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Gens du voyage: le nécessaire renouvellement de l'intervention publique

Par Martine Chanal et Marc Uhry


Le projet de loi relatif à l'habitat des gens du voyage présenté à l'Assemblée Nationale a été adopté en première lecture, le 24 juin 1999, malgré les quelques 200 amendements présentés.

Cette prolifération de retouches n'est pas pour autant synonyme de débat : les parlementaires ont paru favorables à l'élaboration d'un nouveau dispositif législatif. Pas de débat au fond, sur l'opportunité d'une nouvelle loi, sur sa place dans le cortège réglementaire, ni sur les fondements et modalités de l'intervention publique à l'égard des gens du voyage.

Or le moment nous paraît justement opportun pour s'interroger sur les façons d'appréhender la question de l'accueil des gens du voyage et sur les effets de l'action publique.

La logique de traitement des populations du voyage, oscillant entre dispositifs spécifiques et droit commun, menace de rater les objectifs revendiqués. En effet, l'intervention publique, telle qu'elle ressort des différents textes existants en matière "d'accueil et d'habitat des gens du voyage" , entretient un rapport paradoxal au droit commun, donc à la citoyenneté du public visé. Il est vrai que ce champ regroupe une gamme d'interrogations complexes : Comment garantir la diversité culturelle dans l'égalité républicaine ? Les lois s'adressent-elles à une population ou à des caravanes ? En filigrane, vise-t-on principalement à garantir l'ordre public ou à assurer l'émancipation des personnes ?

Il s'agit donc ici de décoder les grilles de lecture des pouvoirs publics, telles qu'elles sont révélées par les diagnostics des besoins. Cette difficulté à comprendre les besoins sociaux trouve un écho dans le trouble relatif à l'identité juridique du groupe social visé et du coup, dans un problème d'identité de la Loi en cours de discussion, déconnectée de l'ensemble des grands cadres législatifs et réglementaires concernés.

Il nous paraît essentiel de creuser ces questions, pour donner un contenu à la future Loi et améliorer les chances de réussite des projets locaux. C'est une condition nécessaire à la construction de réponses pertinentes qui, partant du droit commun, s'adaptent à la diversité des modes de vie.

Préalablement précisons que le point de vue qui sera le notre ci-après résulte d'un travail de terrain engagé depuis près d'une dizaine d'années sur la question de l'accueil des gens du voyage notamment dans le cadre de l'élaboration et de la mise en oeuvre des schémas départementaux (loi Besson), mais aussi plus largement de nos interventions en faveur du logement des personnes défavorisées. A partir de ce travail avec les personnes concernées et les institutions, il est possible de contribuer à une meilleure compréhension des besoins et du fonctionnement des dispositifs.

I - La discrimination passive

1.1 - Une nouvelle loi, pour une logique ancienne

Une loi est donc prévue, qui encourage la création d'aires d'accueil pour les gens du voyage. A quoi cette loi prétend-elle répondre ?

- d'une part, au besoin de places pour les caravanes qui stationnent ça et là,
- d'autre part, au problème d'ordre public que les communes soulèvent.

Ce projet de loi prévoit, à la suite de l'article 28 de la loi Besson, l'obligation pour les communes de plus de cinq mille habitants de produire une aire spécifique d'accueil des caravanes en mouvement, voire pour l'accueil des familles sédentaires vivant en caravane. Pour encourager le respect de cette obligation, l'État prévoit d'aider largement les communes à l'investissement et au fonctionnement de ces aires.

Le projet constitue donc une avancée, puisqu'il encourage la production de solutions. Mais ce faisant, il perpétue un modèle d'intervention publique basée sur la ségrégation sociale, spatiale et administrative des gens du voyage.

Témoins de cette réalité, la faible prise en compte des besoins sociaux et l'absence d'articulation entre la réglementation spécifique aux gens du voyage et l'ensemble des dispositifs législatifs.

1.2 - L'habitat caravane écarté du cortège réglementaire ordinaire

Les mesures législatives s'adressent aux caravanes et aux communes. Les personnes, renvoyées à leur étrangeté, sont un peu oubliées et demeurent confinées aux marges de la société.

