Cette page est une version archivée le 02 avril 2006 du site/annuaire horizon local de Globenet.
Ce site est maintenant fermé; il n'est plus tenu à jour, les informations peuvent être datées ou erronées,
et le seront de plus en plus au fil du temps. Et les formulaires sont désactivés.

"Ce que les mots ne disent pas: L'alliance... Tour de Babelle ou écoute interculturelle?"

Par Edith Sizoo


"Pourquoi vous, les Mzungu (les blancs),
vous n'essayez pas de comprendre les esprits
des Africains plus que leur capacité de travailler?
Vous ne comprenez pas que vos mots n'appartiennent
pas à nos esprits"
Mukahamubwatu - villageoise Mapanza, Zambia

L'Alliance pour un Monde Responsable et Solidaire vise à mobiliser des êtres humains de tous les coins du monde afin de réfléchir et d'agir ensemble "pour que le 21ème siècle soit vivable dans le respect de la diversité des peuples et dans celui des grands équilibres écologiques planétaires" (Proposition pour l'organisation de la voie sectorielle et des chantiers thématiques du 13/12/95).

"Nous vivons, dans la plupart des pays, une crise de valeurs. Face à cette crise et aux angoisses collectives qui en résultent, il faut (...) rechercher ensemble, enrichis de nos différences, les valeurs, les systèmes de pensée, les modes de représentation du monde adaptés aux défis de demain, chacun acceptant d'être transformé au contact des autres" (idem, p.9).

La Plate-forme et les textes successifs de l'Alliance ont su inspirer de l'enthousiasme chez un grand nombre de personnes d'horizons très divers. Cependant, l'Alliance ne se veut pas seulement un mouvement mondial de gens animés par une idée : " il ne suffit pas d'identifier les valeurs de demain. Il faut aussi définir des stratégies d'évolution de tout ce qui contribue à façonner et transmettre les valeurs et les représentations ... " (idem, p. 9).

L'Alliance vise donc à la mobilisation d'idées concernant la mise en oeuvre de transformations sur le plan social, économique, politique et environnemental. Il s'agit de "faire émerger quelques valeurs communes à toute l'humanité, pouvant servir de socle explicite à une gestion collective de la planète pour le prochain siècle". La Plateforme énonce, pour sa part, 7 grands principes : " de sauvegarde, d'humanité, de responsabilité, de modération, de prudence, de diversité et de citoyenneté ". Mais elle ajoute à juste titre que "de nombreux autres efforts vont dans le même sens" (idem, p.9). On pourrait y ajouter par exemple: démocratie, développement, dignité, respect, solidarité et --pourquoi pas-- " alliances ". Détecter ces notions " communes " est important, car elles pourraient en effet s'avérer être des signes avant-coureurs d'un changement de paradigme.

C'est précisément à ce stade-ci de l'enthousiasme devant les "quelques valeurs communes à toute l'humanité" qu'il faut être vigilant. Dans la communication internationale, l'usage 'commun' de quelques langues (prédominamment l'anglais, le français et à un degré moindre l'espagnol) voile le fait que la communication entre des représentants de "toute l'humanité" est par définition inter-culturelle, c.à.d. habitée par la présence invisible de représentations et de valeurs associées aux notions (concepts, principes, idées de base, visions du monde, etc.) énoncées. Les interprétations culturelles de ces notions sont sous-jacentes et rarement rendues explicites dans des rencontres ou négociations internationales.

" Le droit à la différence " est généralement reconnu, mais peu nombreux sont ceux qui font l'effort de préciser en quoi ces différences consistent réellement.

Le manque d'écoute et d'attention à ces différences voilées peuvent être sources de maints malentendus culturels. Ceux-ci sont implicitement présents à tous les niveaux de communication entre personnes utilisant des langues différentes. Ils se manifestent surtout quand il s'agit de mettre en oeuvre, dans des pratiques concrètes, les " principes " convenus , que ces pratiques s'appliquent au social, à l'économique, au politique, ou au religieux.

Exemples :

R Pendant une conversation d'Edith au Maroc avec un homme arabe à propos de l'Alliance, le Marocain dit : "J'aime bien l'idée de base de cette Alliance. Mais y souscrire, ça pose quandmême problème. Ces notions de responsabilité et de solidarité, ça ne passe pas très bien ici. Prenons l'idée de " responsabilité " : quand je laisse tomber ce verre que je tiens dans ma main , je ne dirais pas dans ma langue "Je suis désolé, j'ai laissé tomber un verre", je dirais : "Un verre s'est cassé". C'est que nous n'aimons pas tellement cette idée de responsabilité individuelle. Et même l'idée de responsabilité civique ou de citoyenneté, c'est très occidental, vous savez, très occidental. Ce que les gens chez nous comprennent très bien, c'est la notion de loyauté, mais alors-là, c'est autre chose ! Et la notion de solidarité ? Pour nous, c'est associé plutôt au Jihad, la guerre sainte musulmane!

