (Crowley, 1991).

Un fort plaidoyer pour la spécificité et la pluralité est venu de femmes philosophes actives dans des cercles d'intellectuels français, dont les noms sont étroitement associés à des modes alternatifs de pensée et d'écriture appelés écriture féminine. (Parmi elles: Hélène Cixoux, Jeanne Hyvrard, Annie Leclerc, Marguerite Duras, Monique Wittig, Chantal Chawaf, Julia Kristeva and Luce Irigaray.) Ce mouvement, qui remonte au "mai 68" parisien, se fonde sur des vues développées par Lacan, Derrida et Foucault. Outre leur sympathie pour la stratégie de `déconstruction` de Derrida, l'écriture féminine se caractérise aussi par une pluralité de styles et un effort conscient de créer de la place pour la pluralité des significations. Réagissant à la prétention du langage scientifique d'être univoque et unilinéaire dans sa recherche des causes et des effets, elles mettent en évidence les composantes métaphoriques du langage. LA féminin, le féminin féminin, se concentre sur la spécificité de la sexualité féminine, l'expression authentique de la femme pour la jouissance, le plaisir, une subjectivité féminine incarnée. On insiste sur la singularité de chaque femme (voir Irigaray, 1983).

Comme l'explique Denise de Costa de façon lucide dans son livre à propos d'Irigaray, Kristeva et Lyotard (de Costa, 1989: 46): `au sein du mouvement d'"écriture féminine" on pense que "LA féminin" est à chercher dans des lieux d'oppression au sein de l'ordre symbolique: la manière non-logique de penser ou la polysémie (ambiguité) des significations; l'inconscient qui est culturellement déterminé; les différences ou la multiplicité plutôt que l'unité et l'ordre; le corporel, en particulier la sexualité féminine, etc.` (trad. Edith Sizoo). Bien que tant dans l'écriture féminine et l'écriture post-moderniste les silences soient parlants, on pourrait dire que l'écriture féminine parle là où le post-modernisme se tait`. 8

. Voir Rosi Braidotti, 1991: Chapitre 8, `Philosophies Radicales de la Différence Sexuelle, ou: `Je pense donc elle est'. 9

. De nombreuses féministes du Sud ont une vision des aspects politiques du féminisme plus large que simplement par rapport au genre. Marie-Angélique Savanne, Présidente de l'Association des Femmes Africaines Organisées pour la Recherche et le Développement, écrivait en 1982 que dans le Tiers Monde, les exigences des femmes ont été explicitement politiques. Le travail, l'éducation et la santé sont des éléments majeurs per se et pas tellement liées à leur impact spécifique sur les femmes. En outre, les femmes du Tiers Monde perçoivent l'impérialisme comme le principal ennemi sur leurs continents, en particulier par rapport aux femmes...` (Savanne, 1982). A propos de l'axe politique du féminisme, voir Butler et Scott (1992). 10

. Jessica Benjamin (entre autres) fournit une analyse utile de la difficulté de contrebalancer la nature phallocentrique de la psychoanalyse freudienne. Explorant la question centrale `la femme possède-t-elle un désir propre, un désir qui soit distinct de celui de l'homme par sa forme ou son contenu`, elle arrive à la conclusion que `on peut trouver le désir de la femme non à travers l'accent actuel mis sur la liberté par rapport à: en tant qu'autonomie ou séparation par rapport à un autre plus puissant, garantie par l'identification à un pouvoir adverse. Nous recherchons plutôt un rapport au désir dans la liberté de: liberté d'être à la fois avec l'autre et distincte de lui. [...] Le phallus comme emblème du désir représente l'individualité unidimensionnelle d'un sujet rencontrant un objet, une complémentarité qui idéalise un côté et dévalorise l'autre. La découverte de notre propre désir se fera à travers le mode de pensée qui pourra suspendre et réconcilier cette opposition, la dimension de la reconnaissance entre soi et l'autre` (Benjamin, 1988). 11

. Les références à la virilité, déclare Elisabeth Badinter, sont le plus souvent exprimées à l'impératif. Cet ordre familier `Sois un homme!' implique qu'être (ou devenir) un homme n'est pas aussi naturel qu'il n'y paraît. La virilité n'est pas donnée; elle doit se construire. Voir Badinter (1992) pour une description convaincante du fait qu'il est bien plus difficile d'être/de devenir un homme que d'être une femme. 12