Cet oubli des personnes et de leurs besoins sociaux est non seulement une réalité tangible, mais elle est organisée juridiquement. Les dispositions organisant l'habitat caravane ne sont pas articulées aux dispositifs réglementaires ordinaires d'organisation de l'habitat : urbanisme, politique de la ville, politique de l'habitat...

o L'habitat caravane et l'occupation des sols

Jusqu'à présent, comment les communes accueillent-elles les caravanes de passage ? Le plus souvent par l'expulsion. Au mieux, par la production de quartiers spéciaux, avec enclos et gardiens, principalement organisés par le désir des élus locaux de contrôler une population réputée problématique.

L'État assure le relais de cette logique : la future loi concernant l'habitat caravane ne réfère pas aux textes généraux qui régissent l'habitat et l'occupation des sols. Les caravanes y sont pourtant soumises (elles doivent stationner sur des terrains constructibles, à condition en outre de respecter certaines dispositions particulières des Plans d'Occupation des Sols).

Si les textes relatifs à l'accueil des gens du voyage n'y réfèrent pas, c'est parce que leur objectif n'est pas l'intégration de l'habitat caravane à l'ensemble de l'habitat, ni l'intégration des gens du voyage à l'ensemble de la population.

L'habitat caravane mérite d'être envisagé en terme d'occupation des sols et de droit à l'habitat choisi.

Plutôt que de prévoir des zones d'assignation pour les caravanes, il faudrait identifier les zones et les raisons pour lesquelles elles seraient malvenues. Concrètement, s'il faut prévoir des zones spécifiques, c'est uniquement pour permettre des dérogations "positives" aux règles ordinaires, notamment aux dispositions particulières des POS, inadaptées aux caravanes (comme par exemple la nécessité pour les lieux d'habitat d'avoir un toit en pente…).

o Hors du droit au logement

Les caravanes, même comme résidences principales, n'ouvrent droit à aucune aide au logement. Sauf dans quelques rares départements très volontaires, il n'existe pas d'aide à l'achat des caravanes.

Les habitants en caravane qui disposent de revenus modestes se voient généralement refuser leurs demandes de prêts par les banques. Ils doivent donc se retourner vers les organismes de crédit. Ils y remboursent en général le double de la valeur d'achat de leur caravane. En moyenne, chaque ménage rembourse entre 2 500 et 3 500 francs mensuels, auxquels s'ajoutent 300 à 1 000 francs de redevance pour l'emplacement, plus les fluides... Au total : entre 3 500 et 5 000 francs par mois, sans qu'aucune aide de droit n'ait été envisagée. Et lorsqu'ils sont confrontés à une difficulté d'habitat, les "caravaniers" ont rarement la possibilité de bénéficier d'un accompagnement social lié au logement. La plupart des Fonds de Solidarité Logement rechignent en effet à définir des lignes relatives à l'habitat caravane.

Même lorsque chacun convient qu'elles font office d'habitat principal, les dispositifs d'aide reconnaissent difficilement la valeur "habitat" des caravanes.

D'une manière plus générale, les Plans Départementaux d'Action pour le Logement des Défavorisés (PDALD) intègrent rarement l'habitat caravane et les gens du voyage dans leurs préoccupations.

Les dispositifs d'aide à l'habitat tiennent donc les ménages vivant en caravane à l'écart de leurs prestations, alors que la possibilité réelle pour les ménages concernés de s'assurer un habitat décent est très réduite : localement, en plus des contraintes réglementaires, les caravanes sont soumises à l'hostilité des riverains et élus locaux, qui refusent le plus souvent de les laisser s'installer. L'habitat caravane est réputé indigne, non seulement à vivre, mais à voisiner.

o Absent de la politique de la Ville

Alors que la diversité de l'habitat et la mixité sociale sont au cœur du discours prétextant toute nouvelle orientation des politiques de la Ville, la place des gens du voyage dans la Ville n'est pas pensée publiquement. La nouvelle loi ne déroge pas à ce silence. Les règles antérieures préconisent d'éviter la proximité des autoroutes, aéroports et stations d'épuration (...) pour implanter des aires d'accueil à destination des gens du voyage. Mais rien n'existe sur les liens entre cette aire et la Ville si ce n'est qu'elle doit être située à une distance maximale de 2 km par rapport aux services et équipements (soit près de 30 mn de marche à pieds !). Rien n'oblige une commune à considérer l'aire d'accueil des nomades comme un quartier, c'est à dire lui faire profiter des services communaux. Il s'agit rarement de considérer les nomades comme des citoyens, temporaires mais à part entière, vivant dans un quartier de la Ville.