R Yu Shuo raconte ses difficultés linguistiques, sociales et politiques à traduire la Plateforme en langue chinoise (le Mandarin). Pour commencer, elle s'est heurtée au concept le monde : cette notion évoque en premier lieu la Chine située au centre de la terre. (Tout le reste constitue les lieux où vivent " les barbares "). Yu Shuo, en traduisant la Plateforme de l'Alliance, a dû choisir une autre notion qui est écrite en deux caractères signifiant le temps (shi qui est composé du passé, présent et futur) et l'espace (jie les limites de l'espace : Est, Ouest, Nord, Sud) : shi jie signifie le monde humain et géographique.

Pour alliance elle a choisi le mot lian meng : lian signifie un ensemble de (p.ex. dix foyers valent un lian, mais dix rues valent aussi un lian) et meng veut dire prêter serment au temple en sacrifiant un animal. Lian meng réfère aujourd'hui à des associations politiques ou militaires (!).

La notion de responsabilité (ze ren) reflète la nature typiquement paradoxale de la pensée chinoise. Elle réfère d'une part aux détenteurs de pouvoir qui d'office sont censés être responsables, tandis que les autres êtres humains en tant qu'individus ne le sont pas. Ils n'ont qu'à obéir au chef. Le refus de se responsabiliser individuellement se manifeste aussi par le fait qu'un individu ne met pas volontiers sa signature sous un contrat, une Charte (ou un texte tel que la Plate-forme....). C'est trop dangereux ! On préfère le sceau qui est neutre.

D'autre part, la notion de responsabilité réfère aussi à un principe moral qui dit que tout le monde est responsable de tout le monde sous le ciel. Cependant, pour autant qu'on pratique ce principe moral (p.ex. en venant au secours de personnes inconnues dans une maison en feu), ce n'est pas par un sentiment d'obligation morale, mais pour manifester publiquement sa bonté, pour ne pas perdre la face, pour ne pas avoir honte. Cette responsabilité-là ne se pratiquerait jamais vis-à-vis des personnes qui sont loin.

La notion de solidarité (xie li = aider son chef) évoque en Chine des souvenirs de la solidarité forcée au nom de l'idéologie communiste. Expérience pénible... Si, dans la culture occidentale, les principes moraux de responsabilité et de solidarité sont liés à la notion de culpabilité en Chine les principes moraux sont plutôt inspirés par la notion de honte. Cette différence culturelle mène à des pratiques différentes.

R Nadia Leïla Aïssaoui (Algérie) remarque que les traductions faites jusqu'à présent de la Plate-forme Pour un Monde Responsable et Solidaire se sont limitées à une reprise littérale des termes et une traduction mot à mot. Rien que la première phrase du texte risque de désintéresser complètement les lecteurs arabes : "Si nos sociétés continuent encore longtemps à fonctionner et à se développer comme elles le font, l'humanité va finir par se détruire. Nous rejetons cette perspective". Pour les lecteurs en langue arabe les mots "nos sociétés" ne réfèrent qu'aux sociétés dont on se sent proche culturellement et non point à toutes les sociétés de la planète. Dans les langues européennes, le terme développement ne réfère plus uniquement à une idée de progrès bénéfique, mais en est arrivé à inclure également toutes les conséquences de l'industrialisation pour l'environnement et la désintégration sociale. En langue arabe, par contre, le terme se développer (noumou) a toujours la connotation très positive d'épanouissement (nathj), de maturation (des plantes et des individus), d'amélioration, d'ouverture et de diffusion. Il est difficile dans ce cas d'approuver la première phrase de la Plate-forme, car elle inclut d'emblée un non-sens. Nos sociétés (arabes) n'aspirent qu'à s'épanouir sans pour autant avoir le sentiment que cela finirait par la destruction de l'humanité ! Comment accepter que son propre épanouissement soit une menace à ce point globale ?

R Une investigation en cours, menée par Edith sur l'existence et l'interprétation de principes fondateurs liés à l'idée de développement, a révélé que, dans beaucoup de langues non-occidentales, des notions qui justifient l'idée du développement comme progrès, émancipation, pauvreté, justice, solidarité, droits, etc. ou bien n'existent pas du tout ou bien sont représentées de façons bien différentes de celles du " Nord ".