. Carol Gilligan qualifie les interrogations qui guident ses recherches d'`interrogations sur nos perceptions de la réalité et de la vérité [...] sur l'expression et la relation. [...] Je recadre le développement psychologique des femmes comme étant centré sur une lutte pour être en relation plutôt que de parler des femmes de la façon dont les psychologues en ont parlé - comme ayant un problème à réaliser la séparation. [...] J'ai tenté de déplacer la discussion des différences du relativisme vers la relation, de considérer la différence comme un marqueur de la condition humaine plutôt que comme un problème à résoudre' (Gilligan, 1993: xiii, xv, xviii). 13

. Durre S. Ahmed analyse le phénomène de l'obsession occidentale du `développement` dans une perspective jungienne comme `l'archétype du héro`. Elle argumente que bien que l'histoire du héro soit universelle, elle a pris une forme particulière en passant de la Méditerranée au Nord de l'Allemagne. L'Histoire archétypique en question, dit-elle, elle implique un garçon né dans des circonstances inhabituelles, arraché à ses origines dès son plus jeune âge, confronté à des épreuves et des dangers terribles prouvant très tôt ses pouvoirs surhumains, revenant ensuite vers ses origines en vainqueur, en chef, en unificateur, en rédempteur et en législateur. Après quelque temps, soit par trahison, par hubris ou par sacrifice héroïque, son sort favorable l'abandonne et il chute vers le déclin et la mort. En termes psychologiques, ce mythe constitue une représentation tant symbolique que physique de l'émergence de la volonté et de la raison, c'est-à-dire de la conscience rationnelle. Durre se réfère à Jung et Hillman qui suggèrent que ces qualités sont encore renforcées par la co-optation et la fusion avec un autre archétype puissant, celui de la religion monothéiste. Ce dernier repose aussi sur et tend vers un principe d'unité. Sa préoccupation est la moralité individuelle, la perfection et la transcendance vers un idéal d'avenir transpersonnel. Ce type de réductionisme moral et la fusion de ces deux archétypes fournit la justification à des actions sociales de toutes sortes, y compris la violence, contre tout ce qui semble `en dehors` de l'idée d'unité prescrite. `L'ascension d'une conscience héroïque et monothéiste par rapport à une personalité fondamentalement multiple et variée peut être qualifié de mouvement du Sud au Nord. Comme l'a fait remarquer Hillman, "le Sud" est à la fois un lieu ethnique, culturel et géographique et un lieu symbolique. C'est la culture méditerranéenne avec ses images et ses sources textuelles, sa sensualité et ses mythes, ses genres tragique et picaresque, et son accent sur la nature féminine et cyclique de la vie. Mais la marche ascensionnelle sans relâche du héro a graduellement éclipsé cette fécondité, s'orientant toujours davantage vers le style de l'héroïsme épique nordique`(Ahmed, 1992). Cependant, étant donné que `l'égo héroïque est aveugle à ses propres formes intérieures de violence` (ibid), il peut causer des dégâts considérables sur sa route. 14

. Le Réseau Sud-Nord Cultures et Développement rassemble des personnes travaillant dans des communautés de base, ainsi que des chercheurs en Asie, en Amérique latine, en Afrique et en Europe qui se préoccupent de la nécessité d'une approche des processus de développement consciente de la culture. Ce Réseau publie une revue, CULTURES ET DEVELOPPEMENT - Quid Pro Quo, encourage la recherche orientée vers l'action, donne des formations et offre un service interculturel de consultants. Pour de plus amples lectures, voir Verhelst (1989); Sizoo (1993); Rist et Sabelli (1986); et Sachs (1990). 15

. Vandana Shiva est une des éco-féministes indiennes qui se fait le plus entendre, se battant avec acharnement contre les dégâts causés à l'environnement au nom du développement. Elle argumente avec force que la destruction des ressources naturelles affecte les catégories les plus pauvres de la population, et en particulier les femmes. Voir Shiva (1989) et (1990). 16