Et de fait, les communes gèrent le plus souvent la "verrue" urbaine qu constitue l'aire d'accueil comme une enclave extra-territoriale, renvoyée géographiquement aux confins du territoire communal, à proximité des signes de dégradation sociale (décheterie, incinérateur, décharge,…).

Les pouvoirs publics locaux n'ont souvent rien de plus pressé que de confier la gestion de l'aire à un sous-traitant, se déchargeant du même coup de tout rapport avec ce quartier et ses habitants. Le nouveau projet de loi les incite à aller dans ce sens en finançant éventuellement une gestion du site avec des prestations propres à l'aire d'accueil, donc déconnectées du reste de la Ville et des services ordinaires.

L'accueil des gens du voyage n'est qu'exceptionnellement évoqué dans les Contrats de Ville, les Programmes Locaux de l'Habitat, les Conférences Intercommunales du Logement ou autres instances liées à la politique de la Ville et de l'habitat.

L'articulation entre la production de quartiers d'habitat atypiques et les outils de la Politique de la Ville est donc à peu près inexistante.

1.3 - Une Loi d'exception pour une population niée

o Loi caravane ou loi sur les minorités

Ségrégation : le mot est fort. Il signifie la mise à l'écart sociale et spatiale d'une minorité, par la majorité. C'est le cas des gens du voyage, et les orientations actuelles ne semblent pas devoir modifier la donne.

Comment à la fois produire de la réglementation sur les "gens du voyage" et nier la "minorité" ? Les gens du voyage posent un problème idéologique à la République jacobine. Ils disposent de cultures, de langues, de pratiques sociales qui leur sont propres et qui font d'eux une -et même plusieurs- minorités. Pour autant, tous ne vivent pas en caravanes et des personnes qui vivent en caravane ne sont pas tsiganes. Alors, Loi tsigane ou Loi caravane ? De fait, la Loi qui prévoit l'accueil des caravanes-résidences-principales a tranché.

Comme nous l'avons vu précédemment, cette future loi qui veut s'adresser à une minorité n'est pas capable de la qualifier. On ne sait pas ce qu'elle recouvre, ce qui est peut-être souhaitable, dans la mesure où cette absence de définition laisse une souplesse d'interprétation. Mais ce qui est problématique, c'est qu'en légiférant sur une minorité de fait, le législateur n'a pas prévu la place des minorités dans le concert national.

L'accueil des gens du voyage (en réalité l'accueil des caravanes servant d'habitat principal) relève par exemple du Droit des Étrangers, même si les familles concernées sont en France depuis plusieurs siècles. Le Code de la Sécurité Sociale classe précisément les gens du voyage parmi les étrangers. Pour accéder aux prestations des CAF, aux écoles, bref à tous les services territorialisés, les itinérants doivent emprunter des chemins spécifiques, pour obtenir des traitements spécifiques, relevant de services spécifiques. Rien d'étonnant donc à ce que dans certaines Préfectures ce soit le Service de l'Intégration et des Rapatriés qui gère le "dossier gens du voyage"...

Produirait-on des citoyens de seconde zone ? Oui.

Qui sait encore que ces citoyens français n'ont pas droit au même titre d'identité que les autres ? A la place de l'usuelle carte d'identité, ils disposent d'un "carnet de circulation", bâti sur le modèle des carnets ouvriers qui servaient à contrôler la plèbe séditieuse du siècle passé.

Non contente de cloisonner son habitat, la majorité enferme cette minorité dans un isolement administratif, difficilement justifiable. Au-delà des caravanes, l'action publique s'adresse bien à un groupe déviant dont il s'agit d'assurer "l'insertion". Ce mot révèle en la circonstance toute l'ambiguïté des politiques auxquelles il réfère : par le traitement de la différence, l'objet de l'intervention publique est de circonscrire la déviance et de faire accéder les personnes à la norme.

Cette approche ne comprend les différences que comme des handicaps et nie les besoins sociaux des minorités.