La notion de solidarité p.ex. existe en Afrique, mais n'est point associée à un choix libre. La solidarité y est une donnée, une obligation basée sur l'appartenance à un groupe. Elle est liée à des relations avec des personnes qu'on peut identifier. En Europe, au contraire, on peut décider de vouloir (ou de ne pas vouloir) être solidaire avec des personnes que l'on ne connaît pas (p. ex. les Comités de solidarité avec des indigènes opprimés au Guatamala).

Ces exemples démontrent au moins quatre choses d'importance vitale pour la dynamique de l'Alliance :

1. Une mise en garde quant aux pièges culturels de la traduction d'un texte de base qui se veut "un point de départ acceptable pour une grande diversité de milieux et de sociétés" (voir texte L'Implication de la FPH dans le développement de l'Alliance, 13/11/96, p. 4).

La Plate-forme de l'Alliance est issue d'une façon prédominamment occidentale de percevoir et de concevoir la réalité et d'y donner des mots (le texte de départ était écrit en français et puis traduit dans une vingtaine d'autres langues, dans certains cas sur base de la traduction anglaise). Les traducteurs étaient contraints de suivre les textes français et anglais de la Plate-forme. Mais les mots contiennent aussi tout un contexte culturel de valeurs et de représentations ! Rien qu'en facilitant l'explicitation des difficultés rencontrées par les traducteurs/trices, les solutions trouvées et (surtout) les connotations culturelles de celles-ci, nous créerions un dialogue fascinant et tout à fait pertinent entre les visions du monde présentes au sein de l'Alliance.

2. La nécessité d'ouvrir un processus d'enrichissement et d'actualisation culturels de la Plate-forme :

Toutefois le dialogue (visé sous 1.) ne doit pas se restreindre à une démarche à sens unique : du texte de départ vers d'autres langues (= contextes culturels). Il doit être enrichi par une démarche en sens inverse aussi : des autres contextes culturels vers le texte de départ.

Ce processus peut être entamé d'une façon toute concrète : inviter les signataires de la Plate-forme à actualiser celle-ci, non en la remplaçant ou en la ré-écrivant, mais en l'enrichissant des notions chères à leurs cultures respectives et qui expriment des valeurs pertinentes pour leurs sociétés. (P.ex. le concept chinois du Yin Yang, la notion hindoue de ahimsa, le précepte bouddhiste de metta sutta, la pratique zimbabwéenne de amalima, la signification de makaginhawa aux Philippines, la signification multiple de Al-Rahman dans la culture musulmane, etc.

Cette démarche invite à une vraie écoute inter-culturelle .... Sinon, l'Alliance risque d'animer une danse autour de la Tour de Babel ...

La première contribution à écrire par les traductrices/teurs de la Plate-forme et d'autres Allié(e)s intéressé(e)s traitera des questions suivantes :

* Pour les traductrices/teurs :

1. En traduisant le texte de la Plate-forme, quelles étaient les notions qui vous ont posé problème du point de vue culturel ? Pourquoi ?

2. Quelles solutions avez-vous trouvées (quelles notions, concepts, principes de base, etc.) ?

3. Que signifient ces notions dans votre langue ?

4. Qu'impliquent-elles, chez vous, dans les pratiques quotidiennes ?

5. Quelles notions chères à votre culture et exprimant des valeurs pertinentes pour votre société mettriez-vous dans un texte international qui vise à mobiliser les gens pour créer un monde meilleur? Expliquez-en la signification étymologique et culturelle.

* Pour les autres Participant(e)s :

1. En lisant la Plate-forme dans votre propre langue, quelles notions vous posent probème du point de vue culturel ? Pourquoi ?

2. Quelles notions chères à votre culture et exprimant des valeurs pertinentes pour votre société mettriez-vous dans un texte international qui vise à mobiliser les gens pour créer un monde meilleur ?

3. Que signifient ces notions dans votre langue ?

4. Qu'impliquent-elles, chez vous, dans les pratiques quotidiennes ?

Ce programme du Réseau Cultures-Europe est une contribution au chantier thématique : " Evolution des systèmes de valeurs et de représentations ".


Réseau Culture

Pour plus d'informations, contacter:
Réseau Culture
174, rue Joseph II - 1000 Bruxelles
Tél : +32 (0) 2 230 46 37 - Fax : +32 (0) 2 231 14 13
site-reseau.cultures@skynet.be


| Sommaire |

Horizon Local 1996-2001
http://www.globenet.org/horizon-local/