. Au cours de ces dernières décennies, on a accordé un intérêt croissant à la collecte des `paroles des femmes' dans des chansons, des dictons et des récits populaires comme moyen de mieux comprendre comment s'expriment les femmes et ce qu'elles souhaitent dire au sujet de leurs propres sentiments par rapport à leurs réalités. Un exemple parmi les nombreux que l'on pourrait citer est l'immense effort fourni par Hema Rairkar et Guy Poitevin pour collecter des milliers de chants, inventées en Inde il y a des milliers d'années par des villageoises. Les femmes chantaient ces chants vers quatre ou cinq heures du matin quand elles s'asseyaient au moulin deux par deux, face à face afin de moudre la farine pour le repas du jour, tandis que leurs maris et leurs enfants dormaient encore. Ces chansons représentent une production culturelle autonome d'une rare authenticité de femmes des temps anciens. A travers ces chants, elles se communiquaient leurs émotions et leurs opinions sur la vie et la féminité. Les moulins traditionnels étant graduellement remplacés par des meules mécaniques, on chanta de moins en moins fréquemment ces chansons. Mais elles bénéficient à présent d'un renouveau grâce au travail de Hema et Guy, et sont utilisées dans des groupes de femmes. Voir Kamble et Kamble (1994). 17

. Des spécialistes féministes de différentes disciplines témoignent des efforts visant à développer une méthodologie pour enregistrer des récits oraux de vie qui soit fidèle à leurs principes de donner du pouvoir aux femmes. Voir par exemple Berger Gluck et Patai (1991). 18

. Une série de publications dirigées par Josselson et Lieblich (1993, 1994, 1995) contiennent des travaux sortant des sentiers battus sur les méthodes qualitatives d'investigation pour l'étude des vies et des histoires de vie. 19

. Voir l'Introduction de l'auteur dans Ahmed (1994). 20

. L'idée d'`incarnation' est également abordée par Rosi Braidotti, bien que pas explicitement par rapport à la spiritualité. Dans la section `Reprendre possession de l'espace corporel: un projet opportun' de son chapitre sur `Les Philosophies Radicales de la Différence Sexuelle' (Braidotti, 1991: ch. 8), elle déclare que: `l'accent sur le corps coïncide avec l'appel post-Nietzschien à surmonter le dualisme classique corps-esprit en vue de repenser les structures de la subjectivité humaine'. Se référant au mouvement de l'écriture féminine basé en France dans lequel la question du corps s'est révélée centrale aux philosophies féministes radicales sur ce sujet, elle note que le corps `ne peut être réduit à son aspect biologique, ni limité à un conditonnement social. Dans une nouvelle forme de "matérialisme corporel", le corps est considéré comme un interface, un seuil, un champ d'intersection de forces matérielles et symboliques; le corps est une surface où sont inscrits de multiples codes de pouvoir et de savoir; c'est une construction qui se transforme et exploite des énergies d'une nature hétérogène et discontinue` (ibid: 219). 21

. Charlene Spretnak (1993) prend position contre le post-modernisme destructeur qui conduit au déni de sens et par conséquent à l'absence de sens, qu'elle considère comme le grand piège de l'époque moderne. En lieu et place, elle nous invite à repenser et, plus important encore, à expérimenter la pertinence des enseignements et pratiques centraux des grandes traditions de sagesse spirituelle pour la vie quotidienne, y compris les questions économiques et politiques. `Pour participer aux traditions de sagesse, il nous faut explorer des possibilités en franchissant des limites paroissiales et apprécier des idées spirituelles centrales indépendamment des religions institutionnelles qui ont pu s'ériger autour d'elles`.

Cherchant à `illuminer' des questions centrales de notre époque, elle se penche sur les enseignements de Bouddha (pour ce qui touche à `l'esprit, la perception et la souffrance mentale`), les pratiques spirituelles des Peuples Indigènes (pour ce qui est du `lien intime avec le reste du monde naturel`), le renouveau contemporain d'une spiritualité inspirée par les divinités féminines (en ce qui concerne `la conscience que le corps est inextricablement imbriqué dans un tissu de relations`) ainsi que les enseignements centraux des religions sémites, du Judaïsme, du Christianisme, de l'Islam (pour ce qui est de `l'éthique sociale comme expression de notre compréhension de l'unicité divine`). 22

. Florence Mafeking, représentant l'Organisation des Associations Rurales pour le Progrès (ORAP), rapporte lors de l'Atelier à El Taller sur Sexe et Développement (Tunisie) que ce mouvement populaire indigène zimbabwéen pour l'autonomie mobilise les gens par le biais de l'amalima, concept d'unités familiales travaillant ensemble. Cette coutume traditionnelle, qui fut récemment mise en péril par l'individualisme, acquiert un nouveau souffle grâce à ORAP (Voir Reflexion, 1992).

REFERENCES

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