Or peu d'interventions partent de la volonté d'assurer une norme de confort ou une égalité de chances, plutôt préoccupées que les différences ne perturbent pas le fonctionnement de l'ensemble de la société. L'État aidera par exemple les communes à "gérer" les terrains. Cela répond effectivement à un besoin des communes, pour qui cette charge est importante. Mais cette aide ne correspond pas forcément à une reconnaissance des personnes et de leurs besoins. Par exemple, la future loi prévoit que la Dotation Générale de Fonctionnement aux communes comptabilise un résident par caravane, plutôt que le nombre réel de résidents en caravane : le même système de comptage que les résidences secondaires... Les habitants en caravane seraient-ils des résidents secondaires ?

On devine à l'expérience, que le soutien de l'État sera converti en aide au "gardiennage" des terrains. L'État aidera à la médiation, à l'animation, dans le cadre de dispositifs propres aux terrains. Mais rien n'est prévu pour adapter les services de droit commun, notamment les services sociaux et les écoles, à la diversité de la demande.

Parallèlement à la volonté de normaliser cette population encombrante, on continue à l'entretenir dans son isolement. Alors que les gens du voyage sont de plus en plus déconnectés des circuits économiques classiques, les services habituels d'aide à l'emploi n'y prêtent pas une attention particulière. Des gens du voyage isolés dans leur habitat, privés des circuits économiques ordinaires, marginalisés sur un plan administratif, interdits d'accès aux services sociaux communs : voilà ce qu'entretient la logique d'intervention publique, passée et présente.

1.4 - Respect et contradictions des orientations européennes

Le récent débat sur les langues régionales a montré le malaise de la France face à la reconnaissance des minorités, même dans le cadre des normes fixées par l'Union Européenne. Les positions embarrassées des "pour" (soupçonnés de micro-nationalisme) et des "contre" (soupçonnés d'archao-jacobinisme) révèlent les tabous qui entourent la question des minorités en France.

Ainsi, concernant l'accueil des gens du voyage, la France entretient un rapport paradoxal aux orientations du Conseil de l'Europe , qui prévoit une série de mesures visant à combattre les discriminations.

Autant la France apparaît en pointe, par rapport au respect des orientations européennes, qui recommandent au pays d'adopter une législation spécifique à l'égard des gens du voyage, autant les fondements et les orientations de cette réglementation oublient les préconisations européennes :

- des dispositions spécifiques visant à empêcher les discriminations, notamment dans les secteurs de l'emploi, du logement et de l'éducation,

- des règles en matière de domicile et d'urbanisme qui n'entravent pas le mode de vie des personnes concernées,

- le combat contre toute forme de ségrégation scolaire.

L'objectif du Conseil de l'Europe est bien de répondre à des besoins pour établir une politique d'émancipation qui ne soit pas une politique normative, ni une politique ségrégative. L'absence de prise en compte de ces axes anti-discriminatoires par la future Loi menace d'aboutir à ces deux écueils.

II - Vers une compréhension des besoins en matière d'habitat

2.1 - Emplacements caravanes ou besoins d'habitat

La connaissance des besoins constitue le préalable à la programmation des réponses. Ce syllogisme apparent est loin de guider les pratiques : les dispositifs actuels s'appuient sur une batterie d'outils et de concepts qui, partant de l'offre, semblent dénier la demande.

o La définition d'un public ou d'un mode d'habitat.

o Les modes opératoires et les "catégories" utilisées.

Les recensements relatifs à l'accueil des gens du voyage s'appuient habituellement sur différentes sources : comptage des infractions à la législation sur le stationnement par les services de police, recensements par les communes, informations détenues par les acteurs locaux (services sociaux, instituteurs, associations, .... ).

Ces informations quantitatives sont issues du relevé des caravanes présentes, des flux constatés (succession de caravanes, nombre de jours de présence..), des personnes connues et des enfants scolarisés. Les catégories utilisées varient peu : la caravane, la mobilité (sédentaires, itinérants, semi sédentaires..), la taille des groupes.

Ces techniques tendent à ne prendre en compte que les situations visibles et surtout, tendent in fine à faire l'état des lieux des politiques d'accueil, dans la mesure où l'offre disponible et les contraintes déterminent largement la fréquentation : report sur les communes les moins hostiles, durées d'installation faibles lorsque les arrêtés municipaux limitent le stationnement à 48 heures, stationnement sauvage lorsque aucune possibilité d'accueil n'est proposée.

On recueille ainsi moins des besoins humains que la mesure des caravanes en mouvement. Or ces déplacements sont largement déterminés par l'offre ou la pénurie d'offre. Il en résulte que nombre de familles sont considérées comme étant de passage alors qu'elles sont en réalité "en déshérence d'habitat" et n'ont pas les moyens de s'arrêter. Et inversement, des familles sont considérées sédentaires alors qu'elles sont immobilisées faute de moyens pour voyager.

o Les individus et le(s) groupe(s)

Les données telles qu'elles résultent de la plupart des diagnostics tendent à se focaliser sur les différences, voire les déviances de la population ciblée (spécificité des modes de vie, troubles à l'ordre public notamment) mais ne disent rien sur les besoins des familles en matière d'habitat. Les besoins ne sont pas analysés à partir des critères habituels : ressources du ménage, composition familiale, trajectoire résidentielle.... mais à partir de catégories qui mettent en exergue des modes d'installations et des formes de mobilités variables.

Ces approches tendent à privilégier la spécificité de l'habitat et du coup du groupe au détriment des besoins individuels. C'est au nom de la particularité culturelle constituée par l'habitat caravane (et son corollaire : la mobilité) que l'intervention publique fonde son action au détriment des principes républicains d'égalité des chances et de rapport direct entre les citoyen et l'autorité. Quoiqu'on pense de ce modèle, il ne saurait être abrogé sans être remplacé par un autre. A défaut, les individus sont réduits à leur particularités collectives (habiter en caravane) et l'action publique ne consiste qu'en la gestion de cette spécificité.

A jauger des besoins en se fondant sur la différence, l'intervention publique s'enfonce dans le paradoxe. Les récriminations récurrentes à l'égard de ces populations se trouvent renforcées par ces dérogations au droit commun : le sentiment de non respect des "droits et devoirs" est renforcé par la distance entretenue entre les gens du voyage et le droit ordinaire.

Sur le fond du projet de loi, l'absence de débat menace de transformer la reconnaissance d'une diversité culturelle en simple ghettoïsation.

2.2 - Des gens de nulle part ?

o Les liens au territoire.

La mobilité potentielle ou réelle qu'autorise l'habitat caravane ne signifie par pour autant que le déplacement est permanent et que les gens du voyage seraient de nulle part ; l'itinérance n'est pas synonyme d'errance. L'exercice visant à demander aux gens "d'où êtes-vous ?" permet rapidement de constater que l'attachement territorial est généralement fort. Si la revendication du déplacement est largement présente dans les propos de certaines familles (et associations), elle ne remet pas en cause le sentiment d'appartenance à une "région" ; les cimetières témoignent par exemple de l'attachement à un lieu.

Même si parfois la valorisation du voyage ou l'obligation au voyage (cf. ci-dessus) viennent interférer sur les comportements des personnes, la mobilité restent réelle dans les propos de la plupart des familles. Pour autant, on constate également que les familles du voyage reviennent généralement chez elles c'est à dire dans leur région d'appartenance pour la période hivernale (celle-ci étant plus ou moins longue selon les familles). L'appartenance à un territoire, qui dans la majorité des cas, est complètement négligé dans les approches proposées, constitue pourtant un critère essentiel à la compréhension des besoins. Dans tous les cas, les déplacements ne sont pas le fruit du hasard ; ils correspondent à des habitudes, à des activités économiques, à des visites à des parents ou à l'organisation de manifestations religieuses.

L'intervention publique en matière d'accueil et d'habitat des gens du voyage s'est pourtant souvent limitée à une offre destinée à accueillir des familles de passage réputées ne pas rester du fait de leur qualité de nomade et d'étrangers à la cité.

Différents facteurs expliquent l'ancrage territorial des familles et contribuent à façonner les besoins en matière d'habitat :

L'importance de ces liens familiaux dans les déplacements, et donc pour le stationnement, n'est pas ou peu prise en compte. Le fonctionnement "hôtelier" des aires de passage ne permet notamment pas de choisir ses voisins, donc d'accueillir sa famille. Les enfants ne peuvent souvent pas venir et s'installer "chez" leurs parents. Cette inadaptation de l'organisation de l'installation, sur les terrains de passage, mais également sur nombre de terrains familiaux, contribue aux difficultés de gestion et à la persistance du stationnement spontané.

o Du lien à la production d'offre.

Ce rapport au territoire ne peut être appréhendé à partir du simple comptage de caravanes et de leur flux. La tendance actuelle, qui vise à proposer des terrains de passage aux caravanes qui passent et du logement adapté ou du terrain familial aux caravanes qui ne bougent pas, conduit dans bien des cas, d'une part, à surestimer les besoins en emplacements caravanes (une même caravane étant comptée à de multiples reprises génère une multiplication des besoins d'emplacements) et, d'autre part, à produire une offre inadaptée qui sera rapidement détournée de sa vocation initiale et qui contribuera à alimenter les représentations déjà bien ancrées (ils ne respectent rien, ils cassent tout...).

Il n'y a pas de lien de cause à effet direct entre une mobilité identifiée sur un territoire donné et les produits d'habitat à proposer. Ainsi, pour les autorités locales, l'itinérance des caravanes (qui viennent et repartent) révèle le besoin d'une aire de passage, pour leur permettre de s'arrêter ponctuellement. En réalité, il va s'avérer qu'il s'agit d'enfants qui viennent régulièrement rendre visite à leur parents. Parents qui ne disposent pas d'un terrain, alors qu'ils ne voyagent plus. Il est alors probable que le groupe familial agrandi s'installera spontanément ("stationnement sauvage") alors que les terrains aménagés ne sont pas nécessairement complets mais qu'ils ne peuvent s'adapter à la demande qui est tout naturellement, de vivre en famille.

Les concepts de passage ou de sédentarité ne permettent pas à eux seuls d'analyser les besoins et encore moins de produire des solutions adaptées. C'est en fait l'analyse des besoins du groupe familial et non des caravanes qui est à regarder de plus prés.

De même, en l'absence de terrains prévus pour les gens du voyage, les groupes familiaux ont toutes les chances de ne pas pouvoir rester plus de 15 jours (surtout s'il n'y a que deux ou trois caravanes), de fait ils sont considérés comme étant de passage. Pourtant il peut s'agir de familles de la région qui, faute de place sur des terrains aménagés, passent leur temps à circuler de commune en commune. De même, certaines communes ont aménagé des terrains (ou désignent des terrains) sur lesquels la durée du stationnement a été réglementée afin d'éviter la sédentarisation des familles. Ce mode de gestion échoue (nombre de terrains destinés au passage sont finalement occupés quasiment à demeure par des familles), ou contribue à accroître la mobilité des familles et ainsi les volumes de caravanes dites de passage (voire tend à modifier le comportement des gens et à imposer la force via le nombre comme un moyen de négociation). Dans ces deux cas de figure, la mobilité n'est pas un besoin mais une nécessité.

III - Du lieu commun au droit commun.

Des solutions sont possibles, qui respectent les spécificités nomades, en les intégrant au droit commun. Nous croyons même que le seul moyen de respecter les différences est d'élargir le droit général jusqu'à elles.

Les orientations actuelles s'inscrivent dans la logique classique de l'intervention publique à l'égard des minorités et reviennent à isoler les populations différentes. Finalement, elles constituent une politique de cloisonnement communautaire : habitat spécifique, quartier spécifique, services spécifiques, droits spécifiques...

Par la production d'une politique axée sur ces signes de la différence (la mobilité), l'État continue à obéir à une logique de gestion de la déviance. Or, "il est temps de substituer une démarche d'action sociale à une logique d'ordre public" .

Concernant les gens du voyage, cela signifierait la prise en compte de la diversité sociale (donc la capacité d'adaptation des prestations), par les services publics ordinaires visant à l'émancipation des personnes. La France doit progresser dans la reconnaissance de la diversité et de l'égalité des modes de vie. Dans le discours, cette volonté est clairement affichée. Reste à définir des méthodes et des modalités d'organisation de l'intervention publique, qui permettent à chacun de recourir aux services communs, sans que ceux-ci soient pour autant normatifs.

3.1 Inscrire l'habitat caravane dans le droit des sols et le droit de l'habitat.

Un texte régissant une forme d'habitat devrait trouver sa place dans les grandes règles de l'urbanisme, ce qui en outre, constituerait une reconnaissance symbolique forte de ce type l'habitat, en tant que partie intégrante de l'urbanisme national.

Si par exemple, la loi relative à l'accueil et à l'habitat des gens du voyage avait valeur de loi d'Aménagement et d'Urbanisme, tous les POS de France seraient contraints de respecter ses recommandations sous peine de nullité. Chaque commune de plus de 5 000 habitants disposerait de son propre terrain et toutes les communes devraient prévoir des zones diversifiées d'habitat selon les besoins qui s'expriment.

En effet, actuellement, entre l'habitat dit classique et la caravane mobile en stationnement, les dispositifs réglementaires (national ou locaux) ne prévoient aucune alternative : l'habitat-caravane comme résidence principale n'a pas sa place. L'argument paysager est souvent utilisé mais rarement justifié. Le refus de voir se développer "un bidonville" trouve vite ses limites dans le maintien de fait de ces populations dans des situations précaires. La tolérance d'un habitat intermédiaire s'accommodant de matériaux précaires (la caravane et ses extensions : vérandas, abris...) constituerait un moindre mal, celui-ci trouvant sa place dans des zones constructibles permettant son évolution. Encore faut-il que de telles zones existent…

Au titre de la diversité de l'habitat, si de tels besoins sont repérés, il devrait être possible de les opposer aux communes, si aucune alternative n'est proposée.

De plus, en matière d'habitat, la connexion aux dispositifs de droit commun, pourrait passer par :

Bref, le droit commun en matière d'habitat, c'est la mobilisation des acteurs classiques de l'habitat, en les dotant d'une compétence (ou plutôt d'une préoccupation) supplémentaire. Dans l'idéal, les moyens nouveaux prévus par la loi en discussion pourraient drainer ces acteurs. Mais il faudra s'assurer que le volet technique (la réalisation d'équipements d'accueil), s'accompagne d'une réelle politique de promotion des personnes et de respect de leur expression propre.

3.2 Répondre aux besoins, tels qu'ils s'expriment et sortir de la logique "d'ayant-droits".

La première condition, pour permettre à des outils communs de répondre à des besoins variés, est de sortir d'une logique de "dispositifs", qui prévoient des prestations normées à destination de publics prédéterminés. Les services ne doivent plus s'adresser à des catégories d'ayant-droits, mais à la rigueur, à des catégories de besoins. A défaut des groupes sociaux continueront d'être en tant que tels considérés comme handicapés : ce qui est vrai pour les gens du voyage, l'est également pour les étrangers, les jeunes, les familles monoparentales, etc......

Évidemment, à des titres divers, ces groupes disposent de caractéristiques propres. Mais dans quelle mesure ces caractéristiques doivent-elles fonder des prestations spécifiques et, plus inquiétant, justifier des interlocuteurs spécifiques ?

La multiplication de dispositifs propres à chaque sous-groupe permet un désengagement des outils du droit commun. Finalement, le fait de conditionner l'accès aux prestations à l'appartenance a priori à un groupe social condamne l'idée de droit commun, d'égalité entre les citoyens, et empêche les individus de s'extraire du groupe.

Par ailleurs, le caractère relativement normé des prestations adressées à tel ou tel groupe condamne également la logique d'accès aux droits, pour une logique de prescription. Le maghrébin solitaire se voit orienté vers la Sonacotra et le manouche vers le terrain de la décheterie…

Du point de vue social, les prestations adressées à l'ensemble de la société viseront la scolarisation des enfants et l'insertion professionnelle ; pour les gens du voyage, ce sera la sécurité des terrains et la gestion du RMI.

L'action publique doit aujourd'hui inventer des prestations souples, basées sur les demandes exprimées par les personnes, sans les filtrer au prisme de catégories préétablies.

La commande publique doit intégrer la commande du public dans la définition du travail social auprès de familles en difficultés.

Il faut que le cadre réglementaire se moule sur la réalité sociale, plutôt que d'imaginer des prestations dérogatoires définissant et confinant les personnes. Il faut que la chaussure se fasse au pied, non l'inverse.

Martine Chanal (Études Actions)

Marc Uhry (Alpil)

Etudes Actions est un bureau d'études spécialisé dans la politique de la Ville et l'occupation des sols ; a participé à l'élaboration de plusieurs schémas départementaux d'accueil des gens du voyage

L'Alpil est une association d'insertion par le logement, participant à l'accueil des gens du voyage dans le Rhône.


Alpil - avril 2000

Pour plus d'informations, contacter:
Alpil

alpil@globenet.org


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Horizon Local 1997 - 2000
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